Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE IV – Le trust

Les milliardaires américains – rois del’acier, du pétrole ou du coton – sont presque tous à la tête d’untrust. Le trust est l’accaparement dans tout un pays et, s’il sepeut, dans l’univers entier, d’une denrée de premièrenécessité.

Le fonctionnement de cette redoutable machinefinancière – d’ailleurs interdit par les lois dans toute autrecontrée que l’Amérique – est des plus simples.

Prenons un exemple : supposons qu’ils’agisse du pétrole. Plusieurs spéculateurs signent un traitéd’association et mettent en commun de gigantesques capitaux, puisils achètent, à n’importe quel prix, les mines, les distilleries,les entrepôts, et quelquefois même les lignes de chemin de fer quidonnent accès dans les régions pétrolifères.

Comme on peut le supposer, il y a despropriétaires qui résistent, qui refusent de vendre, même au prixfort, leurs usines et leurs exploitations. Alors le trust a recoursà un autre moyen ; il inonde le marché de pétrole à bas prix.Les industriels isolés ne peuvent les fournir à d’aussi bonnesconditions, ils sont ruinés et obligés de capituler.

Les plus glorieux milliardaires yankeesseraient, en France, considérés comme de simples malfaiteurs etcondamnés à de longues années de prison, mais en Amérique cebrigandage est admis et devenu d’une pratique courante.

Il finit par arriver un moment où le trust estpropriétaire de toute la production du pays. Maître alors dumarché, il double, triple ou quadruple les prix à sa guise etréalise, au détriment du consommateur qui ne peut se défendre, desbénéfices fantastiques.

Le but du trust que dirigeait William Dorganétait l’accaparement du coton et du maïs, les deux principauxobjets de la production agricole aux États-Unis.

Mais Fred Jorgell, le père de l’assassinBaruch, avait formé un contre-trust, et comme les capitaux en lutteétaient à peu près égaux de part et d’autre, les deux milliardairesn’avaient pas jusqu’alors osé entamer une lutte à outrance ;ils se partageaient le marché du coton et du maïs, et leurantagonisme maintenait un certain équilibre dans les prix.

L’arrivée de Baruch chez William Dorgan, quivoyait en lui son fils Joë, vint brusquement modifier cet état dechoses.

Jusque-là, le milliardaire avait redouté unebataille décisive qui pouvait tout aussi bien le ruiner quedécupler ses capitaux. Contrairement à l’avis de l’ingénieur Harry,qui était pour la modération, Baruch eut l’art de persuader àWilliam Dorgan qu’il fallait aller de l’avant et entamer une lutteà outrance.

– Mon frère Harry n’y entend rien,répétait-il ; d’ailleurs, ce n’est un secret pour personnequ’il est passionnément épris de miss Isidora, la fille de notreadversaire.

Baruch eût voulu ruiner son véritable père,Fred Jorgell, auquel il avait voué une haine mortelle et, dans sarancune, il n’oubliait aucun argument pour décider WilliamDorgan.

– De l’audace, répétait-il, toujours del’audace. N’attendez pas que Fred Jorgell prenne l’offensive. Jesuis sûr qu’il n’affiche autant de modération que parce qu’il vousprépare un piège.

– Ce n’est pas ce que dit ton frèreHarry.

– Harry, je le répète, a tout intérêt àménager celui qu’il croit être son futur beau-père, mais je sais debonne source que Fred Jorgell n’accordera jamais la main de missIsidora au fils de son adversaire financier.

– D’ailleurs, répliquait le milliardaire,je ne tiendrais pas beaucoup à ce que mon fils prît pour femme lasœur d’un assassin.

Petit à petit, Baruch s’emparait de l’espritde William Dorgan, et l’ingénieur Harry, presque toujours en voyageou occupé à installer des usines pour le compte du trust, ne setrouvait pas là pour défendre ses idées.

Le milliardaire, d’abord hésitant, avait finipar se persuader que Baruch avait raison et, insensiblemententraîné, il était entré dans la voie dangereuse de la lutte àoutrance. Les achats de terrains et de récoltes sur pied sesuccédaient rapidement.

D’abord, Fred Jorgell, sans défiance, neriposta pas ; mais, brusquement tiré de la sécurité trompeuseà laquelle il se laissait aller, il riposta vigoureusement etrendit coup pour coup. Il se mit aussi à acquérir, à coups debank-notes, tous les terrains et toutes les récoltes disponibles.En même temps, il abaissait d’une façon presque dérisoire les prixdu sac de maïs et de la balle de coton. Les deux concurrentsachetaient cher pour revendre bon marché et leurs capitaux et ceuxde leurs commanditaires décroissaient avec rapidité.

Au bout de quelques semaines de ce duelacharné, la situation ne semblait pas s’être modifiée. WilliamDorgan et Fred Jorgell arrivaient, comme on dit à certains jeux,manche à manche.

William Dorgan commençait à se repentird’avoir suivi les conseils de son fils. Il devenait soucieux etperdait l’appétit ; son visage, naguère frais et rose,pâlissait et se sillonnait de rides.

– J’aurais dû écouter mon fils Harry, sedisait-il souvent, c’est lui qui avait raison ; maismaintenant que j’ai passé le bras dans l’engrenage, il faut quej’aille jusqu’au bout.

À l’égard de l’ingénieur Harry, Baruch avaitfait preuve d’une habileté diabolique. Comme le jeune hommeparaissait surpris de l’allure outrancière qu’avait prise lalutte :

– Ce n’est pas de la faute de notre père,avait répondu hypocritement l’assassin ; c’est Fred Jorgellqui nous a attaqués le premier, nous avons bien été forces de nousdéfendre.

– Cela m’étonne, murmurait l’ingénieur,très perplexe, je ne croyais pas Fred Jorgell aussi âpre augain.

– Tu peux constater par toi-même que lamodération de notre ennemi n’était qu’une habile tactique.

– Il faudra que je tire cela auclair : il est impossible que le caractère et les projets deFred Jorgell se soient modifiés aussi brusquement, sans qu’il y aitune raison…

Baruch redoutait par-dessus tout que Harry nedécouvrît la vérité et il s’arrangeait toujours pour quel’ingénieur, appelé par une brusque dépêche, fût obligé de partiren hâte, dans le sud ou dans l’ouest, installer un moulin à vapeurou quelque autre exploitation agricole, dont la surveillance leretenait loin de New York.

Pendant ce temps, Baruch était le seul maîtrede la situation.

Il avait pris sur son père un empireabsolu ; c’est à peine si le vieillard, entraîné dans untourbillon qu’il ne pouvait plus maîtriser, osait faire quelquetimide objection aux audacieux projets de ce fils en l’intelligenceduquel il avait une foi aveugle.

Malgré cette faiblesse, le milliardairen’était cependant pas sans éprouver de terribles angoisses à lapensée de la ruine totale qui pouvait, d’un jour à l’autre,s’abattre sur lui.

Il comprenait que, malgré toutes les bellesparoles de Baruch, la situation allait en s’aggravant et ne pouvaitaboutir qu’à une catastrophe.

Mais Baruch, qui, en dépit des hallucinationsqui le tourmentaient, déployait une activité et un zèleextraordinaires, avait préparé dans le plus grand mystère unvéritable coup de théâtre.

Un matin, après une nuit anxieusement passée àcompulser les dossiers des plantations et les mercuriales desmarchés, William Dorgan alla trouver Baruch.

– Mon cher Joë, lui dit-ilmélancoliquement, jusqu’ici j’ai suivi aveuglément tes idées. J’aicru comme toi au triomphe définitif et j’ai dépensé les millionssans compter.

– Il le fallait ! répliqua Baruch,dont les prunelles étincelèrent d’une sauvage énergie.

– À quoi avons-nous abouti ?répliqua le vieillard.

– Attendez !

– Je n’ai que trop attendu. Chaque jour,tu me répètes que Fred Jorgell est sur le point de capituler.

– Je crois fermement qu’il ne peut plustenir bien longtemps.

– C’est possible, mais il tiendra assezlongtemps pour assister à ma ruine ; sais-tu que mes réservessont épuisées et que les siennes semblent presque intactes ?Que n’ai-je écouté ton frère Harry ! Je me repens amèrementaujourd’hui de n’avoir pas suivi ses conseils. Devine combien il mereste de disponible en ce moment ?

Le milliardaire avait parlé d’une voixtremblante d’émotion, Baruch, lui, demeurait parfaitement calme, lamine souriante et presque ironique.

– Je ne sais pas au juste, mon père,répondit-il avec une négligence affectée, maisqu’importe !

– Comment, qu’importe ? Mais,malheureux, c’est à peine si nous avons encore vingt millions dedollars comme disponible, tout juste de quoi continuer la bataillependant un mois !…

– Vingt millions de dollars, oui, c’est àpeu de chose près le chiffre de l’évaluation que j’ai faite.

– Je ne comprends rien à ta tranquillité,s’écria le milliardaire avec un commencement de colère ;sais-tu que nous courons droit à une catastrophe, à uneirrémédiable culbute ?

