Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VI – Sur l’Hudson

En descendant de l’auto qui les avaitrapidement transportées jusqu’au quai de l’Hudson, miss Isidora etsa dame de compagnie prirent place dans le canot électrique quiservait à leurs habituelles promenades sur le fleuve. C’était uneélégante embarcation entièrement construite en bois de teck et aucentre de laquelle se dressait une sorte de cabine assez semblable,comme disposition, à celles que l’on voit sur les gondolesvénitiennes.

Les deux femmes s’assirent sur les coussins develours bouton d’or, pendant que le chauffeur s’installait àl’arrière.

Presque sans bruit, le canot glissa entre lesnombreux navires ancrés dans l’immense estuaire et qui portaientles pavillons de toutes les nations du monde. De grands clippers,chargés de bois et venus du Canada, ferlaient leurs voiles géantes.Des paquebots de fer lançaient des torrents de fumée noire, tandisqu’un peuple de dockers, appartenant à toutes les races del’univers, s’affairait dans le tapage des sirènes à vapeur et lessifflets des usines. On eût dit l’activité d’une monstrueusefourmilière.

Mais bientôt, le canot électrique eut dépasséles faubourgs industriels, bordés d’usines noires de suie, crachantjusqu’aux nuages, avec une éructation presque douloureuse, leursvapeurs nauséabondes ; les rives de l’Hudson apparurentbordées de villas et de jardins.

Miss Isidora aspirait avec délice l’atmosphèrerafraîchie par la brise et elle écoutait, avec un sourire distrait,le bavardage de l’Écossaise.

Comme beaucoup de vieilles filles, mistressMac Barlott avait une manie, manie d’ailleurs tout à faitinoffensive. Elle collectionnait les portraits des acteurs et desactrices célèbres. Sa galerie, qui comptait plusieurs milliers dephotographies – et même des coupures de journaux illustrés –,passait pour avoir une réelle valeur documentaire.

– J’attends de Rome et de Paris,dit-elle, un lot important qui va compléter ma collection…

Miss Isidora, dont la pensée était ailleurs,s’apprêtait à répondre par quelque phrase polie, lorsque, tout àcoup, elle remarqua avec épouvante que le canot électrique venaitde s’engager dans un bras du fleuve resserré entre deux îles ;à l’entrée de cette espèce de canal, une large pancarte portait cetavertissement en lettres rouges et noires :

THIS CHANNEL IS RESERVED FOR EXPERIENCES OF

– ENGINEER HARDISON –

DANGEROUS[3]

Le chauffeur n’avait pas aperçu la pancarte etle canot continuait à filer à toute vitesse sous l’ombrage desgrands arbres qui bordaient la rive des deux îles.

– Retournez, ordonna la jeune fille enmontrant d’un geste le dangereux avertissement.

Le chauffeur s’aperçut alors de l’imprudencequ’il avait commise, par la faute de sa négligence. Il essaya devirer de bord. Impossible, le canal ne présentait pas une largeursuffisante.

Miss Isidora était devenue pâle, mais ellen’avait pas perdu son sang-froid. Sans savoir au juste quel dangerpouvaient lui faire courir les expériences de l’ingénieur Hardison,elle pensa que le plus simple serait d’accoster sur la rive la plusproche.

– Abordez ! ordonna-t-elle avecimpatience.

Le chauffeur voulut obéir, mais il ne putamortir assez promptement l’élan de l’embarcation qui avança encored’une dizaine de mètres en vertu de la vitesse acquise. Uneestacade, jusque-là masquée par un bouquet d’arbres, apparutbrusquement. Il s’y trouvait cinq personnes qui, à la vue du canot,donnèrent tous les signes d’une violente terreur.

– Retournez vite, criaient-ils engesticulant, ou vous êtes perdus !

– Trop tard ! cria quelqu’un d’unevoix déchirante.

À ce moment même, une gerbe de liquide s’élevade la surface du canal avec le bruit d’une sourde détonation,chavirant le canot et ceux qui le montaient.

L’ingénieur Hardison, bien connu en Amériquepar ses découvertes sur les explosifs, était précisément en traind’expérimenter une nouvelle torpille chargée d’une poudre de soninvention ; la malchance avait voulu que le chauffeurn’aperçût pas la pancarte qui avertissait du danger et que le canotarrivât à l’instant précis où la torpille allait faireexplosion.

