Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE IV – Le club du HaricotNoir

C’était une institution d’une originalité bienaméricaine que le club du Haricot Noir ; il était composé dequarante membres actifs, tous célibataires, et d’un grand nombre demembres honoraires, mariés ou non ; chaque année, dans la nuitde la Saint-Sylvestre, à l’issue d’un splendide banquet, largementarrosé de claret et d’extra-dry, le maître d’hôtel déposaitcérémonieusement sur la table une urne de vermeil qui contenaittrente-neuf haricots blancs et un seul haricot noir.

Le moment était solennel.

Les yeux bandés, chacun des membres du club,en commençant par le président, tirait à son tour un haricot del’urne de vermeil.

Celui auquel était échu le haricot noir étaittenu de se marier dans l’année et, cessant d’être membre actif,devenait de droit membre honoraire, mais le club prenait à sacharge les frais de la noce et les dépenses des jeunes épouxpendant toute la durée de la lune de miel.

Si la fiancée était pauvre – ce qui,d’ailleurs, arrivait rarement dans ce milieu presque exclusivementfréquenté par des fils de milliardaires –, la caisse du club luifournissait une dot.

Cette intéressante association, qui étaitvenue s’installer d’une ville voisine à Jorgell-City, obtenait leplus grand succès ; ses membres formaient une élite parmilaquelle il était difficile d’être admis.

Baruch Jorgell n’était que membre honoraire,mais comme on jouait très gros jeu au Haricot Noir, il yfréquentait assidûment.

Baruch était joueur.

Pourtant, il gagnait rarement, et cela, fautede calcul et de réflexion ; c’était avec une sorte defiévreuse nervosité qu’il jetait son or par poignées sur le tapisvert. Il ignorait ou méprisait les habiletés des vieuxprofessionnels qui, chaque soir, avec une mise insignifiante,arrivaient à rafler une centaine de dollars.

Lorsque Baruch pénétra dans la salle de jeu,la partie était très animée ; il y avait là un certainStickmann – arrivé depuis peu à Jorgell-City – qui pontait etpariait avec une audace admirable.

Arnold Stickmann, un jeune homme au teintfrais et rose, presque un adolescent, s’était fait une réputationdans le monde des Cinq-Cents par son élégance ; à Chicago etmême à New York, il donnait le ton à la mode.

C’était lui qui avait inauguré les cravates entoile d’or semée de fleurettes de diamants ; une autre fois,il avait innové un complet en étoffe métallique, rose etviolet ; c’était encore lui qui avait lancé les bottines envéritable peau de requin et dont chaque bouton était constitué parun petit diamant noir.

Le portrait de ce Brummel yankee se trouvaitdans tous les journaux de mode, et d’habiles reporters allaientinterviewer son tailleur, son bottier et son chemisier pour tâcherde savoir dans quelle tenue il apparaîtrait le jour suivant ;on l’avait vu, tour à tour et dans la même journée, exhiber unpyjama de flanelle d’amiante, un complet d’étoffe de verre et ungilet en peau de crocodile.

Stickmann était poète à sa façon.

Il traduisait toutes ses émotions, tous sesrêves par un nouveau et original costume longtemps médité. Dans lesmoindres actes de sa vie, il était d’une minutie raffinée :chaque matin, son valet de chambre savonnait les pièces d’or qu’ildevait mettre dans sa bourse et il n’avait jamais en portefeuilleque des bank-notes neuves et parfumées.

Tel était l’homme en face duquel s’assitBaruch Jorgell en entrant dans la salle de jeu du HaricotNoir ; ils échangèrent un rapide coup d’œil et, d’instinct,ils se détestèrent.

C’était Arnold Stickmann qui tenait la banque.Baruch vida d’un trait la coupe de champagne que lui tendait unbarman et jeta insoucieusement un billet de mille dollars sur letapis. Stickmann donna les cartes d’un geste sûr de lui.

– Sept ! annonça-t-il.

Baruch avait tiré cinq.

Stickmann cueillit d’un air dégoûté labank-note de mille dollars qui était un peu crasseuse auxangles ; en face de lui, l’or, les jetons et les billetsformaient un tas énorme, une vraie petite montagne.

Impassible, Baruch risqua deux autres billetsde mille dollars.

Il perdit. Ses deux bank-notes allèrentgrossir le monceau de l’impeccable Stickmann.

– Well ! fitBaruch.

Et il jeta successivement sur le tapis quatre,puis huit, puis seize bank-notes ; il perdait toujours.

Très intéressés, les membres du club avaienttous cessé de jouer ; ils suivaient passionnément la bataillequi se livrait entre les deux jeunes milliardaires. Une déveinepersistante s’acharnait contre Baruch, l’or coulait entre ses mainscomme de l’eau.

– Si l’on jouait à la mouche ?proposa tout à coup un vieil habitué. Cette idée fut accueillie pardes bravos enthousiastes. La mouche est un jeu exclusivementaméricain et qui se pratique surtout à bord des paquebotstransatlantiques, pour charmer l’ennui des traversées.

Douze des membres du club déposèrent chacunune bank-note sur le tapis, sur chaque bank-note on plaça unmorceau de sucre, puis toute l’assistance demeura plongée dans unreligieux silence et dans une immobilité complète.

Tout à coup une mouche qui voletait enbourdonnant, près des rosaces électriques du plafond, descenditattirée par l’odeur du sucre. Joueurs et spectateurs demeuraientfigés dans une raideur de statue.

La minute était émotionnante. On eût pudiscerner dans le grand silence le souffle haletant des joueursoppressés d’angoisse.

La bestiole tourna quelque temps autour d’unplateau sur lequel étaient posées des bouteilles de champagne et dewhisky, puis elle piqua droit au morceau de sucre déposé en face deBaruch. Celui-ci ne put retenir un imperceptible tressaillement quifit s’envoler la mouche. Elle alla se poser sur le morceau de sucred’Arnold Stickmann qui, lui, n’avait pas bronché.

– Gagné ! crièrent bruyamment lesjoueurs.

Stickmann eut un sourire dédaigneux et raflad’un geste négligent les onze billets qui se trouvaient sous lesmorceaux de sucre.

On renouvela les enjeux, mais cinq fois desuite, Arnold Stickmann gagna. Un à un, comme la première fois, lesjoueurs se retiraient de la partie, impressionnés par cette chanceinvraisemblable. De nouveau Baruch et Stickmann demeurèrent seulsen présence ; il y avait dix bank-notes de mille dollars souschaque morceau de sucre.

Les témoins de cette scène en suivaient lespéripéties avec cet intérêt passionné, presque maladif, que mettentles Yankees à toute espèce de jeu ou de sport. Ne jouant plus pourlaisser le champ libre aux deux adversaires, ils engageaient à voixbasse des paris.

– Je mets deux mille surBaruch !

– Et moi deux mille sur Stickmann, iltient la veine !

– Possible, mais la chance vatourner ! C’est Baruch qui gagnera !…

– Nous allons bien voir.

– Trois mille dollars.

– Tenu !

Pendant ce temps, la mouche, que tous lesregards suivaient avec anxiété, s’amusait pour ainsi dire à fairela coquette, elle tourbillonnait à travers la vaste salle,s’éloignant, puis se rapprochant pour s’envoler de nouveau vers leshauteurs du plafond. Un instant même, elle se plaça – comme pourles narguer – juste entre les deux joueurs pâles etfrémissants.

Tout à coup elle se posa sur le morceau desucre de Baruch. Enfin il gagnait. Avidement, il s’empara desenjeux de son adversaire qui souriait d’un air détaché, en hommepour qui la perte ou le gain d’un matelas de bank-notes plus oumoins épais est une chose absolument indifférente.

Les partisans de Baruch gagnaient duterrain ; la chance semblait avoir tourné. La partie secontinua avec plus d’acharnement qu’auparavant.

À ce moment il se produisit entre les parieursune discussion qui faillit se terminer à coups de browning ;quelqu’un avait, sans songer à mal, allumé un régalia dont la fuméepouvait influencer l’insecte, en ce moment arbitre des destinées dujeu. Le malencontreux fumeur, honni de tous, dut jeter son cigareet faire des excuses.

Cette fois, Baruch mit vingt billets sous unmorceau de sucre, il gagna.

Stickmann, toujours souriant, tira de sonportefeuille en peau de porc cinquante bank-notes. Baruch, sans uneseconde d’hésitation, en plaça un nombre égal en face de lui.

La partie devenait grandiose, mais la mouche,suffisamment gorgée de sucre, s’était envolée par la fenêtre grandeouverte. Joueurs et parieurs étaient furieux.

Il y eut un moment d’accalmie forcée, lesmouches endormies près des moulures dorées du plafond nemanifestaient nulle intention de se déranger de leur somme et labestiole qui jusqu’alors avait joué un si grand rôle semblaitenvolée définitivement.

Les conversations avaient repris leur cours,les cigares s’étaient rallumés, des plateaux chargés de coupesd’extra-dry et de cocktails incendiaires circulaient à laronde.

On parlait déjà de jouer à autre chose,d’organiser des tables de bridge ou de poker, lorsque, brusquement,avec un joyeux bourdonnement, la mouche – la même sans nul doute –rentra triomphalement par la fenêtre et vint planer, indécise,au-dessus de la table de jeu.

– Il n’y a pas un quart d’heured’écoulé ! clamèrent les spectateurs d’une même voix, lesparis tiennent, la partie continue !

Instantanément, les cigares s’étaient éteintset dans la salle tout à l’heure si bruyante régnaient le plusreligieux silence, l’immobilité la plus parfaite. Chacun pensait àpart soi qu’il y avait longtemps qu’un si beau match n’avait eulieu au Haricot Noir.

Cette fois la lutte fut brève. Au bout d’uneminute, sans la moindre hésitation, la mouche alla se poser sur lemorceau de sucre de Baruch. Il gagnait les cinquante milledollars.

Stickmann les lui tendit avec son plusgracieux sourire.

– Tous mes compliments, master Jorgell,lui dit-il, à vous les honneurs de la soirée. Mais ne trouvez-vouspas que nous avons assez joué comme cela ? Pour mon compte, jeme sens la tête un peu lourde.

Baruch était profondément étonné, il necomprenait rien à cette subite modération.

– Je suis prêt à continuer ;répondit-il.

– Non, cela suffit pour aujourd’hui. Vousaurez bien assez d’occasions de me donner ma revanche. Je suis icipour une quinzaine et peut-être davantage.

– Comme il vous plaira, murmura Baruchinterloqué, je pense qu’un de ces gentlemen sera enchanté deprendre votre place.

Mais aucun partenaire ne se présenta. Avec lasuperstition particulière aux joueurs, tous étaient persuadés quela veine avait changé et que Baruch Jorgell devait gagner tout lerestant de la soirée.

– D’ailleurs, il se fait tard, ajoutaStickmann, il serait sage, à mon avis, de rentrer se coucher, aprèsavoir bu les dernières coupes à la santé de l’heureux gagnant.

Cette motion rallia les suffrages. La salle dejeu fut désertée pour le bar où l’on toasta joyeusement ;puis, par petits groupes, les membres du club se retirèrent.

Chose bizarre, Stickmann semblait êtresubitement revenu de son aversion pour Baruch. Tous deuxs’entretinrent quelque temps amicalement et montèrent ensemble dansl’ascenseur.

Comme ils en descendaient, Stickmann demanda àBaruch s’il avait son auto et, sur sa réponse négative, lui offritde le prendre dans la sienne et de le déposer à sa porte. Baruchaccepta, un peu étonné de ces prévenances.

Quand tous deux eurent pris place dansl’intérieur du luxueux coupé électrique, la conversation ne tardapas à prendre un tour confidentiel.

– Écoutez, mon cher partenaire, ditStickmann, je vais être avec vous de la plus entière franchise, jeveux vous confier un secret.

– Je vous écoute, murmura Baruch, sedemandant où l’autre voulait en venir.

– Je suis allé, vous le savez, à la fêtedonnée il y a quelques jours par votre père.

– En effet, je me souviens de vous avoirvu danser une scottish avec ma sœur, miss Isidora.

– C’est d’elle précisément qu’il s’agit.Je n’avais jamais admiré d’aussi près la grâce, le charme,l’enjouement de cette délicieuse personne. J’ai été émerveillé deson esprit aussi bien que de sa beauté…

– Et naturellement, interrompit Baruchd’un air légèrement ironique, vous en êtes amoureux ?

– Amoureux fou ! Je compte demandersa main à Mr. Jorgell d’ici quelques jours !

– Bonne chance, reprit Baruch, toujoursgouailleur, mais je ne vois pas trop en quoi je puis vous êtreutile. Je n’ai – vous le savez peut-être – aucune influence sur monpère et très peu sur ma sœur.

– Tout ce que je vous demande c’est, pourvotre part, de ne pas m’être hostile.

– Certes, cher monsieur Arnold, vouspouvez compter sur ma neutralité la plus bienveillante. Mais jedois vous apprendre une chose, c’est qu’Isidora a refusé déjà ungrand nombre de partis brillants.

– Ce n’est pas une raison, répliquavaniteusement le roi de la Mode. Il faudra bien qu’un jour missIsidora arrête son choix sur quelqu’un.

– Espérons que ce sera sur vous. Mais mevoici, je crois, arrivé à destination. Soyez tranquille, jegarderai votre secret. Merci mille fois de votre obligeance et àbientôt une prochaine revanche au Haricot Noir !

Les deux jeunes gens se séparèrent avec toutesles apparences de la meilleure cordialité. Stickmann croyait avoirfait là une démarche de la plus habile diplomatie. En cela il setrompait lourdement.

Baruch, qui n’avait auparavant contre luiqu’une antipathie instinctive, le détestait maintenant de tout soncœur. Rentré dans le salon qui occupait le rez-de-chaussée dupavillon qu’il habitait, il donna libre cours à son humeurfielleuse.

– Le vaniteux ! l’imbécile !s’écria-t-il. Se figure-t-il donc que ma sœur va tout de suite êtreéprise de lui ? Il compte sans doute gagner son cœur grâce àl’excellente coupe de ses complets et au chic de sescravates ! Il faudrait qu’Isidora fût bien sotte pour accordersa main à ce prétentieux mannequin, bon tout au plus à figurer dansla vitrine d’un tailleur…

Tout en monologuant ainsi, Baruch avait tiréde sa poche les bank-notes qu’il y avait empilées pêle-mêle enquittant la salle de jeu.

Il les compta, il y en avait centsoixante ; mais cette notable augmentation de son capital, aulieu de le calmer, ranima encore sa mauvaise humeur contreStickmann.

– Je le comprends maintenant, le drôle arefusé de continuer la partie pour me laisser emporter mongain ! C’est une sorte d’aumône qu’il me fait ! Si l’onvient à deviner ses intentions, je serai la fable et la risée desmembres du club ! Et il croit peut-être que je lui en aurai dela reconnaissance ! Je sais bien qu’au fond il medéteste ; naguère encore, c’est à peine s’il m’adressait laparole…

Baruch était avant tout un orgueilleux etArnold Stickmann, en croyant lui être agréable, avait trouvé lemoyen de blesser au vif son amour-propre.

Les soirées suivantes, au Haricot Noir, lesparties furent mouvementées. Baruch tenait à prouver à tous qu’iln’était pas, comme on l’avait dit, tenu en tutelle par son père, etqu’il disposait de capitaux bien à lui. Il eût voulu, pour que ladémonstration fût complète, perdre une grosse somme en jouant avecStickmann. Mais celui-ci, fidèle à la tactique qu’il avait d’abordadoptée, faisait tous ses efforts pour le laisser gagner.

– Il tient à m’humilier, songeait Baruchrageusement, à me prouver qu’il possède une fortune dont il a lalibre disposition, des affaires qu’il gère par lui-même, tandisque, grâce à l’avarice de mon père, je n’ai rien de tout cela. Ilveut sans doute me donner à entendre que, lorsqu’il sera devenu lemari d’Isidora, je pourrai compter sur ses libéralités. Mais ilfaut bien mal me connaître pour faire un pareil calcul et je nesuis pas homme à supporter longtemps les affronts !

Cependant les autres membres du Haricot Noirn’avaient pas les mêmes raisons que Stickmann de ménager BaruchJorgell. Aussi profitaient-ils sans vergogne de ses distractions,le matelas de bank-notes allait de jour en jour ens’amincissant.

Des cent soixante billets il n’en restait plusguère qu’une trentaine.

L’orgueilleux Baruch ne voulait pas convenir àses propres yeux qu’il n’était pas assez riche pour lutter avec desadversaires presque tous pourvus du milliard, et au lieu d’employerson argent à quelque fructueuse spéculation, comme ç’avait étéd’abord son projet primitif, il jouait éperdument, sans vouloirenvisager les conséquences d’une pareille conduite.

Vers ce temps-là, Arnold Stickmann fit à FredJorgell deux ou trois visites successives ; rien ne transpirade leurs entretiens ; mais le roi de la Mode affichait unejovialité et un entrain qu’on ne lui avait jamais connus. Quant auxcomplets qu’il inaugurait chaque jour, ils étaient de couleurstendres et d’un chic éblouissant.

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