Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE IV – Un revenant

Quelques mois avant la disparition de JoëDorgan, l’excellente mistress Griffton, qui dirigeait, à New York,une pension de famille honorablement achalandée, avait éprouvé uneamère déconvenue.

Un placier en produits chimiques – du moins,il se donnait comme tel – avait réussi, grâce à de fallacieusespromesses, à obtenir du crédit pendant quelques semaines. Puis,brusquement, un samedi, précisément le jour où il devait régler sanote, il avait disparu et, depuis, personne n’avait plus eu de sesnouvelles.

Pendant toute une semaine, mistress Grifftonavait rempli de ses lamentations le parloir du family-house.

– Quel escroc ! s’écriait-elle, avecindignation, en parlant de son pensionnaire, c’est une honte,tromper ainsi ma confiance, c’est indigne d’un loyalYankee !

Et elle concluait d’un ton dolent :

– Je viens de recevoir là une leçon dontje profiterai ; jamais plus je ne ferai crédit à personne,j’en fais le serment solennel.

Mistress Griffton se serait peut-être résignéeà ce mécompte si quelques-uns de ses clients n’avaient mis unemaligne insistance à lui rappeler que le mauvais payeur en fuiteoffrait une indéniable ressemblance avec le fameux Baruch Jorgell,assassin d’un chimiste français. Et on étalait devant elle, comme àplaisir, les numéros des journaux et des revues qui reproduisaientla photographie du meurtrier.

– Voyez-vous, mistress, lui répétait-on,vous avez manqué là une occasion superbe de toucher une prime deplusieurs milliers de dollars.

– Alors, vous croyez que ce jeune hommesi paisible est bien l’assassin de M. de Maubreuil et levoleur des diamants ?

– Nous en sommes parfaitement sûrs,clamait le chœur des pensionnaires, voyez plutôt son portrait.

Et, de fait, il y avait entre le célèbremeurtrier et le débiteur indélicat une ressemblance parfaite…

Après de longues réflexions, elle se décida àse rendre au Police-Office et à y faire une déclaration en règle.Elle s’attendait à recevoir des compliments pour son zèle. Ellefut, à sa grande surprise, assez mal accueillie par le chef desdétectives.

– Mistress, s’écria-t-il furieux, vousauriez aussi bien fait de ne pas vous déranger. Ce n’est pasaujourd’hui qu’il fallait venir. À quoi pensez-vous donc ?Vous avez tous les jours, à votre table, un coquin dont la têtevaut son pesant d’or, vous remarquez même naïvement qu’il ressembleau portrait publié dans tous les journaux, et vous n’avez l’idée devenir me trouver que lorsque l’oiseau s’est envolé ? Vraiment,c’est impardonnable !

– Mais je ne savais pas ! Vouspensez bien, master, que si j’avais pu prévoir… Je lui ai même faitcrédit…

– Vous êtes stupide ! Et,naturellement, il ne vous a pas payée ?

– Non, master !

– Vous êtes aussi par trop naïve ;il a bien fait, vous n’avez que ce que vous méritez. À l’heurequ’il est, l’assassin est en route pour l’étranger ou s’est terrédans quelque coin perdu, nous ne le retrouverons plus !

Le détective ajouta, en reconduisant ladirectrice du family-house, d’un air fort peu gracieux :

– La piste est perdue, bien perdue cettefois, et par votre faute. Au plaisir de vous revoir,mistress !

Elle était de fort méchante humeur quand elleregagna le family-house.

Cependant, la démarche de mistress Griffton nefut pas entièrement inutile.

Sa déposition fut publiée par divers journaux,ce qui amena au family-house une nuée de reporters, désireux deconnaître les menus du fameux Baruch Jorgell, ses habitudes, sesjeux favoris et la marque de son tabac préféré.

Avides d’informations exactes, les journauxpublièrent le portrait en pied de mistress Griffton et laphotographie du parloir et de la salle à manger commune.

Après les reporters et les détectivesamateurs, vinrent les curieux. Ce fut un défilé ininterrompu debadauds, enchantés de visiter la chambre du fameux criminel et des’asseoir à la place même où il avait pris ses repas. Lefamily-house ne désemplissait pas.

