Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE V – Perplexité !…

L’arrestation de l’assassin deM. de Maubreuil eut un retentissement considérable enAmérique et même dans le monde entier. De nouveau, on vit paraîtredans les quotidiens et dans les revues le portrait de BaruchJorgell, flanqué, cette fois, de celui de mistress Griffton et detous ses pensionnaires.

L’événement produisit une telle sensationqu’on en oublia presque l’enlèvement de Joë Dorgan, qui demeuraittoujours enveloppé d’un mystère impénétrable.

Baruch avait désormais pris rang parmi lescriminels illustres, et sa biographie se vendait en petitsfascicules illustrés de dessins barbares.

Pendant quelque temps, il fut à la mode, l’onvit son portrait, monté en broches et en bracelets, exposé à lavitrine des bijoutiers. Mais l’enthousiasme des badauds se changeaen un véritable délire, lorsqu’on s’aperçut, après les premiersinterrogatoires, que Baruch contrefaisait d’une façon admirable lafolie ou tout au moins la stupidité.

Les juges les plus rusés, les détectives lesplus retors ne parvenaient à lui arracher que des lambeaux dephrases, des mots sans suite, dont l’ensemble ne présentait riend’intelligible.

– Quel admirable comédien !s’écriaient les badauds avec admiration. Les a-t-il roulés, lesjuges ? Hein ? Vous verrez qu’il sera impossible de luiarracher aucun aveu et que le jury sera obligé de l’acquitter. Iln’y a pas à dire, il faut venir en Amérique pour trouver descriminels de cette force !

Après avoir perdu beaucoup de temps, le juged’instruction chargé de cette affaire sensationnelle fut obligé dereconnaître que l’accusé ne possédait pas une mentalité intacte. Onfit appeler, à titre d’experts, les plus éminents spécialistes del’Union. Après un examen très sommaire, ils déclarèrent àl’unanimité que Baruch Jorgell, atteint de graves lésionscérébrales, était complètement irresponsable.

Cette constatation produisit dans le publicune profonde déception. On répéta partout que le père del’assassin, le milliardaire Fred Jorgell, avait payé les médecinspour sauver la vie de son indigne rejeton. La prison fut assailliepar une foule qui ne parlait de rien moins que de lyncher lemeurtrier : il fallut deux détachements de police montée pourrétablir l’ordre.

D’ailleurs, il était absolument faux que FredJorgell eût payé les médecins chargés de l’expertise ; lemilliardaire, ainsi qu’il l’avait hautement déclaré, n’avait rienvoulu tenter pour arracher son fils au châtiment : pourtant,il fut heureux, à cause de sa fille miss Isidora, que Baruch ne fûtpas condamné au dernier supplice ; puis il préférait croireque son fils avait agi sous l’empire de la folie que de le supposerentièrement conscient des crimes monstrueux qu’il avait commis.

La loi américaine s’oppose à la condamnation àmort d’un aliéné. En présence des déclarations formelles desmédecins, le jury rendit un verdict « non coupable »,comme ayant agi sans discernement, et le tribunal décida qu’ilserait enfermé au « Lunatic-Asylum » ; c’est ainsiqu’on appelle, de l’autre côté de l’Atlantique, les maisons defous.

Il sembla, dès lors, que tout le monde eûthâte de faire le silence sur cette affaire qui demeurait enveloppéed’un profond mystère.

Bientôt Baruch Jorgell, qui avait été conduitau Lunatic-Asylum de Greenaway, fut complètement oublié.

Non pas de tous, cependant : il existaitencore une personne qui s’intéressait au misérable dément, c’étaitsa sœur, miss Isidora Jorgell.

Sitôt après le procès, la jeune fille avaitfait parvenir au directeur de l’asile le premier quartier d’unepension qu’elle devait verser mensuellement, afin que son frère fûtsoigné à part et ne subît aucune privation.

Miss Isidora, qui possédait une fortunepersonnelle qu’elle avait héritée de sa mère et qu’elle géraitelle-même, n’avait pas prévenu son père de ses intentions ;elle savait que le milliardaire ne pardonnerait jamais à Baruch,même au lit de mort, et qu’il avait défendu qu’on prononçât devantlui le nom du fils indigne.

Miss Isidora, en cela différente de beaucoupde jeunes filles de la société des Cinq-Cents, uniquement occupéesde toilettes fastueuses et de bijoux nouveaux, consacrait unegrande partie de ses loisirs à des lectures sérieuses.

Fred Jorgell adorait sa fille et il avait dansson jugement une telle confiance qu’il n’entreprenait aucuneopération importante sans l’avoir consultée. Il était sans exempleque miss Isidora eût conseillé à son père une mauvaisespéculation.

Précisément, à cette époque, Fred Jorgellsoutenait – d’ailleurs courtoisement – une bataille financièrecontre William Dorgan. Après s’être partagé longtemps le trust descotons et des maïs, chacun d’eux voulait devenir l’unique maître dumarché.

