Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE V – Le Conseil des Lords

Le soir du jour où avait eu lieu l’arrestationdramatique du Lunatic-Asylum, le docteur Cornélius attendait, dansune attente fébrile, son frère Fritz et le faux Joë Dorgan – lesinistre Baruch – qu’il avait mandés par téléphone.

À eux trois, ils formaient le grand conseildirecteur de la Main Rouge. Il était nécessaire qu’à la veilled’engager un périlleux combat, au moment où surgissaient de toutesparts des adversaires à redouter, le cynique trio tînt sesassises.

Plusieurs coups discrètement frappés à laporte annoncèrent l’arrivée de ceux qu’il attendait.

– Eh bien ! s’écria Fritz qui entrale premier, il paraît que le directeur du Lunatic-Asylum est sousles verrous ?

– Oui, depuis quelques heures.

– On a donc des preuves de saculpabilité ? fit Baruch, apparaissant à son tour. Il ne vapas, je suppose, commettre d’indiscrétions ? On ne sait jamaisce qu’un homme peut dire quand il est cuisiné par la police.

– La situation peut se compliquer, ajoutaFritz, et, d’un moment à l’autre, la Main Rouge peut être mise encause.

– Cette affaire, dit Cornélius, n’est pasla cause unique de la pressante convocation que vous avez reçue.Vous croyez que le docteur Johnson « cassera lemorceau », vous vous trompez. Sûr qu’il est de notre appui,car je le lui ai promis en présence même de Mr. Steffel, lechef de la police, il restera muet à l’endroit de la Main Rouge,quels que soient les moyens inventés par la police pour le faireparler.

– Évidemment, conclut Fritz, Johnsonn’est pas un imbécile.

– Cependant, il s’est fait pincer, repritBaruch, et cela n’indique pas de sa part de bien grandes qualitésintellectuelles.

– Laissons pour l’instant Johnson, ditCornélius. Encore une fois, ce n’est pas de ce côté que je voispoindre le danger. Il faudrait, pour se faire une idée exacte de lasituation, pénétrer dans un luxueux hôtel du centre de New Yorkdont Fred Jorgell est un des gros actionnaires.

– Preston-Hotel ?

– Vous l’avez dit.

– Mon père y fait des siennes ?

– Non, pas lui, le cher homme. Sesaffaires l’obligent par trop à nous oublier pour qu’il songe auxvôtres.

– Alors ?

– Alors, dans cet hôtel se trouventquatre nouveaux voyageurs dont la seule présence à New York doitêtre pour nous significative. Je vous dirai tout d’abord que cesont, comme dans la chanson, des oiseaux qui viennent deFrance.

– De France ?

– De ce charmant village où vous avezlaissé dans certain manoir des souvenirs plutôt sanglants.

– Mlle de Maubreuilest ici avec son fiancé ?

– Oui, le couple a traversé l’Atlantiquepour venir chercher cet excellent M. Bondonnat.

– Et ils ne sont pas seuls ? s’écriaFritz qui commençait à éprouver une légère inquiétude.

– Vous pensez bien que la fille dunaturaliste accompagne son amie. Et comme ces demoiselles nevoyagent pas sans protecteurs, inutile de vous dire queM. Ravenel n’a pas laissé partir sans lui ses amies etl’ingénieur Paganot.

– Ce qui porte à quatre le nombre de nosennemis, dit Baruch.

– Cela fait un peu plus d’un pour chacunde nous, ajouta philosophiquement Fritz Kramm.

– Oh ! ce sont des jeunes gens quisont prompts à la besogne. Arrivés hier par leKaiser-Wilhelm, ils ont déjà franchi le seuil duLunatic-Asylum.

– Ils ont vu le fou ? dit Baruch enouvrant de grands yeux inquiets.

– Non, pas encore.

– Tant mieux. Car on ne sait jamais, avecles fous, ce qui peut arriver.

Cornélius reprit :

– Ma foi, vous avez raison. On ne saitjamais. La preuve en est que, pas plus tard que ce matin, notredément commençait à raisonner d’une façon assez sensée.

– Il a recouvré la raison ?

– Ne dites pas il a, mais il allaitpeut-être ; d’ailleurs, j’ai essayé sur lui une injectionanesthésique et stupéfiante qui nous débarrassera de lui pourlongtemps, je vous en réponds.

– Mon cher, je vous admire.

– Moi aussi, Cornélius, je vous admire,ce qui ne m’empêche pas de me trouver à l’heure présente très mal àl’aise dans la nouvelle enveloppe que vous m’avez si gracieusementoctroyée.

– Apprenez, Baruch, que l’on ne doitjamais se trouver mal à l’aise dans un épiderme offert par lemystérieux docteur Cornélius. Ma science vous a débarrassé de celuiqui nous faisait obstacle, ma science vous délivrera aujourd’huimême de ces quatre pions qui, dans la grande partie d’échecsengagée, barrent la route que nous voulons franchir.

– Et vous avez, dit le cadet des Kramm,le pouvoir de nous débarrasser, sans trop d’inconvénients, de cesgênants personnages ?

Se levant lentement du siège qu’il occupait,le chef des Lords de la Main Rouge se dirigea vers une armoire enacajou dans laquelle, derrière les vitrines, on apercevait desbocaux, des cornues, des seringues de verre et de multiples objetsdestinés à des usages problématiques. La légère porte du meuble eutun petit grincement. Le docteur passa sa main dansl’entrebâillement et s’empara d’un objet qu’il vint aussitôtmontrer à ses complices.

– Voyez, messieurs, dit-il, c’est cetappareil très simple qui va nous aider à déblayer le chemin dusuccès.

– Mais c’est un vaporisateur, s’écriaBaruch.

– En effet, ce n’est pas autre chosequ’une sorte de pompe à bicyclette. Je ne vous souhaite cependantpas d’avoir à vous en servir pour votre usage personnel.

– D’un maître tel que vous, il faut toutattendre.

– Même la mort, ou plutôt le sommeil.

– C’est un soporifique ?

– Oui, messieurs, de cette pointe aiguëde métal, dont les parois sont intérieurement garnies de verre, ilsort à volonté du demi-sommeil, du sommeil et de la mort. Vousfaites manœuvrer cette poignée et immédiatement ceux qui hument legaz qui se dégage de ce tube s’endorment lentement, lentement et,suivant la dose, se réveillent ou ne se réveillent pas.

– Et peut-on savoir quel est l’étrangeproduit dont vous emplissez le tube ?

– C’est tout bonnement du« chloronal ».

Et le docteur Cornélius, comme s’il eût faitun cours à la Faculté, fournit toutes les explications désirablessur le dangereux produit. Il expliqua la fabrication de ce liquide,se laissant aller à des détails très étendus sur l’application desdoses et les différents procédés employés pour leur donner plusd’efficacité, et finit par dire qu’il s’agissait purement etsimplement d’un puissant succédané du chloroforme.

– Voyez-vous, conclut-il, c’est lechloroforme réduit à son meilleur état de volatilité, lechloroforme auquel j’ai pu enlever sa révélatrice et pénétranteodeur. Je n’ai pas besoin de vous expliquer ses applications. Vousavez vous-mêmes deviné que, ce soir même, l’hôtel Preston recevrala visite d’hommes dévoués à la Main Rouge, qui introduiront dansles serrures la pointe métallique de ce minuscule appareil. Quandon se trouve en présence de quatre adversaires, il faut une arme dequadruple efficacité.

– Mais comment pourront-ils pénétrer dansl’hôtel ? fit Baruch.

– Comme on s’introduit dans une maisondont on vous ouvre les portes.

À ce moment la porte s’ouvrit et Léonellos’avança vers ses maîtres.

– Je viens de voir Burman et Gelstone auPreston-Hotel, fit-il, ils m’ont dit que tout était prêt, mais,qu’il fallait user de beaucoup de précautions car les jeunes femmesqu’ils ont servies eux-mêmes dans leurs chambres ont déclaréqu’elles lui trouvaient un air singulier et ont demandé à êtreservies par d’autres.

– Ces esclaves de la Main Rouge sontstupides ! s’écria Cornélius en frappant la table du poing.Leur maladresse est insigne et d’ici vingt-quatre heures ils serontpunis de leur maladresse. Léonello, tu vas te rendre immédiatementsur les lieux et tu feras en sorte que tous les renseignementsutiles te soient fournis sur la situation. Le savant Bondonnat està nous, on ne nous le ravira pas. La Main Rouge, qui étend sesgriffes sur les plus belles terres de l’Amérique, ne succombera pasaux menées d’une poignée de Français.

Le docteur, généralement si calme, si pondérédans son enthousiasme, avait, pris une physionomie exaltée etfarouche dont l’aspect ne fut pas sans inquiéter ses auditeurs. Sepromenant de long en large dans le laboratoire, on eût dit unconférencier terroriste en train de pérorer.

– La Main Rouge, c’est toute votrevie ; toute ma vie, s’écria-t-il, nul audacieux ne doitimpunément la braver ! La Main Rouge a édifié sa fortune dansle sang, la Main Rouge continuera de créer de la vie et de la mort,suivant ma volonté. Que tout le monde soit prêt ce soir. Vousentendez ? Fritz et Baruch, ce n’est pas un brin de paille quidoit faire dévier le grand fleuve d’or sur lequel nous naviguonspour conquérir l’univers.

Peu à peu, le docteur Cornélius recouvra soncalme et son sang-froid. Il serra successivement la main de sescompagnons et les quitta sur ce mot :

– La soirée sera décisive !… Soyonsà la hauteur de notre tâche.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer