Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VIII – Le cercle des Fées

C’était fête ce soir-là chezM. Bondonnat, le fameux naturaliste français. La villa qu’ilpossédait à Kérity-sur-Mer retentissait des joyeux apprêts d’unbanquet familial. Le vieux savant célébrait les fiançailles de safille Frédérique et de son collaborateur, le naturaliste RogerRavenel, en même temps que celles d’Andrée de Maubreuil et del’ingénieur Antoine Paganot, autre collaborateur deM. Bondonnat.

Ce double mariage, qui réalisait un des vœuxles plus chers du vieux savant, avait été fixé au mois de septembreet l’on n’était encore qu’à la fin de juin. Une circonstance aussisolennelle créait dans la villa tout un remue-ménage, depuis leschambres à coucher, où les jeunes filles déballaient avec forcecris d’admiration les robes, les lingeries et les chapeaux arrivésde Paris, jusqu’à la cuisine où les pêcheurs de la baie apportaientdes homards monstrueux et des soles géantes.

De son cabinet, M. Bondonnat entendait legai cliquetis de la vaisselle et les éclats de rire des jeunesfilles et il ne pouvait s’empêcher de sourire.

Près de lui un adolescent, quelque peu bossu,mais à la mine espiègle et malicieuse, s’occupait à nettoyer lesverres d’un grand microscope, mais il paraissait aussi distrait queson maître.

– Allons, Oscar, dit tout à coupM. Bondonnat, il est cinq heures, nous avons assez travaillécomme cela, aujourd’hui. Je vais faire un tour sur la falaise et,si tu le veux, tu m’accompagneras.

– Bien volontiers, cher maître, murmurale jeune homme.

Et en un clin d’œil, il eut rangé les livreset les papiers, remis en place les instruments de physique et demathématiques, pendant que le naturaliste se coiffait d’un feutre àlarges bords et s’armait de sa solide canne de jonc à pommed’ivoire.

M. Bondonnat était au comble de la joie,il nageait en pleine félicité. Le fiancé d’Andrée, aussi bien quecelui de Frédérique, étaient tous deux des hommes de grand cœur etde haute intelligence. Le naturaliste était assuré qu’avec de telsmaris les deux jeunes filles seraient heureuses.

– Si Maubreuil était ici, pensa-t-il, ilapprouverait le choix que j’ai fait, certainement.

M. Bondonnat, que suivait Oscar àquelques pas, descendit dans les jardins dont les feuillages et lesfleurs chatoyaient d’un éclat presque fantastique dû aux courantsélectriques, aux gaz stimulants où baignaient leurs racines etleurs tiges. Il passa près des serres aux vitrages de couleur quiservaient aux expériences sur l’influence de la lumière et ilouvrit la porte de l’ascenseur qui permettait d’accéder au sommetde la falaise.

À ce moment, un barbet noir à longs poils vinten aboyant joyeusement rejoindre le maître et le disciple.

– Nous emmenons Pistolet ? demandaOscar.

– Certainement, il sera ravi de sedégourdir les jambes en courant à travers la lande.

Le chien avait sauté dans l’ascenseur qui, enune minute, eut atteint le sommet du roc qui formait là une sortede chemin de ronde dominant les jardins et bordé par une hautemuraille. C’était là que se dressaient les appareils compliquésqu’avait inventés le météorologiste pour capter l’électricitéambiante, condenser l’ozone et l’azote qui existent en grandequantité dans l’atmosphère des orages et qui sont les principauxfacteurs de la fertilité du sol. C’étaient ces appareils que BaruchJorgell, en Amérique, avait vainement essayé d’imiter pouraugmenter le rendement du trust. Comme on l’a vu, la contrefaçongrossière qu’il avait tentée avait échoué piteusement.

Mais au moment où Pistolet sautait hors de lacage vitrée, il se mit tout à coup à aboyer avec fureur, engrattant de ses pattes la petite porte qui faisait communiquer lalande déserte et le chemin circulaire.

– Voilà qui est étrange, fit Oscar, je nel’ai jamais vu ainsi.

L’adolescent ouvrit la porte. AussitôtPistolet, toujours aboyant, se rua à travers la lande.

– Il faut le suivre, déclaraM. Bondonnat, l’attitude de cet animal, que je regarde commedoué d’une intelligence quasi humaine, me semble tout à faitextraordinaire.

Oscar, qui suivait à distance le naturaliste,s’élança à la poursuite du chien.

L’adolescent avait à peine fait quelques pasqu’il aperçut deux hommes, d’allure étrangère, qui se défendaient àgrands coups de canne contre Pistolet qui, l’œil sanglant, lalangue pendante, cherchait à mordre l’un d’eux.

L’inconnu, vêtu d’un complet verdâtre et d’unecasquette de cycliste, avait déjà son pantalon déchiré par lescrocs du chien ; son visage maigre et rasé était blême depeur. Enfin, au moment où M. Bondonnat arrivait sur le lieu dudrame, l’homme parvint à se reculer, tira de sa ceinture unbrowning et mit en joue l’animal.

– Ne touchez pas à mon chien !s’écria M. Bondonnat.

Déjà Oscar avait saisi Pistolet par l’anneaude son collier et le tirait fortement en arrière tout en bégayantde vagues excuses à l’adresse de l’étranger.

Mais ce dernier – d’une voix étrange etrauque, qui fit tressaillir M. Bondonnat et Oscar lui-même –répliqua froidement :

– Cette bête est enragée.

Et, au risque de blesser Oscar, il tira.

– Monsieur, dit le naturaliste, je vousfais toutes mes excuses, je suis prêt à vous indemniser… cet animalest un peu sauvage… pourtant je vous serais reconnaissant de ne pasle tuer, nous y tenons beaucoup.

Mais, sans l’écouter, l’inconnu s’apprêtait àtirer de nouveau, et cette fois à bout portant, lorsque soncompagnon lui dit quelques mots à mi-voix. Aussitôt, l’homme remitson browning dans sa gaine et tous deux s’éloignèrent en hâte sansprêter la moindre attention à M. Bondonnat et à Oscar.

– Singulières gens, murmura lenaturaliste, des touristes, sans doute, je les croisaméricains.

– Ce sont des coquins ! s’écriaOscar avec indignation ; avez-vous entendu la voix de celuiqui voulait tuer Pistolet ? Elle ressemble à celle de Baruch,l’assassin !

– J’y avais songé, fit M. Bondonnaten frissonnant malgré lui.

– Puis, ce pauvre Pistolet n’aboie jamaisaprès personne…

– Il y a quelque chose d’inexplicablelà-dessous ; ces étrangers ont pris la fuite bienpromptement.

Tous deux demeurèrent pensifs. Oscar s’étaitempressé de mettre au chien une longue et solide chaîne ;précaution indispensable, car Pistolet continuait à hurler avecrage et ne paraissait pas près de se calmer.

Le naturaliste et son compagnon finirentcependant par oublier l’incident qui, en somme, était de ceux quipeuvent arriver tous les jours, et ils continuèrent leur promenadeà travers la lande jusqu’à un endroit que l’on nommait le cercledes Fées.

Là s’étendait un vaste espace complètementstérile et couvert d’un sable aussi fin que si on l’eût égalisé aurâteau. Les paysans assuraient que c’est en cet endroit désert queles fées, les poulpiquets et les esprits de la lande se livraient àleurs jeux et à leurs danses.

Le vieux savant se reposa quelque temps sur unbloc de grès, puis, regardant le soleil qui paraissait sur le pointde disparaître à l’horizon dans un nuage couleur de sang :

– Il est temps de rentrer, déclara-t-il,il est indispensable de se montrer exact un pareil jour.

– Je vais vous montrer un nouveau tour dePistolet, dit Oscar en tirant de sa poche une boîte qui renfermaitun alphabet de lettres mobiles.

– Nous savons que ton élève forme desmots entiers et qu’il lit presque couramment.

– Oui, mais cette fois, je lui ai apprisun compliment aux fiancés, une surprise…

Il n’acheva pas ; le chien, le cou tenduvers le ciel, s’était remis à aboyer.

Tous deux levèrent la tête et ils aperçurentbientôt ce qui causait la fureur de l’animal.

Dans le ciel, un aéroplane de fort tonnagetraçait de grands cercles, comme s’il eût voulu atterrir au sommetde la falaise.

– C’est l’aéroplane qui fait peur àPistolet, dit M. Bondonnat, il faut le tenir solidement, cediable d’animal nous causerait quelque ennui.

– Mais, regardez, s’écria Oscar avecangoisse, l’aéroplane tombe maintenant comme du plomb, on diraitqu’il dégringole directement sur nous.

Le vieux savant se recula d’un mouvementinstinctif, mais au même instant deux hommes – les mêmes quiavaient voulu tuer Pistolet – s’élançaient de derrière un fourréd’ajoncs, renversaient M. Bondonnat en le menaçant de leursbrownings.

– Au secours ! s’écria Oscar en seprécipitant courageusement pour défendre son maître.

Mais un coup de crosse renversa l’enfant qui,le front ensanglanté, roula sur le sol, le crâne fendu.

Au même moment, l’aéroplane prenait terre surla piste sablée que formait le cercle des Fées.

– Vite, Baruch ! cria la voix dupilote.

– Pas de noms, pas de bruit, ripostal’autre avec mauvaise humeur.

Et il empoigna brutalement M. Bondonnat àdemi mort de saisissement et le jeta dans un des baquets del’appareil, qui était à quatre places.

Mais tout à coup Pistolet, qu’Oscar avaitlâché dès le début de l’action, sauta d’un bond sur les genoux duvieux savant, au moment même où l’appareil se remettait enmarche.

Déjà l’aéroplane, dont les moteurs ronflaientvertigineusement, s’élevait dans les airs, vers le ciel où lespremières étoiles commençaient à s’allumer.

Bientôt ce ne fut plus qu’un point blanc quidisparut dans la direction de la-haute mer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer