Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VII – Une expériencemanquée

Baruch et ses deux complices, les frèresKramm, étaient fermement persuadés que les milliards de WilliamDorgan, encore augmentés par la spéculation, étaient sur le pointde tomber entre leurs mains, ils les regardaient déjà comme àeux.

En partant en tournée d’inspection, tous lestrois dans une automobile que pilotait Léonello, le préparateur deCornélius, ils avaient le sentiment que les immenses étendues demaïs et de coton qu’ils traversaient étaient leur propriétépersonnelle.

Le milliardaire William Dorgan, ils ne lecomptaient plus pour rien ou pour presque rien, et c’est à peine si– par un dernier souci des formes à garder – ils daignaientl’informer par lettre ou par télégramme des marchés plus ou moinsavantageux qu’ils concluaient chemin faisant.

Si les frères Kramm gardaient la secrètearrière-pensée de se défaire de Baruch, une fois qu’ils se seraientservis de lui comme d’un docile instrument, rien dans leur façond’agir n’eût pu le faire soupçonner. Tout dans leurs actions, dansleurs paroles, tendait à prouver au faux Joë Dorgan que ses deuxcomplices l’avaient franchement associé à leurs projets comme àleurs ressources les plus secrètes. Baruch n’avait conservé enverseux aucune défiance et il s’enorgueillissait presque de compter aunombre des trois Lords qui commandaient en maîtres aux sanglantscompagnons de la Main Rouge.

Au cours du voyage, d’ailleurs, Fritz etCornélius semblaient prendre à tâche de mettre leur nouveaucollègue au courant des ressources secrètes de la mystérieuseassociation.

Une fois, sur la lisière d’une forêt,l’automobile, dont Léonello remplaçait un pneu, fut brusquementattaquée par deux bandits armés d’énormes brownings.

Fritz, au lieu de répondre aux menaçantesobjurgations des deux drôles, se contenta de tirer du sifflet devermeil qu’il portait en breloque deux ou trois notes stridentes,modulées sur une gamme spéciale, et les deux tramps s’enfuirent àtoutes jambes.

Il n’était pas de jour que les frères Kramm nedonnassent à Baruch une preuve nouvelle et inattendue de l’étenduede leur pouvoir et du nombre de leurs affiliés. C’était unevéritable armée de malfaiteurs, savamment organisée, qu’ils avaientà leurs ordres.

Mais autant Fritz s’appliquait à mettre enrelief les innombrables et puissantes ramifications de la MainRouge, autant le docteur paraissait y attacher peu d’importance. Unjour même, il alla jusqu’à dire :

– Je suis presque de l’avis de Baruch,pourquoi ne pas laisser peu à peu de côté toute cette organisationromanesque, dont la direction demande beaucoup de mal et expose àbeaucoup de dangers ?

– Certes, répliqua vivement Fritz, lerôle de Lord de la Main Rouge n’est pas une sinécure ; maisnous ne le quitterons que quand nous serons assez riches.

Et le marchand de tableaux imposa, d’un geste,silence à son frère ; il ne lui plaisait pas qu’une discussionde ce genre s’engageât en présence de Baruch qui, au fond, étaitsur ce sujet du même avis que le docteur.

Un jour – un samedi précisément – l’autotraversait un océan de moissons verdoyantes qui, toutes, à perte devue, appartenaient au trust.

Baruch sentait des bouffées d’orgueil luimonter au cerveau, à la vue de cette richesse de la terre, de cetteopulence visible et palpable.

– Vous devez convenir, dit-il aux frèresKramm, que vous êtes arrivés dans le trust – il n’osa pas dire dans« mon trust » – au moment le plus opportun ;l’entreprise était complètement installée, les gros capitauxavaient été déboursés, et maintenant, grâce à votre apport, vousallez recueillir la majeure partie des bénéfices. Fred Jorgell estacculé aux pires expédients. Sa défaite n’est plus qu’une questionde semaines, de jours peut-être…

– Je sais cela aussi bien que vous,murmura Cornélius hypocritement ; je sais même que lacharmante miss Isidora s’en montre très affectée. Dame, je croisqu’il sera très dur pour cette élégante jeune fille de se trouverréduite à l’indigence.

Baruch eut une crispation nerveuse. Sa sœurIsidora était peut-être la seule personne au monde pour laquelle ileût conservé une sorte d’affection.

– Ne vous occupez pas d’Isidora,grommela-t-il d’un ton mécontent. Je saurai, s’il le faut, luivenir en aide.

– C’est, d’ailleurs, une fort bonnepersonne, reprit le docteur avec une atroce ironie. On m’a conté, àma dernière visite au Lunatic-Asylum, qu’elle faisait une pension àson frère « Baruch Jorgell », ce malheureux dément, dontvous ne pouvez ignorer l’histoire.

Baruch grinçait des dents.

– Pas un mot de plus là-dessus !rugit-il.

– Oui, dit Fritz avec un bon sourire,c’est une pénible histoire ; parlons plutôt de notre trust. Jepensais précisément qu’il serait facile – grâce à la Main Rouge –d’amener rapidement l’honorable Fred Jorgell à capituler. Quelquesincendies allumés, comme par hasard, dans ses docks ou dans sesplantations pourraient accélérer l’inévitable dénouement.

Le docteur eut un haussement d’épaules.

– Fritz, fit-il, vous avez lapréoccupation continuelle de la Main Rouge, vous vous faitesillusion sur la puissance des tramps, qui sont, au fond, devulgaires malfaiteurs. Quand donc voudrez-vous comprendre qu’il y aderrière nous un terrible et sanglant passé, avec lequel ilfaudrait rompre le plus tôt possible ?

– La Main Rouge triomphe !

– D’accord, mais cela ne durera pastoujours. Il faut laisser de côté ces sortes de moyens. Je veux,moi, devenir un des dominateurs du monde. Toute autre ambition estmesquine, et, pour atteindre un pareil but, ce sont des milliardsqu’il faut et non quelques dollars volés sur le grand chemin pardes crève-misère.

– Le docteur a raison, s’écria Baruchavec orgueil, pas de mesquines ambitions, pas de petits moyens, cene sont pas des miséreux ou des niais, ce sont des gens de monénergie et de mon intelligence qu’il vous faut commecollaborateurs, entendez-vous ?

– Nous aurions pu nous dispenser de votrecollaboration, répliqua Fritz un peu railleusement.

– Non, s’écria le docteur avec vivacité,Baruch a fait ses preuves. Il aura sa part dans nos triomphes, maisune condition essentielle du succès, c’est que notre bonne ententene soit jamais troublée.

– Notre union fera notre puissance, fitBaruch enthousiaste ; qu’aucune querelle ne vienne troublernotre alliance. La Main Rouge, la Science et la Spéculation réuniesdoivent nous donner la maîtrise du monde. Mais je vous ménage unesurprise aujourd’hui même. Je vais vous donner la preuve que j’aitenté quelque chose pour l’œuvre commune.

– De quoi s’agit-il ? demanda Fritz,en échangeant avec Cornélius un regard étonné.

– J’ai tout simplement trouvé un procédé,grâce auquel on peut décupler la puissance de production de nosacréages de maïs et de coton.

Cornélius réfléchit un instant.

– Parions, fit-il, que vous avez employéquelques-uns des procédés du Français Bondonnat, le seul homme queje regarde comme mon égal en science ; Bondonnat, l’ami deMaubreuil.

– À quoi bon ramener ces souvenirs,déclara Baruch sans colère, tout cela est du passé. Vous le savez,j’ai connu de très près le naturaliste français, et je crois m’êtreapproprié quelques-uns de ses procédés les plus étonnants pouraugmenter la puissance de la végétation.

– Et quand verrons-nous cela ?demanda Fritz Kramm un peu sceptique.

– Aujourd’hui même, dit Baruch, quiretomba dans le silence.

L’auto filait à toute vitesse entre les hautsfeuillages de maïs que, de temps en temps, la brise faisait bruireavec de bizarres crissements de soie froissée. Il faisait unechaleur accablante. Le ciel, d’un blanc de plomb, avait çà et làdes tons roux et jaunâtres qui annonçaient l’imminence d’un violentorage.

Léonello augmenta encore la vitesse ; lavoiture aux nickelures éclatantes fuyait comme un météore, au rasdes verdures coupées çà et là par quelques bouquets de palmiersélancés.

Enfin, des maisonnettes couvertes de feuillesde maïs ou de tuiles rouges apparurent au versant d’une colline quidominait la plaine.

Au-dessus des maisonnettes se dressaientd’étranges appareils métalliques, canons paragrêles, mâtsélectriques qui reproduisaient, à peu de chose près, ceux qu’avaitinventés le naturaliste Bondonnat, et grâce auxquels il faisaitrégner dans ses jardins un printemps perpétuel.

L’auto avait stoppé devant la plus vaste deschaumières, et bientôt une armée de serviteurs noirs ou mulâtres seprécipita au-devant de messieurs les propriétaires du trust et lesguida jusqu’à une salle blanchie à la chaux où un confortable lunchétait servi.

Le menu était de ceux qu’on trouve fréquemmentdans le Sud des États-Unis : un ragoût de crabes de rivière aupiment des plus appétissants, un cochon de lait rôti et entouré debananes frites, des hérissons assaisonnés au ravensara et d’unechair aussi blanche et aussi savoureuse que celle de jeunespoulets.

Pendant que les trois bandits faisaienthonneur à cette collation, le ciel était devenu d’un noir d’encre.Baruch se hâta de donner des ordres aux Noirs qui devaient fairefonctionner ses appareils tout récemment installés.

Tout à coup, l’orage éclata avec cettesoudaineté qui est particulière aux climats tropicaux.

De grands éclairs bleus, verts, violetsdéchiraient le manteau des nuages, le vent soufflait en tempête,faisait craquer lamentablement les cases des Noirs, comme s’il eûtvoulu les arracher de leurs pilotis, les maïs se courbaient ets’étalaient sous l’orage et leurs feuillages tourbillonnaient commela vague autour des écueils.

Le tonnerre grondait majestueusement dansl’étendue.

Baruch demeurait silencieux ; il semblaitbeaucoup moins sûr qu’une heure auparavant de l’effet de sesappareils ; les frères Kramm attendaient, dans un silencepatient, l’expérience annoncée.

À ce moment, les canons paragrêles retentirentmais leurs détonations n’arrivaient pas à dominer le fracas de lafoudre ; ils demeuraient sans effet contre le terrible pouvoird’un orage tropical.

Baruch, furieux, comprit, mais trop tard, queses appareils n’étaient pas en proportion avec l’effet qu’il enattendait. Ce qui était suffisant sous le ciel clément du pays deFrance devenait inefficace dans cette contrée torride.

Rageusement, il donna l’ordre aux Noirs decesser le feu contre les nuées victorieuses. Poliment, Cornélius etFritz essayèrent de le consoler de sa déconvenue. Baruch setaisait, contenant à grand-peine sa rage et sondésappointement.

L’orage, cependant, redoublait de fureur commes’il eût été attiré par les appareils installés sur la colline. Unmoment, des centaines d’éclairs se déployèrent comme le bouquetd’un gigantesque feu d’artifice ; les paratonnerres étaientcouronnés de hautes flammes livides.

Il y eut un formidable craquement.

La foudre venait de tomber sur la case voisinede celle où se trouvaient les trois complices.

Les nègres s’enfuyaient en hurlant, criant quedeux d’entre eux venaient d’être tués.

Baruch et les frères Kramm restaient plongésdans un silence épouvanté. Mais déjà les nuages déchiquetés par lafoudre crevaient en une averse diluvienne, en une torrentiellepluie qui glissait des hauteurs voisines avec la rapidité d’uneavalanche liquide, noyait les cultures, menaçait de changer en unlac la plaine fertile.

– Lamentable échec, murmura Baruch avecaccablement.

– C’est un véritable hasard que nousn’ayons pas été foudroyés, ajouta le docteur avec ce malicieuxsang-froid dont il ne se départait jamais.

– Il faut espérer, dit Fritz à son tour,que M. Bondonnat obtient avec ses appareils de meilleursrésultats…

– Et c’est ce dont je suis profondémenthumilié. Je ne suis qu’un ignorant, auprès de ce vieillard qui saittransformer, à son gré, les saisons, faire des végétaux tout cequ’il lui plaît…

Et Baruch, dans une crispation de la face quilui rendait pour un instant sa vraie physionomie, versaitdes larmes de rage.

– Consolez-vous, dit Cornélius,M. Bondonnat est un des météorologistes, un des naturalistesles plus illustres qui soient dans le monde entier. Vous ne pouvezpas prétendre l’égaler. Ah ! si nous l’avions comme associé,avec quelle facilité il décuplerait, centuplerait même le rendementde nos trusts.

– Pourquoi ne pas le faire venir ?proposa Fritz, c’est une idée.

– Il n’accepterait pas, murmura Baruch ensecouant la tête.

– Mais en le payant très cher ?

– Il est riche.

– Alors, dit Cornélius en ricanant,enlevons-le, séquestrons-le, il sera bien obligé de travailler pournous.

Les trois complices se regardèrent, le projetleur souriait, précisément à cause de son audace et de sesdifficultés.

– Nous en reparlerons, murmura Cornélius,je vais creuser l’idée ; pour le moment, je crois qu’il seraittemps d’aller nous coucher.

Tous trois s’apprêtaient à regagner leurschambres, lorsque la sonnerie du téléphone retentitfurieusement.

– Allô !

– Allô ! Qui me parle ?

– Ton père, William Dorgan. C’est toi,mon cher Joë ?

– Oui. Qu’y a-t-il donc ?

– Bonne nouvelle ! Nous triomphonssur toute la ligne.

– Fred Jorgell estvaincu ?

– Entièrement, il m’a tout cédé, stockset domaines. Nous sommes les maîtres, demain nos actions vontmonter…

Baruch était exaspéré.

– C’est stupide, songeait-il, traiter aumoment où Fred Jorgell allait sombrer. Encore une fois ma vengeancem’échappe. Aussi, c’est de ma faute. Je n’aurais pas dû m’absenter.Harry Dorgan en a profité, c’est lui, certainement, qui a combinétout cela !… Mais j’y songe, si les signatures ne sont paséchangées, il est peut-être encore temps !…

Mais, non, il n’y avait plus rien à faire etWilliam Dorgan lui téléphona, d’un air de triomphe, que tout étaiten règle et que la cession, si avantageuse pour le trust, étaitdésormais un fait accompli.

Baruch dut faire un immense effort surlui-même pour balbutier dans l’appareil une phrase de banalesfélicitations.

– Mauvaise journée, dit-il aux frèresKramm qui avaient tout entendu, mais je me demande comment mes deuxpères, le faux et le vrai, ont pu trouver un terrain d’entente.Harry Dorgan me payera tout cela une bonne fois !

Fritz et Cornélius ne partageaient nullementla mauvaise humeur de leur complice. Ils n’avaient pas les mêmescauses de haine que Baruch contre le milliardaire Fred Jorgell,puis, somme toute, l’affaire était excellente pour eux, et lescapitaux qu’ils avaient engagés ou fait engager dans le trust setrouvaient largement rémunérés.

Baruch leur souhaita le bonsoir et gagna sachambre en maugréant.

Il se disait, en entrant dans l’étroite pièceoù une haute glace semblait l’attendre, que sa nuit ne serait pastranquille. Après cette journée pourtant si agitée, il s’attendaità la terrible visite du cauchemar qui venait chaque samedi hanterson sommeil.

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