Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE III – Vers New York

Depuis la disparition de M. Bondonnat,les magnifiques jardins qu’il avait créés à Kérity-sur-Mertombaient presque dans le lamentable état des terres incultes.

Au milieu de cette tristesse et de cet abandonde la villa, autrefois si joyeuse, deux jeunes filles voyaients’écouler leurs journées dans le désespoir et dans les larmes.

Frédérique et Andrée, par une sorte desuperstition, n’avaient pas voulu quitter le logis où le malheurs’était abattu au moment même où tout un heureux avenir leurapparaissait. Toutes deux s’étaient confinées dans une profonderetraite. Elles ne voyaient personne, sauf leurs fiancés,l’ingénieur Paganot et le naturaliste Roger Ravenel, qui mettaienttout en œuvre pour les consoler, pour atténuer autant que celaétait possible leur immense douleur.

Ce jour-là, le temps était sombre ; leciel, voilé de grands nuages funèbres, barré d’une pluie fine,ajoutait sa mélancolie à la tristesse de Frédérique etd’Andrée.

– Il me semble, murmuraMlle de Maubreuil, que ma vie est finie, quemalgré l’amour de mon fiancé je ne serai jamais heureuse. La mortde mon père, si cruellement assassiné, m’a porté un coup dont je neme relèverai jamais. J’ai essayé d’oublier, je n’ai pas pu. Et ladisparition de mon pauvre cher tuteur est venue rendre encore mapeine plus amère. Quant à toi, heureusement, chère Frédérique, lemalheur t’a moins gravement atteinte. Tu peux espérer un jourrevoir ton père.

– Je n’ose plus y croire. Je m’efforcemême de n’y plus penser, car si j’y réfléchis quelque peu, je medemande avec angoisse si mon père n’a pas eu le même sort que letien.

– Ne crois pas cela. Ne te fais pasd’idées noires.

Et la jeune fille ajouta après un moment desilence :

– Ne t’ai-je pas dit que chaque samedi,comme autrefois, je suis tourmentée par un cauchemar. J’assiste àla scène du meurtre, je revois le misérable Baruch. Sais-tu ce queje crois ? C’est que je ne serai délivrée de ces apparitionseffrayantes que lorsque l’assassin…

– Ne parlons plus de cela. Nous n’avonsque trop souvent traité ce terrible sujet de conversation et jet’ai dit ma pensée là-dessus. Sais-tu à qui je songeais tout àl’heure ?

– Je parie que tu pensais à Oscar.

– Tu ne te trompes pas. Où est-il, àl’heure qu’il est, le pauvre garçon ? Faible et malade, sansargent, il a eu le courage d’aller seul à la recherche de monpère.

– Peut-être le retrouvera-t-il. J’ai laconviction, ma chère Frédérique, que, si on séquestreM. Bondonnat, ce n’est pas pour lui faire du mal. On veut sansdoute essayer de lui voler ses découvertes, je l’ai toujourspensé.

– Pour moi, ça ne fait pas l’ombre d’undoute ; mais il arrivera bien un jour où tout se découvrira.M. Paganot et M. Ravenel sont au courant des travaux demon père ; le jour où l’on voudra utiliser une de sesdécouvertes, ils le sauront.

– Oui, c’est vrai, mais d’ici là, il peutse passer beaucoup de temps.

Un violent coup de sonnette arracha les deuxamies, à leurs mélancoliques réflexions. De la fenêtre près delaquelle elles étaient assises, elles aperçurent Benjamin, lefacteur du village, qui glissait une lettre dans la boîte adossée àla haute grille de fer forgé qui se trouvait un peu en avant duprincipal corps de bâtiment de la villa.

Frédérique constata tout de suite quel’enveloppe portait le timbre de New York. Et Andrée s’écria que cedevait être une lettre d’Oscar.

Elle ne s’était pas trompée ; la missiveétait du petit bossu, et Frédérique en fit la lecture à hautevoix.

« Mesdemoiselles,

« Excusez-moi d’être resté si longtempssans vous écrire, mais il m’est arrivé depuis quelque temps unefoule d’aventures plus ou moins bizarres dont quelques-unes trèsheureuses. D’ailleurs, je me porte très bien et je suis devenu leprotégé d’un riche Américain auquel, par hasard, j’ai eu le bonheurde sauver la vie tout en roulant ma bosse au pays des milliardaireset des bandits.

