Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE IV – Une arrestationsensationnelle

Le directeur du Lunatic-Asylum, sous sesapparences inoffensives et débonnaires, était un véritable bandit.L’association de la Main Rouge, qui comptait des affiliés dans lesplus hautes sphères de la société américaine, avait en lui le plusdévoué des serviteurs, le plus fidèle des agents.

Très lié avec le docteur Cornélius, quifaisait au Lunatic-Asylum la pluie et le beau temps, Johnsonignorait pourtant que le sculpteur de chair humaine fût le chef desLords de la Main Rouge, le grand maître de la terrible association.Cornélius savait ce qu’il faisait quand il avait abandonné, dansune rue de New York, le pseudo-Baruch, c’est-à-dire Joë Dorgan, lefils du milliardaire.

Cornélius savait que le malheureux viendraitfatalement échouer dans l’établissement que dirigeait le docteurJohnson et que là, sous les yeux d’un pareil chef, il seraitcertainement bien gardé. Et en effet, sous prétexted’expérimentations, c’était Cornélius qui dirigeait lui-même letraitement du malade, l’on peut supposer de quelle manière…

Ce jour-là le docteur Johnson se trouvait defort mauvaise humeur. Il lui arrivait une aventure assezdésagréable et qu’il prévoyait devoir lui occasionner une fouled’ennuis. En effet, moyennant une jolie liasse de bank-notes, ilavait consenti à recevoir au Lunatic-Asylum un riche négociant deChicago, Mr. Hirchmann, dont les héritiers tenaient à sedébarrasser.

Le négociant était mort deux mois après, mais,malheureusement pour le docteur Johnson, de fâcheuses rumeursn’avaient pas tardé à circuler sur cet étrange et trop rapidedécès. On parlait de séquestration et d’assassinat, et les journauxavaient annoncé que la police allait être saisie de l’affaire.

Le directeur était en train de réfléchir aumeilleur parti à prendre dans une circonstance aussi épineuse,quand on frappa à la porte de son cabinet.

Il alla ouvrir et se trouva en présence d’undes surveillants de l’établissement, un ancien forçat qui, de mêmeque son directeur, était affilié à la Main Rouge.

– Qu’y a-t-il donc, Stop, demanda ledocteur Johnson, pour que vous veniez me déranger de si bonneheure ?

– Excusez-moi, monsieur le directeur, jevoulais seulement vous dire que Baruch Jorgell, cet aliéné que l’onnous a recommandé de surveiller tout spécialement, donne depuishier des signes manifestes de logique et de bon sens.

– Voilà qui est singulier, murmura ledocteur Johnson, devenu pensif.

– Oui. En le prenant par la douceur, j’airéussi à le faire causer. Et voici, parmi ses phrases, une decelles qui m’ont le plus frappé : « Quelles que soientles difficultés contre lesquelles j’aurai à lutter, je sortiraicoûte que coûte de cette infernale prison ! »

– Il a dit cela ?

– Oui, monsieur le directeur. D’ailleurs,il vous est facile de vous en assurer par vous-même.

– Oui, cela m’intéresse.

Mr. Johnson se levait déjà, quand laporte livra passage au docteur Cornélius Kramm qui, précisément,venait s’informer de l’état du malade. Les deux médecinséchangèrent une cordiale poignée de main.

– Savez-vous, dit enfin Johnson, que lessoins que vous prodiguez à l’un de nos pensionnaires, le fameuxBaruch, semblent sur le point d’être couronnés de succès ?

Cornélius sursauta :

– Allons donc ! fit-il, j’en seraisbien surpris.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Baruch est en pleine voie de guérison, n’est-ce pas,Stop ?

Le gardien répondit d’un mouvement de têteapprobatif à la question de son chef.

Le visage ordinairement pâle de Cornéliusdevint plus pâle encore, mais il ne laissa rien deviner de sontrouble, et ce fut d’une voix tranquille qu’il répondit :

– Tiens, ce que vous me dites là est trèsintéressant. Je vais aller par moi-même m’assurer de l’état denotre malade.

– À votre aise. Voulez-vous que je vousaccompagne ?

– C’est tout à fait inutile. À tout àl’heure, mon cher confrère.

– À tout à l’heure, cher maître.

Cornélius, qui connaissait les moindresrecoins de l’établissement, n’eut besoin d’aucun guide pour serendre à la chambre assez vaste et bien éclairée qu’occupait savictime. Joë, assis près de la fenêtre, la tête dans ses mains,semblait plongé dans de profondes réflexions. Il faisait desefforts désespérés pour renouer la chaîne interrompue de ses idéeset de ses raisonnements. Il salua poliment Cornélius, aux visitesduquel il était habitué.

– Eh bien, comment cela va-t-il ?demanda le sculpteur de chair humaine d’un ton plein debienveillance.

– Mais, beaucoup mieux, monsieur. Il mesemble que ma mémoire se dégage lentement d’un brouillard.J’arrive, avec beaucoup d’efforts, à me rappeler certainsfaits.