– Je crois, mon père, répliqua Baruch,qui ne s’était pas départi un instant de son calme, que vousexagérez un peu le danger.

– Je n’exagère nullement !… Je voisles choses comme il faut les voir… Combien je regrette amèrementd’avoir suivi tes conseils, de m’être abandonné à tesinspirations !…

– Elles étaient pourtant excellentes etelles le sont encore…

– Ne me parle pas ainsi. Sais-tu ce queje vais faire ? Je vais télégraphier immédiatement à tonfrère, l’ingénieur Harry, qu’il revienne d’urgence, et nous allonstâcher ensemble de faire la part du feu, de proposer à Fred Jorgellune transaction, si toutefois il veut bien y consentir.

Baruch s’était levé, le regard étincelant d’unfeu sombre :

– Vous ne ferez pas cela, mon père !déclara-t-il impérieusement.

– Et ce sera toi qui m’enempêcheras ? Mais tu as donc juré ma ruine ?

– Écoutez-moi, répliqua gravement lebandit ; avant de me faire d’aussi sanglants reproches, ilserait bon d’examiner si je les mérite. Dès le début, je savaisfort bien que nous ne pourrions soutenir très longtemps une lutteaussi gigantesque.

– Tu le savais ? et tu m’as laissém’embourber jusqu’au cou…

– Vous allez me comprendre. Nos réserves,qui ne se montent plus qu’à vingt millions de dollars, ne nouspermettent plus de tenir que pendant un mois au plus, c’est exact.Mais que diriez-vous si j’avais les moyens de résistervictorieusement pendant six mois, un an et peut-êtredavantage ?

– Ah ! si tu pouvais direvrai ! Ce serait la victoire assurée, l’écrasement complet deFred Jorgell… Mais est-il possible que tu aies pu trouver descapitaux ?

– Rien n’est plus vrai ; c’est unesurprise que je vous ménageais depuis longtemps. J’ai exposé notresituation à nos excellents amis Fritz et Cornélius Kramm, et ilsont consenti à s’intéresser à votre trust. Le docteur est à peinemillionnaire, mais le marchand de tableaux est très riche ;enfin ils ont des amis qu’ils ont su persuader. Il est entenduqu’ils doivent faire un premier versement de dix millions dedollars, qui sera réitéré, s’il y a lieu.

– Mais c’est magnifique ! s’écriaWilliam Dorgan avec enthousiasme. Fred Jorgell est perdu, c’est unhomme à la mer ! Nous allons triompher, sur toute laligne.

– Vous voyez que vous avez eu raison dene pas écouter mon frère Harry. Avec son système de modération àtout prix, c’était nous qui succombions.

– Mon cher Joë, s’écria le vieillard avecémotion, je n’ai jamais douté de tes talents de spéculateur. Jet’ai suivi jusqu’au bout, et je suis fier de n’avoir pas douté detoi !

Puis il ajouta, au bout d’un instant, avec unreste de défiance :

– J’espère que tu as pris tesprécautions, que tu ne t’es pas contenté de promessesverbales ?

– Pas du tout, fit Baruchorgueilleusement ; tout est en règle, le traité est signé parle groupe de commanditaires à la tête desquels se trouvent lesfrères Kramm ; le versement aura lieu sitôt que nous levoudrons. Je vous ai gardé jusqu’au dernier moment le secret surmes démarches pour ne pas vous donner de faux espoirs.

– Me voilà débarrassé de tous mes soucis,s’écria gaiement le milliardaire, dont toute la bonne humeur étaitrevenue. Tu as fait là un coup de maître, et je t’en félicite biensincèrement. Je vieillis, vois-tu, et je crois qu’il faudra bientôtque je prenne ma retraite pour te laisser la direction desaffaires. Quant à ton frère Harry, il est vraiment trop timide, iln’entend rien à la spéculation, il aura grand besoin de tes leçonss’il veut réussir…

– Je ne demande qu’à lui donner de bonsconseils ; nous en reparlerons, quoiqu’il ne se montre guèredocile… Mais je vous quitte, Cornélius et Fritz Kramm doiventdéjeuner avec nous, et je n’ai que le temps de prendre mon tub etde m’habiller pour être prêt à l’heure…

Le milliardaire et son prétendu fils seséparèrent aussi satisfaits l’un que l’autre de l’heureux événementqui venait de modifier en leur faveur les chances du combat qu’ilslivraient à Fred Jorgell.

Ce n’était pas sans peine que Baruch avaitdécidé les frères Kramm à devenir les commanditaires bénévoles deWilliam Dorgan, mais ils avaient fini par comprendre que leurvéritable intérêt se trouvait là et ils s’étaient arrangés de façonà ne courir aucun risque dans l’opération.

Grâce à des renseignements minutieusementvérifiés, ils savaient que le milliardaire Fred Jorgell était àbout de ressources et qu’il avait vainement essayé de trouver denouveaux capitaux. Ses commanditaires étaient las d’aventurer sanscesse de nouvelles sommes en vue d’un résultat que l’énergie de sesadversaires rendait problématique.

Fred Jorgell, bien qu’il cachât sa situation,était réduit aux abois, et jouer contre lui, c’était jouer gagnantpresque à coup sûr. De plus, les crimes de Baruch et la réprobationqui entourait le nom du misérable avaient peu à peu fait le videautour du milliardaire et avaient éloigné de lui certains amis qui,autrefois, n’eussent pas manqué de le secourir.

Baruch avait démontré à ses complices que leseul moyen de mettre la main sur les milliards de William Dorgan,c’était de le soutenir ostensiblement, de façon à lui enlever toutedéfiance. L’influence de l’ingénieur Harry Dorgan, jadistoute-puissante sur son père, allait ainsi se trouver complètementneutralisée et Baruch ne désespérait pas d’amener, à très brefdélai, une brouille complète entre le père et le fils.

Enfin, la majeure partie des capitaux que lesfrères Kramm mettaient à la disposition de William Dorgan nesortait pas de leur caisse ; ils avaient trouvé descommanditaires complaisants parmi les riches clients du sculpteurde chair humaine et parmi les milliardaires, acheteurs de tableauxde maîtres, avec lesquels Fritz se trouvait en relationsjournalières.

La somme fournie par les deux frères provenaitde la vente d’une partie des diamants volés àM. de Maubreuil. Ces diamants avaient été taillés par desouvriers hollandais à la solde du marchand de curiosités, puissertis dans d’anciennes montures et fort habilement vendus à diverspotentats européens.

Fritz, en cette circonstance, avait même uséd’un truc inédit ; les journaux avaient raconté qu’un pauvreterrassier de Philadelphie avait découvert dans les fondationsd’une ancienne maison un trésor d’une valeur inestimable, composéde toutes sortes de bijoux ornés de diamants d’une beauté et d’unegrosseur extraordinaires. Les archéologues consultés déclarèrentque les bijoux avaient dû être cachés là au temps de la guerre del’Indépendance, peut-être même à l’époque des pirates flibustiers.On apprit bientôt que le célèbre marchand d’objets d’art, FritzKramm, s’était rendu acquéreur de ce trésor d’orfèvrerie anciennepour une somme fabuleuse.

Comme on peut le deviner, le terrassier dePhiladelphie était un complice de Fritz, un affilié de la MainRouge, et la découverte du trésor n’était qu’une mise en scènehabilement truquée et dont le monde fut la dupe. Désormais, lesdiamants volés avaient une origine avouable et l’habile réclamefaite autour de leur découverte leur fit atteindre des prixinespérés.

Telle était donc l’origine des sommes engagéespar les trois bandits dans le trust de William Dorgan.

Ce dernier était rayonnant. Sauvé de lacatastrophe par une chance qu’il ne s’expliquait pas, il allaitaudacieusement de l’avant, achetant chaque jour de nouvellesplantations de coton et de maïs. En même temps, ces deuxmarchandises de première nécessité subissaient une formidablebaisse.

Suivant un antique proverbe, un bonheur nevient jamais seul, le milliardaire en eut la preuve, les actionsqu’il possédait dans les mines de cuivre du Colorado se trouvèrentsubitement en hausse et il toucha une somme considérable del’expropriation d’un terrain qu’il possédait dans la banlieue deNew York.

En outre, les récoltes des acréages de cotonet de maïs s’annonçaient plus abondantes qu’elles ne l’avaientjamais été, et les demandes du marché mondial étaient presquedoubles de celles des années précédentes. Lorsque William Dorganserait le maître absolu du marché et qu’il pourrait produire lahausse à sa fantaisie, c’était par millions de dollars que devaientse traduire les bénéfices.

La défaite de Fred Jorgell était regardéecomme certaine dans les milieux financiers bien informés, et lescommanditaires les mieux disposés n’eussent pas aventuré centdollars dans l’entreprise qu’il dirigeait.

Baruch triomphait. Il allait donc pouvoirenfin satisfaire ses rancunes. Il voyait avec bonheur approcher lemoment où ce père, qui l’avait maudit et chassé de son toit, seraitcomplètement ruiné.

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