(Ici, Oscar faisait un récit détaillé de lafaçon dont il avait arraché à la mort Fred Jorgell, mais cependant,pour des raisons faciles à comprendre, il ne nommait pasl’Américain 🙂

« La seule chose qui me contrarie,continuait-il, c’est de n’avoir aucune bonne nouvelle à vous donnerau sujet de M. Bondonnat. Cependant je dois vous signaler deuxfaits intéressants.

« Le premier, c’est que mon patron, lemilliardaire, m’a promis de s’employer à faire des recherchessérieuses dans toute l’Amérique ; le second, c’est que j’aicru reconnaître, dans une auto qui passait à une allure folle, lesauteurs du rapt qui nous a tous plongés dans la désolation.

« La police ici est très active, àcondition, bien entendu, qu’elle soit grassement payée et, pour peuque la chance nous favorise, nous serons bientôt sur la trace desbandits qui vous ont causé tant de chagrin.

« Pour en finir, il serait peut-être bonque vous vous décidiez à faire le voyage de New York et que vousveniez me rejoindre en compagnie de M. Ravenel et deM. Paganot. »

La lettre se terminait par diversesindications relatives aux heures des trains et des paquebots, et àl’hôtel où le vaillant bossu engageait ses amis à descendre dèsleur arrivée en Amérique.

– Oscar a raison, ditMlle de Maubreuil, nous n’avons pas le droitd’hésiter plus longtemps.

– Oui, nous devons partir, ajoutaFrédérique avec un geste énergique. Oscar nous montre l’exemple etnous trace notre devoir. Ce n’est pas à ce pauvre bossu, si dévouéqu’il soit, d’aller seul à la recherche de mon père, c’est àmoi.

– Et moi, ta meilleure amie, ta sœuradoptive, je dois être à tes côtés et partager les dangers et lesfatigues de ton voyage.

– Mais, dit Frédérique avec unmélancolique sourire, ne serait-il pas bon de prévenir ceux quinous aiment ? Ne décidons rien avant de leur avoir demandéconseil.

– Tu as raison, s’écria Andrée en jetantun manteau sur ses épaules.

– Je cours trouver M. Paganot à sonauberge de la Tête-de-Pie, il n’est certainement pas encore sorti.Je te laisse le soin de lire la lettre d’Oscar et de faire part denotre détermination à M. Ravenel qui ne tardera pas à venir,comme il le fait tous les jours.

Après un affectueux baiser, les deux jeunesfilles se séparèrent. Frédérique n’eut pas longtemps à attendre. Unquart d’heure s’était à peine écoulé que le naturalisteapparaissait à la grille d’entrée, chargé d’une gerbe de fleurs deschamps qu’il apportait à sa fiancée, ainsi qu’il en avait coutumechaque matin.

– Eh bien, dit-il, ma chère aimée,avez-vous quelque bonne nouvelle à m’apprendre ?

– Non, Roger, pas encore. Cependant, j’aireçu une lettre d’Oscar. Lisez-la et dites-moi ce que vous enpensez.

Le naturaliste parcourut la missive d’un coupd’œil, mais il s’arrêta plus longuement à la dernière phrase.

– Frédérique, murmura-t-il, je vous aimetant que tout mon bonheur doit venir de vous. Je ne suis heureuxque quand vous souriez. Je ferai tout ce que vous voudrez. Allonschercher votre père puisque vous le désirez.

Dans un grand élan d’enthousiasme, il entraînala jeune fille vers la terrasse qui dominait la mer. Et le brasétendu dans un geste vers les horizons lointains, ils’écria :

– C’est là-bas que nous irons. C’estlà-bas que nous retrouverons votre père, c’est là-bas que nouspourrons nous aimer sans arrière-pensée, sans tristesse.

– Oui, c’est là-bas, murmura derrière luiune autre voix.

C’était celle de l’ingénieur Paganot quiaccourait en compagnie d’Andrée.

– Le sort en est jeté, dit-il. Nousallons partir pour New York. Une voix secrète me dit que nous ysommes attendus avec impatience.