Depuis que le succès était venu, Mme ladirectrice avait pris à ses propres yeux une importance nouvelle.Dans le parloir où elle présidait chaque soir aux distractions deses pensionnaires, elle se campait dans son fauteuil, à côté dupiano, avec la mine d’une vraie grande dame ; maintenant, cen’est qu’après s’être fait longtemps prier, qu’elle consentait àraconter aux nouveaux pensionnaires l’histoire cent fois ressasséede l’assassin Baruch Jorgell, sans doute venu pour la tuer.

– En somme, concluait-elle, je n’aiéchappé à la mort que grâce à la protection de la Providence.

Et tout l’auditoire de frémir en songeant aupéril qu’elle avait couru.

Pour elle, le moment solennel de la journéeétait celui qu’elle consacrait à la lecture des newspapers oùs’étalaient de passionnants comptes rendus de crimes, de suicideset de lynchages dans lesquels la riche imagination des reportersn’avait pas ménagé les invraisemblances.

Mais il était écrit que mistress Griffton netarderait pas à jouer elle-même un rôle capital dans une de cestragédies policières qui exerçaient sur elle une si puissanteattraction.

Un soir, mistress Griffton trônait à sa placehabituelle entre le piano et la table à thé, elle venait de donnerlecture d’un long article consacré précisément à Joë Dorgan dont lecadavre n’avait encore pu être découvert, lorsque la sonnerieélectrique de la porte extérieure retentit à coups précipités.

– Toby, ordonna mistress Griffton austewart qui venait de servir le thé et les gâteaux secs, allezouvrir. Faites entrer dans le bureau, pourvu, toutefois, que lapersonne ait des allures respectables.

– Bien, mistress !

– Je ne sais, ajouta-t-elle, qui peut seprésenter à pareille heure.

Toby s’était élancé.

Il revint presque aussitôt, le visage blême,tout le corps agité d’un tremblement d’horreur.

– Qu’y a-t-il donc ? demandamajestueusement mistress Griffton.

– Mistress, mistress !… bégaya lestewart d’une voix inarticulée.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Mistress…, répéta Toby avecépouvante.

Le pauvre diable était tellement terrifiéqu’on ne put en arracher autre chose.

Mistress Griffton était plus émue qu’elle nevoulait le paraître.

– Il se passe quelque chosed’extraordinaire, murmura-t-elle, il faut que j’aille voir moi-mêmequel intrus a pu causer une pareille frayeur à Toby.

Lentement, pour montrer qu’elle possédait toutson sang-froid, elle replia son journal, assura son pince-nez etmarcha d’un air délibéré vers la porte.

Elle n’eut pas le temps de passer dans lapièce voisine ; elle fut presque renversée par un personnage,à l’air égaré, aux vêtements sales et fripés, qui pénétra en coupde vent dans le parloir. Il jeta autour de lui un regard chargé desupplications et d’horreur.

Le nouveau venu avait relevé la tête etbalbutiait des paroles incompréhensibles ; son visage osseux,émacié, apparut en pleine lumière.

Mistress Griffton, et avec elle toutes lespersonnes présentes, avait jeté un long cri d’épouvante. Unevieille dame s’évanouit, d’autres se barricadèrent derrière lepiano ; quant à Toby, il avait déjà disparu sous unetable.

– Baruch Jorgell ! s’écriait-on aumilieu d’un vacarme indescriptible. C’est bien lui !… Commentose-t-il venir ici ?… Il va nous tuer tous !… Ausecours !… À l’assassin !…

Mistress Griffton était demeurée un instantcomme figée de stupeur, mais dans la panique générale, ce fut ellequi reprit courage la première et qui comprit avec un sang-froidadmirable les nécessités de la situation.

– Ladies et gentlemen !commanda-t-elle d’une voix tonnante, qu’on ferme les portes etqu’on mette l’assassin hors d’état de nuire, avant qu’il ait eu letemps de faire usage de ses armes.

D’ailleurs, disons-le, Baruch Jorgell neparaissait nullement redoutable. Il continuait à regarder autour delui d’un air inconscient et vague comme s’il fût tout à coup tombéde la lune dans le parloir du family-house.

À la voix mâle et réconfortante de mistressGriffton, les plus poltrons avaient repris courage. En un clind’œil, Baruch, qui n’avait pas fait un geste pour se défendre, futempoigné par dix bras vigoureux.

On le renversa par terre, on le garrottasolidement avec des embrasses de rideau et on le déposa sur unfauteuil, sans qu’il eût cessé de rouler autour de lui des yeuxhébétés et mornes.

Toute l’assemblée, après cette brillantecapture, fit retentir un hurrah triomphal.

Mistress Griffton était rayonnante de joie etd’orgueil.

– Maintenant, Toby, dit-elle avec uneadmirable simplicité, veuillez aller chercher deux policemen.

« Je vais prendre vaillamment marevanche, songeait-elle. Quand je suis allée lui apporter desrenseignements, il m’a fort mal reçue. Nous allons voir maintenantce qu’il dira. »

Elle couvait des yeux comme un trésor lemisérable étendu dans le fauteuil et dont les yeux étaientmaintenant gonflés de larmes.

– C’est pourtant bien lui,murmura-t-elle, je le reconnais, mais on dirait qu’il a perdu sonbon sens ; il a l’air idiot ; c’est une punition de Dieu,c’est sans doute le remords qui lui a tourné la cervelle.

Les pensionnaires du family-house formaientmaintenant un grand cercle autour de l’assassin qu’ilscontemplaient avec des yeux écarquillés. C’était donc là le rusébandit, l’assassin couvert de crimes qui avait mis sur les dentsles polices des deux mondes ! Un profond silence régnait dansle parloir.

Malgré la gravité des circonstances, mistressGriffton dissimulait avec peine un sourire de satisfaction.

Comme la laitière dont parle le fabuliste,elle s’énumérait à elle-même tous les profits et tous les avantagesqui allaient résulter pour elle d’une capture de cetteimportance.

D’abord la prime, qui allait faire tomber danssa caisse un épais matelas de bank-notes, puis la réclamegrandissante et naturellement gratuite dont allait bénéficier lefamily-house ; encore tout cela n’était-il que peu de chosesau prix de la gloire d’avoir débarrassé la société d’un criminel decette envergure. Elle voyait déjà, par avance, son portrait figureren bonne place à côté de celui de Baruch Jorgell.

À la réflexion, elle pensa qu’en vue desinterviews futures il serait peut-être bon de procéder à un premierinterrogatoire, avant que les reporters et les détectives eussentdéfloré un sujet si sensationnel.

– Ladies et gentlemen, dit-elle avecautant de gravité que si elle eût présidé une cour de justice, nevous semble-t-il pas qu’il est absolument indispensable de poserquelques questions à l’assassin ?

– Mais oui, il le faut, c’est absolumentnécessaire, s’écrièrent d’une voix tous les pensionnaires.

Baruch Jorgell, dont la face lamentable étaitbaignée d’un torrent de larmes, jeta autour de lui des regards debête traquée.

– Infâme coquin, dit-elle, est-ce pourm’assassiner – moi que tu as déjà indignement escroquée, en abusantde ma bonté – que tu es revenu dans cette honnête maison ?

– Cela ne fait pas de doute, répliquaToby, qui était sorti de dessous la table où il s’étaitréfugié.

– Silence ! fit mistress Griffton,laissez répondre l’accusé.

Mais Baruch Jorgell ne sortait pas de sonaccablement stupide.

Aux questions réitérées de la directrice dufamily-house, il ne répondait que par des mots sans suite.

– Oui, oui… Je ne sais pas… Non,bégayait-il, comme un homme qui fait un incroyable effort demémoire.

Ce fut d’abord tout ce qu’on put en tirer.Cependant, à force de le tourmenter de questions multiples etréitérées, mistress Griffton finit par comprendre que des inconnus– des complices sans nul doute – avaient conduit l’assassin jusqu’àla porte de la maison de famille et s’étaient enfuis après avoirappuyé sur le bouton de la sonnerie électrique.

– Les tramps, balbutiait-il, la MainRouge !… oui.

– Il veut nous faire comprendre, ditmistress Griffton, qu’il fait partie des bandits de la Main Rouge.C’est sans doute à cause de cela qu’il a échappé si longtemps auxrecherches.

– C’est à n’y rien comprendre, fit un despensionnaires, on dirait qu’il est devenu idiot, complètementidiot.

– Tous les assassins finissent ;comme cela, ils boivent du gin ou de l’éther pour échapper auremords et ils finissent par perdre la raison.

Et elle continua d’un ton plein desagacité :

– Voulez-vous que je vous dise ce quis’est passé, ce n’est pas difficile à deviner. Pourchassé de toutesparts, il a dû trouver asile chez les malfaiteurs de la Main Rougeet ils ont dû se payer de leur hospitalité en lui volant sesdiamants. Une fois dépouillé, ils s’en sont débarrassés en lereconduisant ici.

– Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ?demanda quelqu’un.

– Cela s’explique très bien, on a lu madéposition dans les journaux. En l’amenant ici, ceux qui lui ontpris ses diamants étaient sûrs qu’il se ferait arrêter, ce qui estsans doute pour eux le moyen le meilleur de s’en débarrasser.

– Peut-être a-t-il encore sesdiamants ? hasarda Toby.

– Mais, au fait, c’est juste, répliquamistress Griffton, nous n’avons pas eu l’idée de le fouiller.

– C’est que, fit observer timidement undes pensionnaires, nous n’en avons peut-être pas ledroit ?

– Avec cela ! riposta un autre. Dumoment que l’opération de la fouille a lieu en présence de témoinshonorables, c’est très légal.

– Tout ce qu’il y a de plus légal.

– Fouillons-le !

– C’est cela…

Cette motion adoptée à l’unanimité, mistressGriffton ordonna à Toby d’explorer les poches du captif.

Le stewart improvisé détective se mit àl’œuvre, sous les regards anxieux de l’assistance. Il déposait aufur et à mesure ses trouvailles sur le rebord du piano : unbowie-knife de taille respectable, un browning, une blague à tabacet divers autres objets furent saisis les uns après les autres,enfin on découvrit un portefeuille qui renfermait quelquesbank-notes et des papiers au nom de Baruch Jorgell.

– Vous voyez, s’écria mistress Griffton,il n’y a pas de doute possible, c’est bien l’assassin deM. de Maubreuil !

Mais les assistants n’étaient pas encore aubout de leurs émotions. Toby tira tout à coup de la doublure dugilet plusieurs pierres incolores et transparentes.

– Je puis vous affirmer, dit un despensionnaires qui exerçait la profession de courtier en pierresprécieuses, que ce sont là les plus beaux diamants bruts qu’ilm’ait été donné de voir.

Ces investigations intéressantes allaient sansdoute continuer lorsque deux policemen firent brusquement irruptiondans le parloir.

Après de brèves explications, ils mirent lesmenottes à Baruch Jorgell et l’emmenèrent en le soutenant chacunpar un bras, car il paraissait incapable de se tenir debout. Toutesles personnes présentes furent en même temps invitées à se rendreau Police-Office pour y faire leur déposition.

Chemin faisant, une terrible discussions’éleva entre mistress Griffton, qui prétendait toucher la totalitéde la prime, et ses pensionnaires, qui affirmaient avoir droitchacun à une part. Le chef de la police, à qui le cas fut soumis,déclara que mistress Griffton serait d’abord indemnisée de l’argentqui lui était dû et qu’elle toucherait, en outre, la plus grossepart. Cet arrangement à l’amiable fut agréé de tous.

Baruch Jorgell fut enfermé dans une cellulesolidement grillée, et, la déposition de chacun une fois faite, onregagna le family-house où mistress Griffton, en l’honneur d’un simémorable événement, offrit un bol de punch à tous sespensionnaires.

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