– Lesquels, par exemple ? demandaCornélius, non sans un peu d’émotion.

– Ainsi je me rappelle très nettementavoir pris part à un combat sanglant avec des bandits, puis, je mesouviens de mon frère, de mon père. Ce sont les noms que jen’arrive pas à mettre sur tout cela.

– Cela viendra, mais ne vous fatiguezpas, faites le moins d’efforts possible. Je constate aujourd’huidans votre état un mieux très sensible. Vous avez conscience quevous avez perdu la mémoire, c’est déjà un grand point.

– Oui, et j’ai même conscience, trèsnettement, du retour très lent, mais progressif et régulier, decette mémoire disparue.

Et il ajouta avec une naïveté qui arracha àCornélius un ricanement nerveux :

– Je suis sûr que si vous me disiez monnom et celui de mes parents, si vous me racontiez dans quellescirconstances je suis venu ici, cela fixerait mes idées et hâteraitbeaucoup ma guérison complète.

– Je me garderai bien de vous donner cerenseignement, répliqua le sculpteur de chair humaine en levant sondoigt d’un air doctoral. Il est indispensable que ce soit votrecerveau qui fasse tout seul ce travail de reconstitutionmnémotechnique ; c’est là un effort nécessaire.

Tout en amusant sa victime par toutes sortesde raisonnements captieux, Cornélius réfléchissait. Un violentcombat se livrait en lui. Il constatait, à sa grande humiliation,que l’opération délicate qu’il avait tentée sur le cerveau de JoëDorgan n’avait qu’incomplètement réussi et que, si on laissait leschoses suivre naturellement leur cours, le malade ne tarderait pasà recouvrer la mémoire en même temps que la raison. Les cellulesdétruites s’étaient reconstituées, les circonvolutions disjointess’étaient ressoudées, la guérison était imminente.

– Nous serons forcés de le fairedisparaître, pensa-t-il ; puis il se ravisa, se révoltantcontre cette idée.

– Non, reprit-il, ce Joë, c’est monchef-d’œuvre ; j’y tiens. Je ne veux pas le détruire !D’ailleurs, n’est-ce pas la preuve vivante que je conserve de laculpabilité de Baruch, pour le cas où il s’aviserait de trahir laMain Rouge ? Non, décidément, il ne faut pas le tuer, mais ilfaut enrayer la guérison et cela, c’est facile.

Tout en parlant, Cornélius tâtait dans lapoche de côté de son pardessus un écrin qui renfermait une seringuede Pravaz.

– Mon cher ami, dit-il à Joë de son tonle plus cordial, je suis précisément venu aujourd’hui pour vousfaire une piqûre d’un sérum céphalique qui produira dans votre étatune amélioration excessivement rapide.

– Ah ! si vous pouviez direvrai !

– Soyez-en certain. Vous avez puconstater par vous-même l’efficacité de mon traitement.

Cornélius avait ouvert l’écrin et, après avoirrempli la seringue d’un liquide incolore contenu dans un flacon, ilajusta une aiguille neuve à l’instrument, puis il pria Joë depencher un peu la tête.

– Car, dit-il, pour que la piqûre soitefficace, il faut qu’elle soit pratiquée derrière l’oreille.

Le jeune homme obéit et supportacourageusement la légère douleur de la piqûre.

– Voilà, c’est fait, murmura Cornéliusavec un rire sardonique. Maintenant, je réponds du résultat.

Joë ne répliqua pas un mot. L’effet du sérum,ou plutôt du poison, avait été foudroyant. Déjà, les yeux du maladeredevenaient vagues et hagards et il penchait la tête avecaccablement. Puis, il porta les mains à son front dans un gesteéperdu et s’écroula comme une masse sur son lit en poussant ungémissement étouffé.

– Bon, fit Cornélius, en voilà un quinous laissera tranquilles pour longtemps, j’espère.

Et il essuya la pointe de sa seringue, laremit soigneusement en place dans son écrin et sortit de la chambred’un pas tranquille pour aller rejoindre le directeur quil’attendait dans son cabinet.

Le docteur Johnson, après quelqueshésitations, et bien qu’il ignorât, comme on le sait, que Cornéliusfît partie de la Main Rouge, se hasarda à lui confier ce qu’ilappelait son imprudence dans l’affaire de séquestration etd’assassinat du malheureux Hirchmann.

Les deux bandits étaient faits pour s’entendreà demi-mot. Cornélius rassura Johnson, lui souffla ce qu’il auraità dire en cas d’enquête et finalement l’assura de sa hauteprotection.

Le directeur du Lunatic-Asylum commençait à serassurer, lorsque des éclats de voix et des cris le firent se leverd’un bond et se précipiter vers la porte.

– Au nom de la loi, ouvrez, et quepersonne ne sorte !

Ces mots retentirent pendant que celui qui lesprononçait et qui n’était autre que Mr. Steffel, le chef de lapolice new-yorkaise lui-même, faisait irruption dans la pièce,suivi d’une troupe de détectives armés jusqu’aux dents.

Il marcha droit au docteur Johnson, qui étaitdevenu blanc comme un linge.

– Monsieur le directeur, lui dit-ilrudement, plainte a été déposée contre vous. Vous êtes accuséd’avoir illégalement séquestré et lâchement assassiné l’honorableMr. Hirchmann, de son vivant marchand de peaux. Au nom de laloi, je vous arrête.

Trois détonations retentirent. Deux balles,sifflèrent aux oreilles de Mr. Steffel. Et la troisièmetraversa le casque de cuir bouilli d’un policeman. C’était Johnsonqui venait de faire usage de son browning et qui cherchait à gagnerla porte. Mais plusieurs mains vigoureuses l’avaient empoigné et,en un clin d’œil, il fut mis hors d’état de nuire.

Cornélius, qui ne s’était pas départi un seulinstant de son sang-froid, s’approcha du prisonnier.

– Monsieur Johnson, dit-il, si ce dont onvous accuse est exact, vous êtes la honte de notre corporation.

Mais, devant la mine effarée de Johnson, ilajouta aussitôt d’un ton plus doux :

– Pourtant, ce n’est pas une raison,parce qu’on vous arrête, pour que vous soyez coupable. Cesmessieurs avoueront eux-mêmes qu’à New York, comme à Paris ou àLondres, la justice n’est pas toujours infaillible. Si vous êtesinnocent, comme je l’espère, vous avez eu grand tort de fairerésistance aux agents de l’autorité.

Cornélius s’était approché du chef de lapolice qu’il salua en disant :

– Mes compliments, monsieur Steffel, ledocteur Cornélius Kramm ne vous est sans doute pas inconnu.

– Ma foi non, j’ai lu plusieurs desbrochures intéressantes qu’il a publiées, et notammentl’Esthétique rationnelle de l’Être humain.

– Eh bien, vous avez devant vous ledocteur Kramm en personne.

Le médecin donna sa carte au policier qui lesalua respectueusement en s’excusant de ne l’avoir pas plus tôtreconnu, car il avait eu souvent l’occasion de voir son portraitdans les journaux.

S’approchant ensuite du directeur duLunatic-Asylum qui faisait piteuse mine entre deux policemen, illui dit à l’oreille :

– Soyez discret. Et je ferai de mon mieuxpour vous tirer d’affaire.

Puis à haute voix :

– Mon cher confrère, je ne veux pascroire que vous êtes coupable. Nous autres savants ayons trop dehautes préoccupations pour nous laisser agiter par les passionsmesquines qui conduisent au crime le commun des hommes. Voici mamain, je vous la tends sans arrière-pensée, car je vous croisinnocent.

Il gratifia Johnson d’un vigoureux shake-hand,à la faveur duquel il lui glissa un mince flacon que le directeurdu Lunatic-Asylum fit disparaître avec dextérité dans une de sespoches.

Puis, Cornélius s’éloigna tranquillement,après avoir pris congé de Mr. Steffel.

Au moment où, après l’avoir quitté, iltraversait le parloir de l’asile, il fut abordé par un jeune hommequi se détacha d’un groupe au milieu duquel se trouvaient deuxjeunes filles en deuil.

– Nous venons de France, dit le visiteur,qui n’était autre que Paganot accompagné de Ravenel, deMlle de Maubreuil et de la fille dunaturaliste, et nous désirerions voir, si c’est possible à cetteheure, un des malheureux qui sont enfermés ici : BaruchJorgell.

Cornélius eut un petit sursaut en entendant cenom, et ayant jeté un coup d’œil sur les personnages quil’entouraient, il eut tôt fait d’être renseigné sur leurcompte.

Il comprit qu’il s’agissait des parents etamis de M. Bondonnat. Dans un prompt éclair de pensée, ilentrevit le danger d’une visite à Joë et, pour l’empêcher d’avoirlieu, dit froidement :

– Je suis le directeur de cet asile.Baruch est à tout jamais privé de raison. Il est devenu trèsdangereux et je ne peux permettre aucune visite.

Puis, il s’éloigna en laissant consternés lesquatre jeunes gens qui avaient fondé beaucoup d’espoir sur cetteentrevue.

Cornélius avait pris place dans l’automobilequi attendait devant la porte du Lunatic-Asylum et il ordonna à sonpréparateur Léonello, qui lui servait de chauffeur ce jour-là, dele reconduire à son domicile. Mais tout à coup, il se ravisa, ets’installant à la place de Léonello :

– Je vais conduire moi-même ; luidit-il ; tu vois ces gens qui sortent de l’asile ?

Et il désignait les deux jeunes filles etleurs compagnons :

– Tu vas les filer. Il faut absolumentque tu saches où ils demeurent.

L’Italien s’inclina respectueusement, pendantque Cornélius s’acheminait à toute vitesse vers le postetéléphonique le plus voisin.

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