Mais déjà un des témoins de cette scène, sansmême prendre la peine d’enlever ses vêtements, s’était jeté àl’eau, et après avoir plongé deux fois avait ramené miss Isidoraévanouie sur la berge.

C’était l’ingénieur Harry Dorgan que, par uneétrange coïncidence, l’inventeur Hardison avait invité la veille àassister à ses expériences ; c’était lui qui avait poussé uncri d’angoisse en constatant le péril que courait la jeunefille.

Pendant ce temps, l’inventeur Hardison et sesamis avaient sauté dans une yole et ils avaient repêché, assezaisément, mistress Barlott et l’imprudent chauffeur du canotautomobile.

Les trois victimes furent étendues sur lapelouse de gazon qui se trouvait en face des ateliers del’ingénieur, et des soins énergiques leur furent prodigués :application de révulsifs puissants, respiration artificielle,massages.

Ce fut l’Écossaise qui reprit connaissance lapremière sitôt qu’on eut approché de ses narines un flacon derevigoratif « lavander salt ». Le chauffeur, au boutd’une demi-heure de soins, fut également rappelé à l’existence.

Seul l’état de miss Isidora demeuraitinquiétant. Le front de la jeune fille avait porté sur le bordagenickelé du canot, sa tempe était barbouillée de sang et son visageoffrait une lividité cadavérique.

L’inventeur Hardison était consterné.

– C’est encore une chance, bégayait-il,presque aussi pâle lui-même que les victimes de l’accident, quel’effet de ma torpille se produise entièrement dans le sens de laverticale ! Autrement, le canot aurait été littéralementpulvérisé.

À genoux près de celle qui avait été safiancée, l’ingénieur Harry avait pansé la légère blessure de latempe et il venait de constater, avec une joie infinie, que le cœurbattait encore faiblement. La rapidité avec laquelle miss Isidoraavait été secourue avait été telle que l’asphyxie n’avait pas mêmeeu le temps de commencer son œuvre. Il fallait attribuerl’évanouissement de la jeune fille à la contusion assez gravequ’elle avait reçue et, sans doute aussi, au saisissement de lapeur.

D’abord rassuré par cette idée, Harryretombait dans les transes en s’apercevant que, malgré tous lessoins, Isidora ne revenait pas à elle.

– Elle est morte ! s’écria-t-il avecun immense désespoir, et c’est moi qui suis un des auteurs de samort…

C’est à ce moment que mistress Mac Barlott,qu’un verre de whisky venait de remettre complètement sur pied,s’avança tragiquement vers le corps inanimé de sa maîtresse, ets’écria d’une voix lamentable :

– Vous venez de tuer miss Isidora !Que vais-je répondre à Fred Jorgell, mon maître, mon bienfaiteur,qui avait confié à ma garde son unique enfant ?

Mais, tout à coup, elle reconnut l’ingénieuret se précipita vers lui.

– Comment, c’est vous, mister HarryDorgan ! murmura-t-elle d’un air de tristesse et de reproche,c’est vous qui placez des torpilles sur notre passage… Ah ! jen’aurais jamais cru cela de votre part ! Je m’imaginais, commetout le monde, que vous aviez pour miss Isidora une ancienne etsincère affection… Ainsi, le père essaye de nous ruiner, et lefils…

Harry Dorgan était à la fois furieux etdésespéré.

– Mais je ne suis pour rien dansl’accident, répliqua-t-il, c’est moi, au contraire, qui viensd’arracher miss Jorgell à la mort !

La jeune fille ouvrit languissamment les yeux,regarda autour d’elle d’un air d’accablement profond, puis,reconnaissant Harry Dorgan, elle eut un faible sourire et esquissale geste de tendre la main au jeune homme.

– Elle vit, nous la sauverons !s’écria mistress Mac Barlott. Un médecin ! Il faudrait unmédecin !

Presque au même moment, un personnage grave ettout vêtu de noir s’avança à pas comptés ; c’était le docteursi impatiemment attendu. Il activa d’ailleurs son allure sitôtqu’il fut informé que la cliente pour laquelle il était appeléétait la fille d’un milliardaire.

Après avoir procédé à un examen rapide, ildéclara pédantesquement :

– Certes, l’état général est inquiétant,la dépression nerveuse est considérable, des accidents ultérieurssont peut-être à redouter du côté du cœur ; cependant, jusqu’ànouvel ordre, je ne crois pas que la vie de la malade soit endanger…

Et il ajouta au milieu du silence et del’attention générale :

– La première chose à faire est detransporter la malade dans un endroit où je puisse lui prodiguermes soins.

– J’ai mon auto ! s’écria HarryDorgan.

Isidora fut aussitôt déposée avec précautionsur les coussins de la voiture ; le docteur et mistress MacBarlott prirent place à ses côtés, pendant que l’ingénieur Harrys’asseyait en face d’elle.

Quelques minutes plus tard, on fit halte enface d’une pharmacie où le docteur fit exécuter, sous ses yeux, unepotion cordiale dont il fit avaler deux cuillerées à sa cliente.L’effet de cet élixir fut immédiat. Isidora reprit de nouveauconnaissance et l’auto put repartir à toute allure. Le docteur sefrottait les mains sans essayer de dissimuler la satisfaction qu’ilressentait.

– C’est bien ce que je pensais,murmura-t-il d’un ton important, la phase de prostration estterminée, l’évanouissement se dissipe, la pâleur même s’effacepetit à petit. Quant à la blessure de la tempe, rien de grave. Jeme fais fort, au bout d’une ou deux semaines de traitement, deremettre complètement sur pied la charmante miss Jorgell…

Le docteur continuait à pérorer pendant quel’auto traversait les faubourgs de New York.

Tout à coup, elle stoppa devant un édifice auxtourelles gothiques, aux sculptures luxueuses et compliquées.

C’était la demeure de William Dorgan que lemilliardaire avait fait reconstruire, dans une situation moinsdangereuse, aussitôt après le grand incendie qui l’avait détruite.Dans son émotion, l’ingénieur Harry n’avait donné aucune adresse àson chauffeur et celui-ci était tout naturellement revenu chez sonmaître.

Mais mistress Mac Barlott s’était levée.

– Vous devez comprendre, dit-elle àl’ingénieur, que miss Isidora, quelle que soit la gravité de sonétat, ne peut recevoir l’hospitalité chez l’adversaire le plusacharné de son père.

– Cependant…, balbutia l’ingénieurHarry.

– C’est impossible, vous dis-je,absolument impossible !…

Mais à ce moment, soit que l’effet de lapotion qui l’avait momentanément ranimée se fût dissipé, soit quel’émotion que lui avait causée la vue de la demeure de son ancienfiancé eût été trop vive, miss Isidora poussa un profond soupir, serenversa dans les bras de sa dame de compagnie et perdit de nouveauconnaissance.

– Laissons là les questions deconvenances, s’écria Harry avec énergie, il faut avant tout songerau salut de miss Isidora. Ce serait exposer sa vie que d’aller plusloin.

– Que dit le docteur ? demandal’Écossaise, tout interloquée.

– Après cette nouvelle syncope, déclaragravement le praticien, je ne réponds de rien si la malade doitêtre soumise de nouveau aux cahots du transport.

Mistress Mac Barlott se tut ; l’autoritétoute-puissante de la Faculté n’était pas à mettre en balance avecles nécessités du protocole. Quelques minutes plus tard, Isidoraétait déposée avec précaution, sur le lit d’une spacieuse chambrelaquée de bleu pâle et de vert tendre, dont le décor printanierconvenait parfaitement à celle qui allait, pendant quelques jours,en devenir l’habitante.

Pendant que le docteur, plus inquiet qu’il nevoulait le paraître, faisait prendre à miss Isidora une nouvelledose de la potion, l’Écossaise s’était précipitée au téléphone etprévenait Fred Jorgell.

Le milliardaire laissa échapper une série dejurons bien yankees en apprenant l’accident arrivé à safille ; mais sa colère ne connut plus de bornes quand ilapprit qu’Isidora avait précisément trouvé asile chez son ennemiWilliam Dorgan.

– By God ! rugissait-ildans l’appareil, vous êtes stupide, mistress ! Vous n’auriezpas dû laisser faire une pareille chose !… Me voilà,maintenant, forcé d’aller remercier un homme que jedéteste !…

– Il le fallait, sir, s’excusait mistressMac Barlott… Le médecin…

– Taisez-vous !… Vous mériteriez queje vous renvoie en Écosse !

Mistress Mac Barlott n’entendit plusrien ; Fred Jorgell avait raccroché violemment le récepteur del’appareil.

Dix minutes après, il se présentait, enpersonne, chez William Dorgan, très calmé, ne pensant plus qu’à unechose, au péril que courait son enfant.

Quand Isidora revint à elle, elle constataavec surprise qu’elle se trouvait dans une chambre qui lui étaitinconnue ; et ce fut avec non moins de stupeur qu’elle aperçutà son chevet William Dorgan, Harry Dorgan et son père, quiparaissaient s’entretenir à voix basse avec une certainecordialité.

Elle crut rêver, elle voulut parler, maisHarry mit, en souriant, un doigt sur ses lèvres, pendant quemistress Mac Barlott lui présentait une potion. Elle but à petitesgorgées sans essayer de comprendre une aussi étrangesituation ; presque aussitôt après elle tombait dans unpaisible sommeil.

– Maintenant, déclara le docteur qui,discrètement, s’était tenu à l’écart, tout va bien ; demain,miss Jorgell sera presque remise de cette terrible secousse. Saguérison ne sera plus qu’une question de petits soins.

– Et je vous promets, mister Jorgell,qu’elle n’en manquera pas ici, s’écria Harry Dorgan avecénergie.

Les deux milliardaires ne purent s’empêcher desourire ; ils sortirent ensemble et William Dorgan reconduisitcérémonieusement Fred Jorgell jusqu’à son auto.

Au moment de se séparer, ils se serrèrent lamain.

– Je vous suis infiniment reconnaissantde ce que vous avez fait pour Isidora, dit Fred Jorgell d’un air unpeu contraint.

– Ma conduite est toute naturelle, ce mesemble, répliqua William Dorgan, mon fils n’est-il pas un desauteurs de l’accident ?…

– Ne parlez pas ainsi, c’est lui-même quil’a sauvée ; c’est une chose que je n’oublierai jamais,quelles que soient nos rivalités financières.

Le dialogue se poursuivit pendant quelquetemps sur ce ton de courtoise froideur, puis les deux milliardairesprirent congé l’un de l’autre. Le lendemain, comme l’avait préditle docteur, miss, Isidora allait beaucoup mieux ; elle putprendre quelques aliments légers et reçut la visite de son pèrequi, cette fois, se retira complètement rassuré. Ce jour-là lesdeux milliardaires s’entretinrent plus longtemps que laveille ; tous deux étaient foncièrement sympathiques l’un àl’autre, tous deux éprouvaient un secret remords à l’animosité quiles divisait.

L’ingénieur Harry passa une grande partie del’après-midi dans la chambre de miss Isidora, que l’Écossaisen’avait pas quittée un instant et soignait avec un admirabledévouement.

Harry avait apporté une masse de journauxillustrés et de livres nouveaux, et malgré l’opposition de mistressBarlott, qui prétendait que l’on empiétait sur ses attributions, ilvoulut faire lui-même la lecture à la charmante convalescente. Puistous deux se laissèrent aller à une causerie pleine de charme. Ilssavaient qu’il ne leur était plus permis de faire des projetsd’avenir, mais ils s’abandonnaient à la joie des souvenirs.

– Isidora, dit Harry après un longsilence, vous rappelez-vous comme nous étions heureuxautrefois ?…

La jeune fille poussa un profond soupir, sonbeau visage s’empourpra.

– Hélas ! murmura-t-elle, pourquoifaut-il que nos rêves de jadis soient devenusirréalisables ?

– Pourquoi seraient-ilsirréalisables ? Le serment que je vous ai fait, de n’avoird’autre femme que vous, je le tiendrai, je vous le jure de nouveau,et cela même si vous en épousiez un autre.

– Je suis résolue à ne pas me marier.

– Vous ne m’aimez donc plus,Isidora ?

La jeune fille avait les yeux gonflés delarmes.

– Mon cœur n’a point changé,balbutia-t-elle d’une voix presque imperceptible, mais lescirconstances ont rendu ce mariage impossible. Pourquoi faut-il quemon frère soit un misérable ?…

– Qu’il ne soit pas question de lui.C’est comme s’il n’avait jamais existé.

– Et cette rivalité qui fait de nos pèresdeux ennemis acharnés, deux rivaux irréconciliables…

Miss Isidora était dans un de ces moments oùle cœur déborde, comme une coupe trop pleine, où les secretsparaissent trop lourds aux plus discrets ; elle savait que leloyal Harry n’était pas capable de trahir sa confiance.

– Écoutez, dit-elle, prenant brusquementson parti, sans, souci de la mine effarée de sa dame de compagnie,il vaut mieux que vous sachiez tout. Mon père est à deux doigts dela ruine et cela à cause de la guerre acharnée que lui fait depuisquelques mois Mr. Dorgan.

Et sans essayer de rien dissimuler, elledépeignit la vraie situation de Fred Jorgell.

L’ingénieur avait écouté cette confidence lamine sombre et les yeux baissés.

– Vous devez bien supposer, Isidora,répondit-il, que je ne suis pour rien dans tout ceci. Mon père estmal conseillé par mon frère Joë et aussi par les frèresKramm ; ils lui inspirent toutes sortes de résolutionsdéloyales ou excessives et, je ne sais comment la chose s’estfaite, je n’ai plus maintenant assez de pouvoir sur mon père pourcontrebalancer cette néfaste influence.

Harry demeura quelque temps perdu dans sesréflexions. Il semblait hésiter.

– Isidora, dit-il enfin, j’ai tropd’affection pour vous pour ne pas tenter un suprême effort enfaveur de votre père.

– Avez-vous quelque chance deréussir ? demanda la jeune fille toute palpitante d’uneangoisse qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

– Je ne sais ; mais, en ce moment,il se présente une occasion favorable qui ne s’offrira peut-êtrepas d’ici longtemps… Nos ennemis, les frères Kramm et mon frèreJoë, dont la haine acharnée a causé tout le mal, sont absents deNew York pour une longue tournée dans les plantations de coton etde maïs que possède le trust. Mon père est pour quelque tempsaffranchi de leurs pernicieux conseils… Je vais faire une démarche.Mais je ne puis rien vous dire de plus aujourd’hui…

Miss Isidora n’osa demander d’explications àl’ingénieur, mais elle avait repris courage ; elle savaitqu’Harry, pour lui être agréable, était prêt à tout entreprendre.Une voix mystérieuse lui disait que le banal accident, qui l’avaitmise de nouveau en relations avec William Dorgan et son fils,aurait peut-être d’inattendues et de providentiellesconséquences.

Ce soir-là, elle se coucha moins tourmentéepar le souci de l’avenir ; si faible qu’il fût, elle avait unespoir.

En quittant miss Isidora, Harry Dorgan étaitmonté directement chez son père, il l’avait trouvé de fort méchantehumeur, tenant en main une masse de lettres et de télégrammes qu’ilfroissait avec dépit.

Harry s’informa timidement des raisons dumécontentement paternel.

– Je suis furieux, dit WilliamDorgan ; certes, je le reconnais, ton frère Joë, depuis qu’ilnous est revenu de sa captivité chez les bandits de la Main Rouge,se montre en affaires d’une supériorité écrasante.

– Sans doute.

– Oui, c’est un financier de premierordre, un spéculateur génial, c’est entendu, mais il en prendvraiment un peu trop à son aise avec moi… Il ne daigne même plus meconsulter pour conclure des achats considérables ; c’est àpeine s’il a la politesse de me prévenir une fois l’affairefaite.

– Il est vrai, répliqua l’ingénieur, nonsans ironie, qu’il a derrière lui, pour le conseiller, le docteurCornélius Kramm et Fritz, son frère, qui sont certainement forthabiles…

– Trop habiles ! beaucouptrop ! s’écria le milliardaire avec fureur ; leur succèspersistant et beaucoup trop rapide dans toute espèce despéculations commence à me donner des inquiétudes. Puis, enfin,est-ce les frères Kramm ou moi, William Dorgan, qui dirigeons letrust ? Maintenant, je ne compte plus… Je vois venir le momentoù ces messieurs me mettront au rancart, comme une vieille baderne,si je n’y mets vigoureusement le holà.

Harry Dorgan trouvait son père dans de tropheureuses dispositions pour ne pas essayer d’en profiter.

– Vous savez, mon père, dit-il, que nousn’avons pas, Joë et moi, la même façon de voir. Vous n’avez qu’unmoyen de prouver aux Kramm et à mon frère que vous êtes toujours lemaître.

– Et lequel ?

– Traitez avec Fred Jorgell ; jesais qu’il est prêt à vous céder son trust avec un bénéfice énormepour vous.

William Dorgan eut un geste de surprise.

– Mais, fit-il, je sais qu’il est auxabois, ne vaut-il pas mieux attendre encore un peu pour l’écraserdéfinitivement ?

– Erreur, mon père. Fred Jorgell peut –comme vous l’avez fait vous-même – retrouver, au dernier moment,des commanditaires ; dans ce cas, la bataille serait àrecommencer. En traitant avec lui maintenant et sans le conseil depersonne, vous réalisez un bénéfice moins élevé, mais plus sûr. Et,en somme, vous avez atteint le résultat que vous vous proposiez, endevenant l’unique propriétaire du trust.

William Dorgan ne répondit rien, mais il avaitété vivement frappé de ces raisons.

– Il y a du vrai dans ce que tu dis,murmura-t-il, j’y réfléchirai.

Et il prit congé de l’ingénieur, sans vouloircontinuer la discussion.

Dans la matinée du jour suivant, Harry allarendre visite à miss Isidora, dont le mieux s’était accentué. Lajeune fille avait pu se lever et aller s’asseoir dans la vérandaornée de plantes grimpantes qui se trouvait jointe à sachambre.

Sa première parole fut pour demander àl’ingénieur s’il avait vu son père.

– Oui, dit Harry perplexe, mais je n’aiencore aucune solution et je ne puis rien vous promettre. Demain,peut-être, ou même ce soir, j’espère être complètement fixé.

Miss Isidora n’insista pas, mais toute sa joieétait tombée, le ton dubitatif de l’ingénieur l’avait replongéedans ses cruelles anxiétés.

Dans l’après-midi, Fred Jorgell se présentachez sa fille, où bientôt William Dorgan ne tarda pas à venir lerejoindre.

Comme les jours précédents, les deuxmilliardaires engagèrent une courtoise conversation.

– Je suis heureux de constater, dit FredJorgell, que, grâce à vos bons soins, Isidora va maintenant tout àfait bien. Je crois qu’elle est désormais très transportable etqu’elle pourra, ce soir même, regagner la maison paternelle.

– Vous voulez donc déjà nous priver d’unesi charmante compagnie ? répliqua William Dorgan.

– Il le faut bien, il me reste à vousremercier encore…

– Cela suffit, vous m’avez déjà remercié.Tout le monde, d’ailleurs, eût agi de même à ma place… Maislaissons cela, j’ai à vous dire quelques mots en particulier.

Fred Jorgell eut un geste de surprise, mais ilsuivit silencieusement son interlocuteur.

Une fois qu’ils furent seuls dans le cabinetde travail gothique aux sculptures précieuses, William Dorgan ditsans transition :

– Je vais vous parler carrément. Je saisque vous êtes au bout de vos dollars.

– C’est vrai, fit Fred Jorgell d’un airsombre ; mais où voulez-vous en venir ?

– Attendez. Vous allez être forcé devendre votre trust ?

– À quoi bon cacher ce que je serai forcéd’avouer à tout le monde dans quelques jours ?

– Eh bien ! si vous voulez fairepreuve d’un peu de bonne volonté, nous pouvons, encore nousentendre, et cela à votre complète satisfaction.

Fred Jorgell ouvrait de grands yeux, ilretrouvait son adversaire tel qu’il l’avait connu autrefois,c’est-à-dire accommodant et loyal. Les pourparlers commencés d’unefaçon aussi nette et aussi catégorique devaient forcément aboutirsans le moindre retard. Le père de miss Isidora eut la satisfactionde voir qu’en acceptant les conditions qui lui étaient faites ilsauvait encore presque deux tiers de sa fortune.

Les Yankees vont vite dans les transactions dece genre. Après deux heures de discussion, les traités définitifsfurent signés par les deux contractants. William Dorgan étaitdésormais en possession de tout le stock de coton et de maïs quiavait appartenu à Fred Jorgell, et ce dernier avait reçu, pour prixde cette cession, plusieurs chèques d’une valeur considérable surles banques les plus solides de l’Union.

Miss Isidora était fière d’avoir sauvé sonpère, mais elle était presque aussi heureuse d’avoir obtenu cerésultat grâce à l’entremise de l’ingénieur Harry.

En prenant congé l’un de l’autre, les deuxjeunes gens s’étaient promis de se revoir de temps en temps.

C’était comme un tacite aveu que ni l’un nil’autre n’avaient renoncé à leurs plus chères espérances.

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