Une profonde émotion s’était emparée des deuxjeunes filles. Elles contemplaient leurs fiancés d’un regardextasié. Comme ils leur semblaient beaux, les deux jeunes hommes,dans l’enthousiasme du dévouement ! Andrée et Frédériquesentaient qu’elles étaient tendrement aimées. Leurs fiancés nepouvaient leur donner une plus grande marque d’attachement qu’enabandonnant ainsi leurs travaux, leurs études, leur pays même, pourles suivre sur une terre étrangère où peut-être ils allaient êtreexposés à bien des dangers.

L’ingénieur Paganot avait déjà fait un certainnombre de fois la traversée de l’Atlantique. Il connaissait lesmeilleurs moyens de locomotion et les tarifs les moins dispendieux.Ce fut lui qui se chargea d’établir le bilan des frais de route etl’itinéraire du voyage.

Grâce aux renseignements puisés dans lesannuaires et les indicateurs, il décida que le plus simple était departir dès le lendemain pour Paris où l’on passerait une journéepour faire les achats indispensables à une longue traversée.

Andrée et Frédérique se couchèrent tard cesoir-là. Ayant de quitter la maison familiale, elles tenaient àranger soigneusement les objets qui leur étaient les plus chers etles souvenirs les plus précieux ; puis il fallut faire lesmalles. Le bagage, quoique très simplifié, était encoresuffisamment volumineux.

Dès le matin, elles se mirent en quête d’unbon voiturier et se rendirent chez un vieux serviteur deM. Bondonnat, Éric Marsouan, qu’elles chargèrent de veillerpendant leur absence sur la demeure qu’elles allaient quitter.

À midi, tout le monde était réuni dans lavilla, où les colis furent chargés sur un camion qui les transportaà la gare la plus proche, et deux heures plus tard, les quatrevoyageurs, installés dans un wagon de première classe, filaientvers Paris d’où ils devaient s’embarquer pour Cherbourg par letrain transatlantique.

Le voyage de Paris à Cherbourg ne fut marquépar aucun incident et les quatre jeunes gens prirent place dans lescabines qu’ils avaient retenues télégraphiquement à bord duKaiser-Wilhelm qui, bientôt, sortit de la rade et cinglavers la haute mer.

La traversée fut assez pénible pour les jeunesfilles, auxquelles le mal de mer ne fit pas grâce, et quand, sixjours après, elles prirent pied sur les quais de New York, ellesétaient d’une telle pâleur que leurs fiancés s’en alarmèrent, maiselles eurent vite fait de reprendre leurs couleurs.

Oscar Tournesol, qui était venu au-devantd’elles et qui se chargea de les conduire à Preston-Hotel, trouvaseulement que le chagrin les avait fait maigrir.

Depuis qu’il était en Amérique, le bossun’avait pas éprouvé d’émotion plus vive que celle que lui causa lavenue de ses amis.

– Je vous ai écrit de venir àPreston-Hotel parce que c’est un établissement que je connais et jesais que vous y serez très confortablement.

Malgré les assurances d’Oscar, les quatreFrançais furent quelque peu surpris de l’organisation de l’hôtelaméricain.

À l’entrée, une dame installée dans une cagevitrée remit à chacun d’eux un carton sur lequel était inscrit unnuméro, celui de sa chambre. Un ascenseur électrique les déposa auseuil même de leurs portes, qui avaient accès toutes les quatredans le même couloir.

Ce qui surprit les voyageurs, ce futd’apercevoir dans chacune des pièces un immense cadran émaillé,placé juste au-dessus de la cheminée, en face de la fenêtre ;au centre se trouvait une poignée de nickel actionnant une longueaiguille dorée.

Ils purent alors lire, en guise d’heures, surcet étrange disque qui scintillait à la lueur de l’électricité, desmots répétés en plusieurs langues et indiquant tout ce dont ilspouvaient avoir besoin, comme : cirage, brosses, peigne, eauchaude, eau froide, café, chocolat, thé, masseur, médecin,sage-femme, poulet, gigot, dîner, déjeuner, douche, pantoufles,garçon, femme de chambre, etc.

Il suffisait de pousser l’aiguille sur le motdésignant l’objet désiré pour être servi avec une rapiditémerveilleuse.

Andrée et Frédérique, qui toutes deux un peupeureuses avaient résolu d’habiter la même chambre, firent pivoterl’aiguille afin d’avoir à dîner. Elles furent servies à laminute ; le repas était copieux et délicat, mais laphysionomie des deux garçons qui les servirent leur parutsouverainement antipathique, pour ne pas dire inquiétante.

À un moment donné, pendant qu’elle tendait àl’un d’eux son assiette, Andrée tressaillit, intimidée parl’effronterie de deux prunelles jaunes comme celles des chats, etelle crut remarquer sur les lèvres de l’homme un méchantsourire.

Frédérique, de son côté, avait eu la mêmeimpression.

La table une fois desservie, les deux jeunesfilles se firent part de l’impression qu’elles avaientressentie.

– As-tu remarqué, Frédérique, ces minespatibulaires. Je ne sais si c’est parce que je ne suis pas habituéeencore aux gens de ce pays, mais cet individu m’a fait peur. Il m’asemblé qu’il me menaçait, qu’il me voulait du mal…

– Ma pauvre Andrée, je suis aussi peurassurée, que toi. Cet hôtel a beau être luxueux, je ne m’y senspas à l’aise… Je puis être dans l’erreur, mais ces deux garçons, unsurtout, ont des faces de bandit.

– Allons, rassure-toi, reprit Andrée.Après tout, pourquoi veux-tu qu’on nous menace et qu’on nous enveuille ? Nous arrivons à peine et personne ne nousconnaît.

– Oui, il faut être raisonnables.N’oublions pas que nous avons à remplir une tâche sacrée. Nousn’avons pas le droit de manquer de courage. D’ailleurs, Oscar nousa affirmé que l’établissement était honorable. Couchons-nous. Lerepos nous est nécessaire et, dès demain, nous nous mettrons encampagne.

Les deux jeunes filles se mirent au lit et,malgré leurs craintes, reposèrent paisiblement ; c’était lapremière nuit qu’elles passaient sur le sol de l’Amérique.

Cependant, leur instinct ne les avait pastrompées. Les deux garçons qui leur avaient fait si grand-peurn’étaient autres que deux suppôts de la Main Rouge.

Cependant cette impression fâcheuse se dissipapetit à petit les jours suivants. Les deux jeunes filles étaienttout au plaisir de connaître un monde nouveau qui ne ressemblait enaucun point à l’Europe.

Les quatre jeunes gens, après avoir fait lesvisites indispensables au consulat de France et aux personnages lesplus notoires de la colonie française, se mirent en devoir derecueillir les renseignements qui devaient faciliter leurtâche ; mais leurs recherches étaient vaines ; l’enquêtequi devait leur faire retrouver M. Bondonnat ne faisait pas unpas, et cela en dépit du zèle que déployait Oscar Tournesol.

– Savez-vous ce qu’il faudraitfaire ? dit un jour le bossu à Frédérique. Il faudrait aller àla maison de fous où Baruch est enfermé.

– Non, murmura la jeune fille, c’estimpossible.

– Pourquoi cela ?

– J’ai horreur de ce misérable.

– Il faut surmonter votre répugnance.Vous savez de quel mystère ont été entourées la condamnation etmême l’arrestation de l’assassin ; personne n’a jamais pu voirclair dans cette sinistre affaire. Et je suis sûr qu’il y a unecorrélation évidente entre les deux faits, l’assassinat deM. de Maubreuil et la disparition de son ami…

– C’est aussi l’avis de mon amie Andrée,murmura Frédérique, devenue songeuse.

– Et je suis sûr, reprit Oscar, queBaruch, qu’il soit complètement fou ou qu’il lui reste quelqueslueurs de raison, pourra nous fournir de précieux indices.

– Vous avez peut-être raison.

– Je suis sûr que j’ai raison et jeparierais que M. Paganot et M. Ravenel, si on lesconsultait, seraient de mon avis.

Oscar Tournesol ne s’était pas trompé,l’ingénieur et son ami trouvèrent l’idée excellente, et il futdécidé que tout le monde se rendrait au Lunatic-Asylum de Greenawayoù Baruch se trouvait détenu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer