Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE II – En pleine chair vive

Le Dr Cornélius Kramm était un des médecinsles plus à la mode de New York et son établissement n’était guèrefréquenté que par des milliardaires, ou tout au moins desmultimillionnaires. Sa physionomie énigmatique et narquoises’étalait en bonne page dans les revues spéciales, aussi bien quedans les quotidiens à gros tirage. Ses brochures :L’Esthétique rationnelle de l’être humain, Moyens scientifiquesde prolonger la jeunesse chez l’homme et chez la femme,étaient ardemment lues et commentées par les savants et les gens dumonde ; il était universellement apprécié.

D’ailleurs, Cornélius Kramm n’était pas unmédecin ordinaire. Il laissait à ses confrères le vulgaire souci deguérir les maladies ; il ne s’occupait que des gens bienportants, mais qui étaient affligés de quelque imperfectionphysique. Dans cet ordre d’idées il avait opéré de véritablesmiracles.

Entre cent autres, on citait particulièrementle cas du brave colonel Mac Dolmar qui, atteint d’un shrapnellpendant la guerre des Philippines, avait été totalement défiguré,privé du nez et de la moitié du visage. Le Dr Cornélius avait sibien restauré cette physionomie démantelée que c’est à peine s’ilrestait trace de l’épouvantable mutilation. Ainsi le Dr CornéliusKramm n’était désigné que sous le surnom de rajeunisseur ou de« sculpteur de chair humaine ».

On affirmait, sans doute avec quelqueexagération, qu’il eût pu d’une vieille miss borgne, édentée, ridéeet jaune faire une jeune fille fraîche et rose ; beaucoupétaient persuadés que son pouvoir était sans bornes.

Le docteur, qui avait quelque temps habité uneville neuve du Far West, s’était définitivement installé à New Yorkoù il possédait une académie de beauté, un « estheticinstitute », comme on dit en Amérique, aménagé selon lesdernières données de la science et les suprêmes raffinements duconfort moderne. Cornélius Kramm vivait seul et n’avait pour toutefamille qu’un frère un peu plus jeune que lui, Fritz Kramm, quifaisait en grand le commerce des tableaux et des objets d’art.

Depuis plusieurs semaines, le docteur avaitpour pensionnaire un jeune Américain d’allure taciturne etmisanthropique qui ne suivait – en apparence du moins – aucuntraitement, car il était doué d’une robuste constitution et d’uneexcellente santé. Il occupait au deuxième étage d’une aile del’hôtel, complètement isolée et donnant sur les jardins, unechambre à part. Il n’en sortait jamais dans la journée. Le soirseulement il descendait fumer un cigare en faisant une longuepromenade sous les ombrages du jardin presque aussi vaste qu’unparc. Parfois aussi, il allait rejoindre le docteur dans un de seslaboratoires et avait avec lui de longs entretiens.

Le personnage qui menait cette existencepresque érémitique paraissait d’ailleurs parfaitement satisfait desa situation. Quand il était seul, il se plongeait avec une ardeurextraordinaire dans l’étude des traités les plus récents de chimieet de physiologie ; ce travail possédait pour lui un telattrait qu’il ne s’ennuyait pas un seul instant et ne prenait quejuste l’exercice nécessaire à sa santé.

Autre trait bizarre de cette existence dereclus : chaque matin un vieil Italien, nommé Léonello, depuisde longues années au service du docteur, venait dans la chambre dureclus et prenait de lui une ou plusieurs photographies ; ilen avait ainsi accumulé une centaine dans toutes les attitudespossibles, de face, de profil, assis ou debout, nu ou habillé.

Cette formalité n’était guère du goût de celuiqui en était l’objet et il avait vainement cherché à savoirpourquoi on multipliait ainsi son image sous les aspects les plusdivers. À toutes les questions, Léonello répondait par des phrasesévasives. Une fois, le jeune homme voulut refuser de poser, mais levieil Italien n’eut qu’à dire fort courtoisement que c’étaitl’ordre du docteur, et le photographié récalcitrant n’insista pluset posa de bonne grâce devant l’objectif d’un appareil de fortcalibre qui donnait des clichés grandeur nature et d’une nettetéparfaite.

Un soir que l’étrange pensionnaire del’académie de beauté se promenait lentement sous les alléesombreuses du jardin, contemplant d’un œil pensif le cielfourmillant d’étoiles, il crut entendre quelqu’un marcher derrièrelui, mais il fut vite rassuré en se trouvant en face deLéonello.

– Vous faites, comme moi, un petit tourde promenade ? dit-il à l’Italien.

– Non pas, répondit celui-ci avec unobséquieux sourire, je vous cherchais.

– Le docteur désire me voir ?

– Précisément.

– J’en suis enchanté, je cours lerejoindre ; dites-moi seulement où il est, dans son cabinet ouau laboratoire ?

– Je vais vous conduire, il est bien dansson laboratoire, mais pas dans celui que vous connaissez.

– Indiquez-moi le chemin.

– Inutile, vous ne sauriez pas trouversans moi, il est préférable que je vous accompagne.

– C’est bien, je vous suis.

– Remarquez que le laboratoire où je vousconduis est rigoureusement consigné à tout le monde, même auxmeilleurs amis du docteur qui en ignorent jusqu’à l’existence.C’est une grande faveur qu’il vous fait en vous y admettant.

Tout en parlant, Léonello et son compagnonétaient entrés dans le bâtiment principal et s’étaient engagés dansun long couloir dallé de marbre que des lampes à vapeurs de mercureéclairaient d’une douce lueur azurée. Ils firent halte devant lacage d’un ascenseur.

– Le laboratoire du docteur ne se trouvedonc pas au rez-de-chaussée ? demanda l’inconnu avecsurprise.

– Non, dit tranquillement l’Italien,c’est un laboratoire souterrain.

Et il appuya sur le bouton de commande.

L’ascenseur se mit en marche et s’arrêta dansune sorte de vestibule aux parois de céramique d’une absoluenudité, sur lequel s’ouvraient d’épaisses portes battantesrembourrées de cuir. Un bruit rythmique de pistons et de biellesmontrait que ce sous-sol devait renfermer de puissantesmachines.

– Nous sommes arrivés, dit Léonello, et,poussant une des portes battantes, il s’effaça pour laisser passerson compagnon le premier.

Au sortir de la demi-obscurité du vestibule,le pensionnaire du docteur eut comme un éblouissement.

Il se trouvait dans une vaste salle voûtée endôme et dont les parois étaient entièrement revêtues de plaques deporcelaine blanche. Sous l’aveuglante lumière de l’électricité, unamas confus d’appareils étranges s’entassait à perte de vue.C’était sur des piédestaux des écorchés de grandeur naturebarbarement coloriés, des cages montées sur des plateaux de verred’après la méthode d’Arsonval, qui devaient permettre d’entourer unmalade d’un faisceau de rayons électriques, des fauteuils munis decrics, grâce auxquels on pouvait immobiliser ou distendre lesmembres, et dans une vitrine un groupe d’automates de cire coloriésavec tant d’art qu’ils donnaient l’illusion de la vie. Enfin, dansun coin, sur des dalles de marbre, des cadavres à demi disséquésétaient étendus, dans un état de conservation parfait, dû sansdoute à de puissants antiseptiques.

L’atmosphère de ce fantastique laboratoireétait saturée d’une odeur extraordinairement balsamique quisemblait singulièrement vivifiante et dont l’absorption faisaitsans doute partie intégrante du traitement auquel étaient soumisles malades.

En apercevant le nouveau venu, le Dr CornéliusKramm avait déposé une éprouvette dans laquelle il était en trainde décanter le contenu d’un ballon et était accouru, souriant aussiaimablement que cela lui était possible avec sa sinistrephysionomie.

– Bonsoir, mon cher monsieur BaruchJorgell, dit-il en désignant un siège, vous me voyez enchanté devotre visite ; je me suis permis de vous déranger ce soir, carj’ai besoin de causer très sérieusement avec vous.

– Vous avez là, murmura Baruch plus émuqu’il ne voulait le paraître, un splendide laboratoire.

– Oui, n’est-ce pas ? repritnégligemment le docteur, cela m’a coûté assez cher ;d’ailleurs, comme installation, ce laboratoire a ceci d’avantageux,c’est que j’y suis parfaitement tranquille. Je pourrais, s’il m’enprenait la fantaisie, écorcher vif un de mes clients et le laisserhurler tout à son aise. Là-haut, on n’entendrait pas un bruit.

– Cela est commode, en effet, murmuraBaruch, de moins en moins rassuré.

Le docteur s’était aperçu du trouble de soninterlocuteur ; un sourire narquois retroussa ses lèvresminces, ses yeux arrondis et sans cils, comme ceux des oiseaux deproie, étincelèrent derrière ses lunettes d’or.

– Rassurez-vous, ricana-t-il, je ne melivre que bien rarement à des expériences de vivisection, etencore, est-ce toujours dans l’intérêt de la science.

– De quoi s’agit-il donc ?

– J’y arrive. Vous vous rappelez, moncher Baruch, dans quelle situation vous vous trouviez quand vousêtes arrivé ici ?

– Je m’en souviens et j’ai de bonnesraisons pour cela. Je suis votre obligé et je ne l’oublieraijamais, mais inutile de parler du passé.

– C’est fort utile, au contraire. Jecomprends que certains souvenirs vous soient pénibles, mais il estindispensable qu’il n’y ait entre nous aucune espèce demalentendu.

– Parlez, murmura Baruch, qui ne puts’empêcher de pâlir.

– Lorsque vous êtes venu me demanderasile, vous étiez accusé d’avoir assassiné un chimiste français,M. de Maubreuil, que vous aviez dépouillé de sesdiamants ; vous étiez traqué de toutes parts ; votresignalement était affiché, votre tête mise à prix et des centainesde détectives étaient à vos trousses.

– C’est exact, répliqua l’assassin quiavait eu le temps de recouvrer son sang-froid. Vous m’avez sauvé,je ne cherche pas à le nier. Vous avez même parlé à ce moment d’uneassociation entre nous et votre frère, qui pourrait amener desrésultats « grandioses », c’était votre mot ; mais,depuis, il n’a plus été question de rien.

– Eh bien ! le moment est venu devous faire connaître ces projets qui, je vous l’ai dit, sontgrandioses, je ne retire pas le mot. Je vais aborder carrément laquestion. Voyons, entre nous, tenez-vous beaucoup à conserver votrephysionomie actuelle ?

– Ma physionomie ?

– Oui, j’entends par là votre nuance decheveux, l’expression de votre visage, la couleur de votre peau, enun mot, tout ce qui constitue votre personnalité physique.

– Je n’y tiens nullement ; à ce queje vois, vous voulez me teindre, me maquiller, me rendreméconnaissable.

Le Dr Cornélius eut un haussementd’épaules.

– Vous teindre, vous maquiller, quelleplaisanterie !

Et il ajouta d’une voix grave :

– Il ne s’agit pas de cela, le changementqui se produira en vous sera tellement radical, tellement profond,que vous serez véritablement un autre homme.

– Impossible !

– C’est très possible ; certes,l’expérience est hardie, mais elle ne comporte aucun dangersérieux. Fritz, mon frère, vous expliquait l’autre jourquelques-uns des moyens que j’emploie pour arriver à mes fins, vousavez pu constater qu’ils sont très ingénieux et d’une extrêmesimplicité.

– Mais pourquoi cette transformationcomplète ? murmura Baruch Jorgell, le cœur étreint d’une vagueangoisse. Est-ce que quelques retouches ne seraient passuffisantes ?

– Non, pas de retouches ! Je voisqu’il faut que je complète ma pensée. Un soir, comme aujourd’huipar exemple, vous vous endormez dans la peau de Baruch Jorgell,criminel notoire, recherché par les polices du monde entier, etquand vous vous réveillez, vous êtes devenu, par la magie de laScience, un des plus brillants gentlemen de l’aristocratie, desCinq-Cents, heureux fils d’un père milliardaire.

Baruch crut un instant que le docteur étaitdevenu fou.

– C’est un rêve, un abominable rêve,murmura-t-il, la science ne peut pas, ne pourra jamais opérer unepareille métamorphose !

– Ah ! ah ! ricana Cornélius,vous vous figurez cela, vous ignorez les ressources de la« carnoplastie », une science que j’ai créée de toutespièces. Ce n’est pas pour rien, croyez-le, qu’on m’a surnommé lesculpteur de chair humaine !

Baruch Jorgell tremblait de tous ses membres,il se croyait déjà voué à quelque atroce expérience, disséqué toutvivant.

– J’aime encore mieux rester tel que jesuis, balbutia-t-il d’une voix étranglée par la peur.

Le docteur s’était redressé, la facerayonnante d’orgueil.

– Je pourrais, fit-il, me passer de votrepermission, mais j’aime mieux n’employer que le raisonnement pourvous convaincre ; quand j’aurai parlé, vous comprendrez quelssont vos véritables intérêts.

Et il ajouta brusquement :

– Vous connaissez Joë Dorgan, le fils dumilliardaire ?

– Très bien, répondit Baruch avecsurprise ; nous avons même fait une partie de nos classesensemble, à Boston. Depuis, je l’ai perdu de vue ; je connaisbeaucoup mieux son frère, l’ingénieur Harry Dorgan ; ildirigeait, vous le savez, l’usine de force électrique deJorgell-City et il courtisait ma sœur Isidora ; celui-là, jele déteste mortellement…

– Il ne s’agît pas de lui, interrompit ledocteur d’un ton sec, il s’agit de son frère Joë. Apprenez unechose, c’est que vous avez avec Joë Dorgan une certaineressemblance. C’est presque la même taille et la même corpulence.C’est cette ressemblance que je me charge, moi, de rendre aussicomplète que possible ; au bout de quelques semaines detraitement, elle sera définitive.

– Même en y comprenant levisage ?

– Même le visage.

– Alors, il existera deux JoëDorgan ?

– Nullement, parce que, toujours grâce àla science, le vrai Joë Dorgan aura pris exactement l’aspectphysique du trop fameux Baruch Jorgell. Comprenez-vous,maintenant ? Vous repassez, comme on fait d’une fausse pièce,votre personnalité un peu tarée à un voisin complaisant qui vousdonne la sienne en échange, c’est très simple.

Baruch était littéralement abasourdi.

– C’est effarant !s’écria-t-il ; ce serait trop beau si c’était possible ;mais je vois mille difficultés, et tout d’abord Joë Dorgan nevoudra pas endosser ma fâcheuse personnalité ; il se débattracomme un beau diable ! il demandera une enquête ! Lavérité se découvrira !…

Cornélius eut un ricanement bref.

– Voilà une éventualité, dit-il, qui nese produira jamais. Je vous donne ma parole, moi, que Joë Dorgann’élèvera pas la moindre réclamation et cela pour une bonne raison,c’est qu’il aura complètement perdu le souvenir de toutes leschoses passées…

– Et quand même cela serait, répliquaBaruch avec énergie, quand même encore j’arriverais à revêtirl’apparence exacte de Joë Dorgan, je ne pourrais m’assimiler ni savoix, ni ses gestes, ni ses opinions, ni sa pensée.

– Tout cela est possible, poursuivit ledocteur avec enthousiasme, j’ai les moyens faciles de vous donnerla voix et la démarche,les gestes mêmesde Joë ; vous connaîtrez les moindres souvenirs de son passéet ses pensées les plus secrètes. Vous posséderez son âme autantque cela est réalisable.

Baruch Jorgell eut un geste d’épouvante, sesdents claquaient de terreur ; il comprenait que Cornélius nementait pas et que ce qu’il avait annoncé, il le réaliserait endépit de toute résistance.

– Mais quel homme êtes-vous donc ?balbutia-t-il avec égarement.

– Oh ! rien qu’un simple savant, untrès modeste savant, je vous assure. Il n’y a aucune sorcelleriedans les procédés que j’emploie. J’ai simplement perfectionnécertaines formules d’un usage courant. Quand j’aurai publié levolume que je prépare sur la carnoplastie, les prodiges quej’accomplis et qui excitent tant d’étonnement deviendront à laportée de tous les médecins.

En dépit de toute l’éloquence de Cornélius,Baruch demeurait hésitant.

– Eh bien, non ! dit-il brusquement,je refuse !

– À votre aise, ricana le docteur ;vous êtes bien libre, après tout, de ne pas accepter maproposition. Seulement, vous comprenez que, puisque vous allez àrencontre de mes projets – et de vos propres intérêts même –, je nepuis plus vous garder chez moi. Vous sortirez d’ici aujourd’huimême, et vous savez, une fois dehors, ce qui vous attend : laprison et l’infâme fauteuil des électrocutions.

Baruch grinça des dents comme un loup pris aupiège.

– Je vous obéirai, murmura-t-il aveceffort, je suis à votre discrétion… Ah ! je savais bien quevous me feriez payer chèrement le service que vous m’avezrendu…

– Je suis enchanté de vous voir devenuplus raisonnable, mais, je vous le répète, c’est bien à tort quevous vous alarmez. Votre vie n’est pas en danger et vousn’éprouverez aucune souffrance… Vous serez le premier, quandj’aurai réussi, à me combler de bénédictions.

– J’en doute fort, mais puisqu’il fautque je serve de sujet dans cette épouvantable expérience, commencezle plus tôt possible. J’en ai pris mon parti !

– Je sais que vous êtes courageux, nouscommencerons donc ce soir même ; je suis heureux de constaterque vous êtes dans un parfait état de santé, car cette nuit va êtreemployée par nous à des opérations qui demandent, de votre part,une certaine force d’endurance.

– Je suis prêt, murmura l’assassin d’unair résigné, mais où est donc celui dont je dois prendre laplace ?

Cornélius Kramm appuya sur un ressort. Unrideau glissa sur sa tringle, découvrant un renfoncement dulaboratoire où se trouvait un lit de repos entouré d’un faisceau defils électriques.

Sur le lit était étendu un jeune homme à peuprès de la même taille que Baruch, mais dont la physionomien’avait, avec celle de ce dernier, aucune ressemblance, mêmelointaine. Il semblait dormir d’un paisible sommeil, ses paupièresétaient closes et un vague sourire errait sur ses lèvres.

Tout en dormant, il racontait à mi-voix deschoses qui offraient sans doute un intérêt capital, car unphonographe enregistreur était placé près de son chevet sur unguéridon.

– J’ai l’honneur de vous présenterl’honorable Joë Dorgan, railla Cornélius. Comme vous le voyez, ilest admirablement disposé et se soumettra à l’expérience que nousallons tenter.

– Mais comment se trouve-t-il ici ?demanda Baruch avec une secrète épouvante.

– Ne vous inquiétez pas de cela, ditCornélius. Ce qu’il y a d’intéressant pour vous à savoir, c’estque, depuis plus d’une semaine, Joë Dorgan est plongé dans lesommeil de l’hypnose. Je lui ai donné l’ordre de se rappeler tousses souvenirs d’enfance et de les raconter avec les détails lesplus circonstanciés et les plus minutieux. Tout cela estscrupuleusement noté, afin que vous en fassiez votre profit entemps voulu.

Baruch Jorgell, à mesure que Cornéliusl’initiait aux moyens pratiques de réaliser son plan audacieux, seremettait peu à peu de ses terreurs.

– Faudra-t-il donc, demanda-t-il, que jevous expose aussi, en détail, mes souvenirs et mesprojets ?

– Pas du tout. Ce serait complètementinutile. Ne vous ai-je pas dit que Joë Dorgan perdrait toutsouvenir de sa vie passée ? Lorsque la plastique chirurgicalelui aura donné exactement votre ressemblance extérieure, il mesuffira d’une petite opération sur le larynx pour lui donner votrevoix, puis une légère piqûre au cerveau le débarrassera de samémoire.

– Pourquoi ne pas le faire disparaîtrepurement et simplement ?

– Fritz me disait la même chose, mais jene veux pas. D’abord, l’existence d’un faux Baruch est une garantiede sécurité pour vous. Puis, j’ai mon amour-propre de savant. Il meplaît de jouer la difficulté et de mener à bien une doubletransformation que tout le monde regarde comme invraisemblable,comme impossible.

– Vous avez peut-être raison ; quandle pseudo-Baruch aura été bel et bien électrocuté, comme assassinde M. de Maubreuil, personne ne s’avisera d’aller mechercher sous la peau de Joë Dorgan.

– N’oubliez pas d’ailleurs que, grâce àmoi, vous allez devenir l’héritier de William Dorgan. On peut direque vous êtes né sous une heureuse étoile. Repoussé par FredJorgell, vous retrouvez immédiatement un autre père, non moinsmilliardaire que le premier, en la personne de William Dorgan.

Et Cornélius Kramm ajouta d’un airsarcastique :

– D’ici peu, mon cher Baruch, vous allezvous trouver à même de prouver votre reconnaissance à vos amis deroyale façon.

– Et je n’y manquerai pas, soyez-ensûr.

– Si vous y manquiez, d’ailleurs, repritle docteur avec de sourdes menaces dans la voix, ce serait fortimprudent de votre part ; ni moi ni mon frère ne sommes desgens dont on se moque impunément.

– Je n’ai jamais eu pareilleintention ! protesta Baruch avec véhémence.

– Allons, calmez-vous. Nous avons en vousla plus entière confiance, sans quoi, vous pensez bien qu’il nouseût été facile de choisir un autre que vous. Mais cela suffit. Nousavons perdu beaucoup de temps en explications. Nous allons nousmettre au travail immédiatement.

– Je suis à vos ordres, dit Baruch aveccalme.

Et après avoir contemplé une dernière fois,dans la haute glace qui était appendue au mur, ses propres traitsqu’il ne devait plus revoir, il s’assit intrépidement dansle grand fauteuil métallique que lui désignait Cornélius.

Celui-ci prit un flacon dans une armoire etl’approcha des narines de Baruch qui tomba aussitôt dans un profondsommeil.

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