C’était grâce à miss Isidora que la lutteentre les deux trusteurs n’avait pas pris un caractère plus aigu.Miss Isidora avait été fiancée à l’ingénieur Harry Dorgan. Ledépart de Baruch, chassé par son père à la suite de crimesmystérieux dont l’ingénieur avait découvert l’auteur, avait faitremettre à plus tard l’union projetée.

L’énorme retentissement de l’assassinat deM. de Maubreuil avait fait reculer de nouveau le mariageà une date indéfinie. En dépit de l’insistance d’Harry Dorgan, missIsidora n’avait pas voulu donner son consentement. Lors du mariagedes milliardaires, il est de règle, en Amérique, de publier lesportraits des jeunes époux, et miss Isidora voyait déjà, par lesyeux de la pensée, réunis sur la première page de quelque quotidienà gros tirage, le portrait de l’assassin et celui de la sœur del’assassin.

– Attendons, avait-elle dit àl’ingénieur.

Docilement, Harry Dorgan s’était rendu à cesraisons et il attendait.

Cette demi-rupture n’empêchait pas qu’une viveet profonde affection existât entre les deux jeunes gens, qui serencontraient fréquemment dans les salons des Cinq-Cents.

Puis, après la tapageuse publicité donnée àl’assassinat de M. de Maubreuil, miss Isidora s’étaitretirée dans une solitude absolue.

Pendant des après-midi entières elle sepromenait, en méditant silencieusement, dans les longues alléesbordées d’orangers du parc paternel. Elle se plaisait à s’isolersous un bosquet de cèdres vénérables, au-dessous duquel se trouvaitun banc de marbre couvert de mousse.

Miss Isidora tombait souvent dans d’étrangesrêveries. À force de réfléchir, elle avait été frappée desobscurités et des contradictions qui entouraient le crime et lecriminel. Elle flairait là un mystère ; elle trouvait que lajustice s’était beaucoup trop hâtée. Elle s’était intimementconvaincue que la vérité, dans ce sinistre drame, était beaucoupplus complexe que les détectives et les reporters, pressés detrouver une explication vraisemblable, ne se l’étaient imaginé.

Avec une anxiété douloureuse, la jeune filleavait lu les interrogatoires des shérifs, les rapports desaliénistes et les comptes rendus des interviewers ; ceslectures l’avaient laissée très perplexe.

Certes, elle le savait, Baruch était dénué detoute espèce de scrupules, et même de tout sens moral, mais ilétait d’une santé intellectuelle très robuste et d’une énergiepuissante.

– Il y a là, songeait-elle, une énigmeinconcevable. Si mon misérable frère avait perdu complètement lamémoire, il ne se serait jamais rappelé le chemin du family-house,il ne lui serait resté aucun souvenir. Pourquoi aussi n’a-t-iljamais voulu reconnaître mistress Griffton, n’a-t-il témoigné,d’aucune façon, qu’il l’eût jamais connue ? Autreénigme : qu’étaient devenus les diamants ? Comment sefaisait-il qu’il n’en restât de trace nulle part ?

Les gemmes qui dépassent un peu la tailleordinaire sont parfaitement connues des joailliers. Dès qu’undiamant d’un poids inusité arrive sur le marché, il estimmédiatement signalé par des publications spéciales éditées àLondres et à Paris. Il fallait donc que ces diamants fussent entreles mains de quelqu’un, d’un complice, ou de plusieurscomplices ? Alors, s’il en était ainsi, pourquoi la police nerecherchait-elle pas ces complices ?

Ce problème devenait pour elle une lancinanteobsession. Il fallait à tout prix qu’elle connût la vérité. Elleprit une résolution désespérée. Accompagnée de sa gouvernanteécossaise, mistress Mac Barlott, elle se rendit au Lunatic-Asylumsitué dans la banlieue, à quatre miles de New York.

Comme presque tout ce que l’on rencontre enAmérique, l’asile des fous offrait le contraste d’un luxueuxconfort et d’une sauvage négligence.

Toute une partie des bâtiments étaitconstruite en marbre et en céramiques polychromes avec des« window-bow » aux vitraux éclatants.

C’était là qu’étaient installésl’administration, les docteurs aliénistes et quelques richesclients, anciens spéculateurs pour la plupart, dont la cervelleavait été anémiée par le surmenage. Les fous pauvres étaient exilésdans des cahutes en planches mal jointes, d’où s’élevaient toute lajournée des lamentations et des hurlements.

En franchissant la solide grille aux lancesdorées qui servait d’entrée à ce pandémonium, la gouvernante ne putréprimer une vague appréhension, et c’est à peine si le directeurparvint à la rassurer par son accueil empressé. Le docteur Johnson,un Yankee d’une gravité funèbre, n’ignorait pas qu’il se trouvaiten présence de miss Isidora Jorgell, la fille du milliardaire, etil se mit entièrement à sa disposition.

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