Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE II – Drames !…

Six mois s’étaient écoulés ; le poèteAgénor avait réalisé – et au-delà – les espérances de lord Burydandont l’existence était maintenant une véritable séried’enchantements, tantôt terrible comme un drame, tantôt bouffonnecomme une farce de carnaval. Le metteur en scène de toutes cespéripéties déployait une imagination inépuisable et, semant l’or àpleines mains, arrivait aux plus fantastiques résultats.

L’Anglais était forcé de reconnaître qu’il nes’ennuyait plus une minute. Chaque jour c’était quelque surprisedéconcertante. Avec un génie véritablement shakespearien, Agénorfaisait traverser à son ami toutes les contrées du globe, toutesles époques de l’histoire – même celles de l’avenir –, tous lesdrames et toutes les comédies.

Il arriva à lord Burydan de se réveillersolidement ligoté au paratonnerre d’une haute cathédrale, ouenfermé dans un tonneau voguant en pleine mer, ou ficelé dans uneboîte de cul-de-jatte à la porte d’une église, ou chevauchant uncheval de race, en pleine bataille. Jamais l’esprit inventif dupoète ne se trouvait à court, et il se passionnait pour son œuvre,répétant sans cesse que les aventures de milord Bamboche étaient leplus beau poème qu’il eût jamais composé.

L’Anglais avait pour lui autant d’amitié qued’admiration.

– Dépensez, lui disait-il, dépensez, nousayons encore des millions dans les banques ! Ce n’est quedepuis que vous avez pris la direction de mes divertissements queje suis vraiment heureux

Lord Burydan répétait cette phrase pour lamillième fois peut-être, accoudé à la balustrade d’un train de luxequi emportait les deux amis à travers les solitudes grandioses del’ouest de l’Amérique.

Agénor Marmousier était maintenantcomplètement transformé. Nul n’eût reconnu le bohème aux cheveuxgris, que nous avons vu dévorer timidement une portion dans uncabaret infâme, dans le brillant gentleman à la face rose et fraisrasée, à la mine robuste et jeune, qui savourait nonchalamment leparfum d’un panatella de premier choix, aux côtés du fameux lordBurydan. En lutte chaque jour avec le drame de la vie, le poèteavait rajeuni de vingt ans.

– Je crois, fit-il, que je me montresuffisamment prodigue, mais si vous y tenez, on peut fairemieux…

– Faites ce qu’il vous plaira, je vousl’ai dit, une fois pour toutes, je vous donne carte blanche.

– Il ne faudrait pas me mettre audéfi…

Lord Burydan rentra dans l’intérieur duwagon-salon.

– Je parie, dit-il après un silence, quecette fois notre voyage s’accomplira paisiblement jusqu’à SanFrancisco – ce « Frisco » cher aux Yankees.

– Il ne faut jurer de rien, répliqua lepoète avec un sourire ambigu.

– Bah ! vous avez trop bon goût pourme régaler d’un vulgaire accident de chemin de fer. D’ailleurs nousavons vu cela cinq ou six fois.

– Qui sait ?

– Moi, je sais parfaitement que, malgrétout votre génie, il ne se passera rien aujourd’hui.

Lord Burydan sonna le barman et se fitapporter un sherry-gobler qu’il dégusta lentement à l’aide d’unelongue paille. Agénor imita cet exemple, seulement ce fut unjulep-mint qu’il savoura à lentes gorgées.

Les deux amis en étaient à leur deuxièmecigare lorsque le chef de train pénétra dans le wagon-salon, lamine bouleversée.

– Que se passe-t-il donc ? demandalord Burydan.

– Une chose terrible, gentleman, lechauffeur et le mécanicien sont ivres morts, ils ronflent à poingsfermés… Une épouvantable catastrophe est inévitable !…

– Mais, répliqua tranquillement Agénor,il me semble que cela vous regarde ! Nous avons payé pour êtretransportés, en toute sécurité et sans retard, à San Francisco,faites le nécessaire.

– Cela est aisé à dire !

– Manœuvrez les freins, proposa lordBurydan.

– À quoi cela mènera-t-il, répliqua lechef de train, à rester en panne en pleine prairie ; lescow-boys et les bandits de la Main Rouge auraient eu vite fait denous assassiner tous, à dix miles de toute habitation !… Puis,il y a un autre rapide dans une demi-heure !…

– Diable ! c’est grave, grommelalord Burydan, vaguement effrayé, vous n’aviez pas prévu cela, moncher Agénor, et voilà un danger qui n’était pas dans leprogramme.

Le poète réfléchissait.

– Il y a un moyen, dit-il enfin.

– Lequel ?

– Je sais conduire une locomotive ;dans ma prime jeunesse, je fus trois ans aide-mécanicien à la garedu Nord. Milord, si vous consentez à me servir de chauffeur, jeréponds de tout !

Le chef de train soupira, profondémentému.

– Gentlemen ! fit-il, il y a dans ceconvoi quatre-vingt-douze voyageurs, leur existence est entre vosmains !

– Soyez tranquille.

– C’est qu’il n’y a pas une minute àperdre ! je n’ai encore rien dit aux autres voyageurs pourn’effrayer personne. Suivez-moi.

– Très amusant, déclara lordBurydan ; vous voyez, mon cher poète, que malgré toute votreimagination le hasard est encore notre maître à tous.

Agénor sourit sans répondre et tous deux,circulant de voiture en voiture, grâce aux passerelles mobiles,atteignirent le fourgon aux bagages, situé à l’autre extrémité duconvoi. De là, il leur fut facile de se hisser dans le tender quifait immédiatement suite à la locomotive.

– Bonne chance ! leur cria le chefde train ; si cela devenait urgent, agitez le signal et jeferai manœuvrer les freins.

Lord Burydan et Agénor repoussèrent dans uncoin les corps inertes du chauffeur et du mécanicien, ivres mortstous les deux et, remontant jusqu’aux oreilles le col de leurspelisses de fourrure, qu’ils n’avaient eu garde d’oublier, ils semirent courageusement à l’œuvre.

Manœuvrant la roue d’adduction de la vapeur,Agénor réussit à modérer un peu l’effroyable vitesse, pendant quelord Burydan précipitait dans le foyer ardent des monceaux dehouille grasse. Tous deux étaient en sueur, malgré la bise glacialequi leur fouettait le visage.

La nuit venait à grands pas, le train fuyaitcomme un fantôme à travers l’immense plaine déserte oùretentissaient au loin les beuglements mélancoliques des troupeauxsauvages.

Le train marchait à raison de cent vingtkilomètres à l’heure.

Une heure se passa ainsi. Pas un bruit nevenait de l’intérieur du train. Les voyageurs, maintenant, devaientdormir à poings fermés dans les couchettes des sleeping-cars.Malgré lui, lord Burydan se sentait ému.

Il faisait maintenant nuit noire ; ontraversa en coup de vent une petite station dont les lumièresapparurent l’espace d’un éclair pour s’effacer aussitôt dans lesténèbres mouvantes.

Les puissants phares électriques placés entête de la locomotive montraient un pays cultivé ; on traversades villages endormis ; des feux de gardes-barrières parurentet moururent, la ligne était depuis un quart d’heure séparée deschamps par une sorte de clôture.

– Courage, mylord, dit le poète, nousapprochons ! Dans une demi-heure, nous atteindrons la stationde Jorgell-City.

Lord Burydan, à la fois grillé par le foyerincandescent et gelé par la bise, répondit en grommelant :

– Jorgell-City, cette ville fondée par unmilliardaire, dont le fils a tué un savant français ?

– C’est bien cela ; on dit que c’estune ville maudite ; il y a eu, au début, une séried’assassinats que personne n’a pu expliquer.

Lord Burydan se sentit frissonner et retombadans le silence. Le cadran de l’appareil enregistreur indiquaitcent dix kilomètres.

Tout à coup, Agénor eut une sourdeexclamation. Du doigt, il montrait, à quelques centaines de mètres,un lourd chariot attelé de huit chevaux et qui venait à peine des’engager sur la voie qu’il obstruait complètement.

– Machine en arrière ! balbutial’Anglais dont les dents claquaient.

– Trop tard !

– Qu’allez-vous faire ?

– Tant pis, je risque tout !

Nerveusement, Agénor avait tourné la roue, lavapeur s’engouffra dans les tiroirs, les plaques grincèrent, leconvoi atteignait l’effroyable vitesse de cent soixante kilomètresà l’heure. Il filait comme un météore sur les rails.

Lord Burydan ferma les yeux au moment où lechariot, chargé de lourds blocs de granit, apparut en pleinelumière : il s’attendait à la mort.

Il y eut un choc, mais à peine sensible ;des hennissements d’agonie se perdirent dans la nuit. La masseénorme du chariot et l’attelage avaient été culbutés, rejetés surle côté de la voie. Le train passait, brûlant les stations dans unfracas de tonnerre.

– C’est égal, murmura le poète, nousl’avons échappé belle !

Lord Burydan, lui, s’épongeait le front,incapable de prononcer une parole. Mais déjà, le fond de l’horizons’embrasait.

– Jorgell-City, fit Agénor ; il estgrand temps de ralentir.

Il manœuvra vigoureusement la roue, la vitessevertigineuse se modéra jusqu’à l’allure paisible (soixantekilomètres à l’heure) d’un train omnibus. Quelques minutes après,le convoi stoppait sous le hall vitré de la grande gare, autrefoisconstruite par l’ingénieur Harry Dorgan.

Le chauffeur et le mécanicien furent portéssur un lit de camp, la locomotive, dont tout l’avant étaiteffondré, fut dirigée vers les ateliers et remplacée par uneautre.

Chaudement félicités, Agénor et lord Burydanpurent regagner leur sleeping, ce qu’ils firent, mais non sanss’être réconfortés d’un grog brûlant.

Le lendemain, vers midi, ils arrivaient à SanFrancisco.

Lord Burydan prit plaisir à visiter cetteville étonnante, détruite tant de fois par les tremblements deterre, reconstruite en acier, et où se pressent toutes les races del’univers.

Le lendemain de leur arrivée, ils sepromenaient sur le quai, après un excellent déjeuner à l’hôtel deFrance et d’Albion, et ils admiraient le port rempli denavires.

– Quel temps magnifique, dit tout à coupAgénor, le Pacifique est calme comme un lac ; pas un soufflede vent, pas une vague…

– Si nous faisions une promenade en mer,proposa lord Burydan. Vu de la rade, le panorama de la ville estsplendide.

– Comme il vous plaira ; voicijustement une embarcation qui fera tout à fait notre affaire.

Et le poète montrait une baleinière aux formesélancées, dans laquelle deux matelots assis à califourchon jouaientnonchalamment aux cartes en fumant leur pipe. Le marché fut viteconclu ; Agénor et lord Burydan prirent place à l’arrière, lesmarins empoignèrent leurs avirons et la légère embarcations’éloigna du rivage. La promenade s’annonçait sous les plus heureuxauspices.

Après avoir traversé le port encombré denavires, on remonta dans la direction du nord, en longeant une côtedéserte. Le ciel continuait à être d’une limpidité parfaite et lamer aussi unie, aussi étale que la surface d’un étang.

La ville de San Francisco était déjà loinlorsque lord Burydan s’avisa que la promenade avait peut-être assezduré.

– Si nous voulons être de retour avant lanuit, fit-il, il serait temps de virer de bord.

Et il ajouta :

– Je puis dire, par exemple, que c’estune des plus belles promenades que j’ai faites. Mais je vois que,si j’en faisais une pareille tous les jours, je commencerais àm’ennuyer. Et, tenez, je m’ennuie déjà.

Et lord Burydan étouffa un longbâillement.

– C’est vraiment fort regrettable,répondit Agénor avec un singulier sourire.

Et il donna l’ordre aux deux marins de virerde bord pour regagner San Francisco.

Mais, à ce moment même, une pirogue sortitd’une petite baie marécageuse et se dirigeait vers la haute mer.L’aspect de cette embarcation excita tout d’abord la surprise delord Burydan. La coque effilée était d’un seul morceau, creusée àmême le tronc d’un gigantesque cèdre ; elle était ornée d’uncoloriage barbare, rouge, orangé, noir et bleu, et montée par huitPeaux-Rouges portant le costume classique de leur race, et armés delongues pagaies à la pointe effilée.

Les faces de ces sauvages étaient hideuses,grâce aux tatouages et aux peintures de guerre dont ils étaientcouverts. Ils portaient de hauts diadèmes de plumes d’aigle, etleurs manteaux de peaux d’opossum flottaient au vent. Ils avaient àla ceinture le couteau et le tomahawk, mais l’arc et les flèchesétaient remplacés par des carabines Winchester et une tripleceinture de cartouches. Lord Burydan les admira naïvement.

– Ils sont magnifiques, dit-il ;mais je croyais que leur race était à peu près détruite oucantonnée dans le territoire indien.

– Détrompez-vous, répondit Agénor. Ilexiste encore, dans les montagnes Rocheuses et sur toute la côtequi s’étend au nord de San Francisco quelques tribus indomptables,farouches, et qui ont voué aux hommes blancs une haine implacable.Je crains bien que ceux-ci n’appartiennent à quelque tribuinsoumise.

– Diable ! murmura lord Burydan avecinquiétude.

Enlevée par les huit robustes pagayeurs, lapirogue s’approchait d’instant en instant avec une rapidité quitenait du prodige. Elle semblait glisser comme un oiseau à lasurface des flots tranquilles. Vainement, les deux matelotsaméricains faisaient force de rames. En moins de trois minutes, lapirogue était venue se ranger le long de la baleinière.Brusquement, deux des Peaux-Rouges lâchèrent leur pagaie, etépaulèrent leur carabine. Lord Burydan comprit que toute résistanceétait impossible.

– Nous en serons quittes pour payer unerançon, dit-il avec beaucoup de sang-froid.

– Si, toutefois, ils y consentent,murmura le poète d’un ton mal assuré.

Mais déjà deux des Peaux-Rouges avaient sautédans la baleinière, et, sans vouloir entendre aucune explication,avec une dextérité de prestidigitateurs, ils avaient garrotté defines cordelettes d’écorce les deux touristes et les matelots.Alors, méthodiquement, ils dépouillèrent Agénor et lord Burydan deleur porte-monnaie, de leur montre, de leur portefeuille, et mêmede leurs cigares et de leur mouchoir de poche ; tout enperpétrant cet acte de déprédation, ils faisaient de hideusesgrimaces et se livraient à une pantomime simiesque.

Tout à coup, ils saisirent lord Burydan, ledévêtirent complètement, et, après lui avoir passé sous lesaisselles une corde solide, ils le précipitèrent dans la mer. Lacorde était amarrée au banc d’arrière de la pirogue. Sur un signede leur chef, les pagayeurs recommencèrent à manœuvrer en cadence,la pirogue reprit sa course furieuse, en traînant derrière elle lemalheureux lord, qui se comparait, in petto, à la reineBrunehaut attachée à la queue d’un cheval sauvage.

La situation, en effet, était tout aussipénible et presque aussi périlleuse. Les liens d’écorce luientraient dans les chairs, et c’est à grand-peine qu’essoufflé,haletant, il arrivait à tenir sa bouche hors de l’eau. Dans soneffarement, il se rendait compte qu’au bout de quelques minutes dece sport diabolique il n’aurait plus le courage de faire lesefforts nécessaires pour respirer, qu’il serait noyé à petitscoups, qu’il périrait de la mort la plus odieuse et la plus lente.Agénor, inerte et garrotté au fond de la pirogue, ne pouvait luiêtre d’aucun secours. Un moment, lord Burydan eut la sensation queces sauvages, aux faces de démon, l’entraînaient tout vivant dansquelque enfer maritime insoupçonné de Dante.

Cinq minutes s’écoulèrent ainsi, cinqsiècles.

La course folle de la pirogue s’étaitvaguement ralentie. Lord Burydan respira. Il se reprit à espérerque le supplice qu’il endurait n’était qu’une brutale plaisanterie,qui, peut-être, prendrait bientôt fin. Mais, tout à coup, sa moellese figea dans ses os et ses cheveux se hérissèrent sur satête ; à travers les eaux limpides et bleues, il venaitd’apercevoir une grande ombre, une silhouette aiguë et noire, quise rapprochait de lui insensiblement.

– Un requin ! s’écria-t-il. Agénor,au secours ! au secours !

Le poète ne répondit à cet appel désespéré quepar un gémissement sourd. Le squale se rapprochait de seconde enseconde, battant l’eau de sa formidable queue. Lord Burydanentrevit sa gueule armée d’une triple rangée de dents, son petitœil féroce et malin. Les Peaux-Rouges avaient cessé de ramer, etils contemplaient ce spectacle avec autant de satisfaction paisibleque s’ils eussent assisté à une séance de boxe, ou à un combat debouledogues contre des rats.

Lord Burydan n’avait plus une goutte de sangdans les veines. Avec cette netteté suraiguë de sensationqu’éprouvent tous ceux qui se trouvent exposés à un péril imminent,il suivait les mouvements du requin. Il le vit se retourner pour lehapper, et il perdit connaissance.

Mais, à ce moment, un des Indiens, sedébarrassant prestement de sa carabine, de son tomahawk et de sonmanteau d’opossum, se précipita à la mer en brandissant un longcoutelas. Au moment précis où le squale, en se retournant, mettaiten évidence son ventre d’un blanc sale, l’Indien l’atteignait enplein cœur. L’eau se teignit de sang, et rapidement, sur un ordrebref du courageux Peau-Rouge, les Indiens halèrent à bord le corpsinerte de lord Burydan.

Un peu plus loin, le squale se débattait dansles derniers sursauts de l’agonie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer