Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE III – Vers l’inconnu

Quand lord Burydan revint à lui, il setrouvait dans la baleinière aux côtés du poète Agénor, qui luifrictionnait vigoureusement les tempes avec du vinaigre desQuatre-Voleurs. Les Peaux-Rouges et leur pirogue avaientdisparu ; seul celui qui avait tué le requin étaitpaisiblement assis à l’arrière. Les deux matelots américains,délivrés de leurs liens, ramaient paisiblement, comme si riend’extraordinaire ne se fût passé. Il faisait alors presque nuit,et, à une encablure de là, on apercevait la coque d’un vapeur demédiocre tonnage, qui semblait avoir stoppé pour attendre labaleinière.

– Où suis-je ? balbutia lord Burydand’une voix faible.

– Vous êtes en sûreté, lui réponditAgénor. Les Peaux-Rouges ont été mis en fuite par l’arrivée dupaquebot que vous voyez ici et où nous allons prendre passage toutà l’heure.

– Mais cet Indien ? demanda le lorden jetant un regard encore apeuré sur le Peau-Rouge impassible.

– C’est celui qui vous a sauvé. J’ai crubien faire en l’attachant, à prix d’or, à votre service. Il senomme Kloum. Il parle fort bien l’anglais ; et il a étélongtemps employé dans une usine électrique de Jorgell-City. Maisbuvez cela, milord, cela vous remettra complètement.

Agénor offrait à son ami un petit gobeletrempli de vieux whisky. Lord Burydan but, et se sentit mieux.Brusquement, il eut un large éclat de rire.

– Agénor, s’écria-t-il, vous êtes unhomme merveilleux ! Car, j’en suis bien sûr maintenant ;c’est vous qui avez préparé et réglé, comme un metteur en scènehabile, l’attaque des Peaux-Rouges. Le requin devait être quelqueanimal mécanique, quelque automate comme j’en ai vu au théâtre deCovent-Garden, à Londres.

Agénor se contenta de sourire sans donneraucune explication.

– Il est possible, fit-il, que je soispour quelque chose dans tout ceci, mais le hasard a aussi collaboréà ce petit drame. Ne cherchez pas à en savoir davantage. Êtes-voussatisfait ?

– Infiniment.

– Alors, c’est l’essentiel.

Pendant cette brève conversation, on étaitarrivé près du navire à vapeur ; des amarres furent jetées, etbientôt lord Burydan, Agénor et l’impassible Kloum mettaient lepied sur le pont de la Ville-de-Frisco,un paquebot en ferde sept cents tonneaux, dont le capitaine, Mr. Hopkins, se mitgracieusement à la disposition de ses passagers.

Tout le monde se rendit à la salle à manger dubord, où un confortable repas était servi. Le capitaine, avec saface écarlate, ses sourcils touffus et son nez bourgeonnant,ressemblait plutôt à un pirate qu’à un honnête commerçant. Ilportait aux oreilles de petits anneaux d’or, et il avaitcontinuellement à sa portée un gobelet d’étain rempli d’un mélangede whisky et de soda-water. D’après des conventions antérieures, ilavait été entendu entre Agénor et Mr. Hopkins que celui-ciramènerait le lord et son secrétaire à San Francisco. Ces derniersgagnèrent donc leurs cabines respectives, où ils ne tardèrent pas àtomber dans un profond sommeil.

Mais, en montant sur le pont, le lendemainmatin, ils éprouvèrent une violente surprise en constatant que lacôte avait disparu ; de quelque côté qu’ils se tournassent,c’était la mer immense et sans limites. Agénor alla immédiatementtrouver le capitaine Hopkins pour lui demander des explications. Levieux loup de mer ne paraissait d’ailleurs nullement ému.

– Je le regrette vivement, déclara-t-ild’un ton péremptoire, mais il n’y a pas moyen de rentrer à SanFrancisco.

– Cependant, fit Agénor, il étaitconvenu…

– C’est possible. Mais on ne fait pastoujours comme l’on veut. Sachez que mon navire est exclusivementchargé de cercueils de Chinois décédés en Amérique et qui ontexprimé la volonté, comme tous les Chinois, d’aller reposer dans laterre natale. Or, c’est là un genre de marchandise qu’il estinterdit de transporter, et j’ai appris au dernier moment quej’avais été dénoncé !

– De sorte que ?… interrompit lordBurydan avec impatience.

– De sorte qu’il m’est impossible derentrer dans le port avant de m’être débarrassé de ma cargaison, ceque je ne puis faire qu’à Nangasaki. Maintenant, si vous ledésirez, je vous déposerai à l’île de Pâques, ou dans l’archipeldes Marquises, où je compte faire relâche.

– Vous nous avez odieusementtrompés ! s’écria Agénor.

– Ce n’est pas ma faute. D’ailleurs, jesuis prêt à vous rendre votre argent.

Le poète était consterné. C’était là unincident qu’il n’avait pas prévu. Lord Burydan fut le premier àprendre gaiement son parti de cette situation bizarre.

– Ma foi, tant pis ! déclara-t-il.Puisqu’il en est ainsi, nous irons jusqu’à Nangasaki avecMr. Hopkins, et nous tâcherons de nous ennuyer le moinspossible pendant la traversée.

– Aussi, c’est de ma faute, murmuraAgénor. J’aurais dû me renseigner.

– Ne vous faites aucun souci à cet égard.Je ne regrette nullement ce voyage forcé ; et nous avons làune occasion unique de visiter les îles océaniennes.

– D’ailleurs, expliqua le capitaine,enchanté de voir les choses s’arranger si facilement, laVille-de-Frisco est abondamment pourvue de vivres, etc’est un navire de premier ordre.

En cela, l’honorable capitaine exagéraitlégèrement ; la Ville-de-Frisco était une antiquecarcasse dévorée par la rouille, et dont la machine, vingt foisréparée, ne donnait, dans les meilleures conditions, qu’une vitessede huit à dix nœuds à l’heure. D’ailleurs, par économie,Mr. Hopkins ne brûlait que des escarbilles et des déchets decharbon, et il hissait des voiles de fortune chaque fois que levent était favorable. Pour la rapidité du transport, son navireétait à peu près ce que serait, à un train éclair, une ancestralediligence.

Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écouléesque lord Burydan était retombé dans sa neurasthénie. Malgré touteson imagination, Agénor n’arrivait pas à le distraire. Seull’Indien Kloum, qui avait troqué son costume éclatant contre unesimple vareuse de matelot, paraissait parfaitement à l’aise. Ilfaisait ses quatre repas avec un appétit magnifique, et, le restedu temps, se promenait sur le pont, du même pas égal et cadencé, enfumant son calumet de terre noire.

Le second jour, la mer devint grosse. LaVille-de-Frisco n’avançait plus qu’avec une extrêmelenteur ; et, quoique le capitaine déclarât avec une assuranceimperturbable que son navire était d’une solidité à toute épreuve,personne n’était rassuré.

Vers le soir, le vent souffla en tempête. Levieux paquebot, dont les foyers avaient été éteints par mesure deprécaution, était désormais le jouet des lames. Il roulait ettanguait lourdement, et les boulons de sa carcasse disjointegrinçaient de façon lamentable. Bientôt, on apprit que legouvernail avait été emporté par une vague.

Avec une impudence remarquable,Mr. Hopkins avait d’abord déclaré que ce n’était qu’un grain.Mais il dut bientôt en rabattre de cet aplomb. Vers dix heures dusoir, une voie d’eau se déclara. Tout le monde se mit aux pompes,sans en excepter lord Burydan, le poète Agénor et le Peau-Rouge. Ontravailla toute la nuit sans résultat appréciable. Au matin, latempête n’était pas calmée, et on constatait une seconde voied’eau.

Déjà, deux matelots avaient été noyés. Lecapitaine Hopkins, qui était monté sur la dunette, fut lui-mêmeemporté par un coup de mer. La situation était désespérée. Encorequelques minutes, et la Ville-de-Frisco, dont la membrureétait complètement disloquée, allait couler à pic.

Aidés de Kloum, Agénor et lord Burydandescendirent dans la baleinière, laissant au reste de l’équipage lagrande chaloupe. Ils venaient d’y prendre place lorsque, sous lapoussée d’une vague plus forte, le vieux steamer s’entrouvrit avecun craquement sinistre ; la mer se couvrit de cercueils deChinois et de débris flottants de toutes sortes.

Une minute encore, et, à la place de laVille-de-Frisco, il n’y eut plus qu’un grand remous quifaillit faire chavirer la baleinière.

Toujours silencieux et impassible, l’IndienKloum avait pris les rames, pendant qu’Agénor s’emparait de labarre du gouvernail. La frêle embarcation était soulevée comme uneplume à la crête de vagues énormes, pour dégringoler ensuite en desabîmes écumants ; à chaque instant, des paquets de merl’emplissaient d’une eau que lord Burydan vidait tant bien que malavec son chapeau.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé depuisle naufrage du steamer que les trois passagers de la baleinièrevoyaient passer à côté d’eux la grande chaloupe qui flottait,renversée, la quille en l’air.

À ce moment, une des rames que tenait lePeau-Rouge se cassa aussi nettement que si elle eût été de verre.La baleinière tournoya, se mit à danser comme un bouchon, et lasoudaineté du choc fit perdre l’équilibre au poète Agénor, qu’unelame gigantesque emporta.

Lord Burydan eut un geste de désespoir. Ileût, certes, sacrifié volontiers sa vie pour sauver son ami ;mais, au milieu d’un tel cataclysme, il était impossible de portersecours au pauvre poète qui, déjà, avait disparu dans la tourmente.Lord Burydan, une fois de plus, comprit l’inutilité de sesmillions, et, refoulant un sanglot, il vint s’asseoir à la placeque lui désignait Kloum, qui ne s’était pas départi un seul instantde son sang-froid. Se servant, en guise de godille, de l’uniquerame qui lui restait, le vieil Indien parvint à empêcherl’embarcation de chavirer. Mais le vent les emportait à une vitessefurieuse. Ils étaient trempés jusqu’aux os. Ils avaient froid etils avaient faim. Ils se cramponnaient désespérément aux bancs dela baleinière, par une impulsion presque inconsciente.

Vers midi, il se produisit une accalmie. Kloumen profita pour vider l’eau dont la baleinière était remplie, et iloffrit à lord Burydan la moitié d’une gorgée de whisky qui restaitau fond de sa gourde.

L’après-midi, la mer s’apaisa complètement,Kloum parvint à pêcher une brassée de grandes algues sous lesfeuilles desquelles étaient attachés de petits coquillagesbivalves. Ce chétif repas réconforta les deux hommes. Mais ilstombaient de sommeil. Ils convinrent de dormir alternativementchacun deux heures, et c’est ainsi qu’ils atteignirent la nuit, enproie aux plus terribles craintes, car le vent s’était levé denouveau, et les vagues se gonflaient, déjà presque aussi furieusesque la veille.

Lord Burydan était à bout de courage.

– Nous sommes perdus ! murmura-t-il.J’ai envie de me jeter à l’eau tout de suite, pour en finir plusvite.

– Ne faites pas cela, milord, répliquavivement le vieux Peau-Rouge. Kloum a deviné que nous ne sommes pasloin de la terre.

– Comment as-tu pu devinercela ?

– Écoutez !…

Lord Burydan prêta l’oreille. À travers leshurlements du vent, il perçut une sorte de croassement funèbre.

– C’est des cris des oiseaux de mer,expliqua Kloum ; et quand il y a des oiseaux, la terre n’estpas loin.

– Qu’importe ? murmura l’Anglais,complètement démoralisé. Je tombe de fatigue, et je meurs de froid.Je sens que je n’aurai pas la force de rester cramponné à mon banc…La première vague m’emportera…

– Il ne faut pas, milord. Et tenez, il ya un moyen : je vais vous attacher.

Et il se servit de la corde de l’ancre pourfixer solidement son compagnon à son banc.

La nuit s’écoula dans les transes. Le ventétait un peu tombé, mais il faisait un froid glacial. Enfin, lejour parut. Quand les premiers rayons d’un pâle soleil eurentéclairci le brouillard, Kloum discerna, dans l’éloignement, unegrande masse sombre, qui était sans doute un cap formé de falaisesrocheuses.

– Sauvés ! s’écria l’Indien.

Il réveilla lord Burydan, que la vue du rivageput à peine arracher à l’espèce de torpeur où il avait été plongé.Kloum avait oublié sa fatigue. Il manœuvrait avec dextérité labaleinière à travers le semis de petits écueils qui défendaient lesabords de cette terre inconnue. Le brouillard s’était complètementdissipé. Les naufragés reconnurent en face d’eux une haute muraillegranitique qui semblait n’offrir aucune solution de continuité. Aubas de la falaise s’étendait une plage de galets, en ce momentviolemment secoués par le ressac.

Kloum tenta d’aborder ; mais l’entrepriseétait pleine de difficultés. Chaque fois qu’il essayait, la vaguele rejetait vers la ceinture de brisants qu’il avait eu tant depeine à franchir.

Tout à coup, des hommes à longue barbe, vêtusde cuir et chaussés d’immenses bottes, sortirent d’uneanfractuosité de la falaise. Ils étaient armés de gaffes, degrappins et de crocs. En quelques minutes, ils eurent halé sur lerivage la baleinière ; lord Burydan et son compagnons’apprêtaient déjà à les remercier, lorsqu’un des hommes tira de saceinture un browning, et les mit en joue.

– Dis donc, Slugh, fit-il en se tournantvers un autre personnage à longue barbe, qui paraissait être lechef, faut-il leur faire sauter le caisson ?

– Ma foi, fit Slugh avec hésitation, jene sais pas trop.

– Tu n’ignores pas que les ordres desLords sont formels. Pas d’étrangers, pas d’espions.

À ce moment, un coup de canon se fit entendredans le lointain, bientôt suivi d’un second, puis d’un troisième.Slugh avait changé de visage :

– C’est le yacht de la Main Rouge,balbutia-t-il avec respect. C’est aux Lords seuls qu’il appartientde décider du sort des prisonniers !

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