Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VII – Harry et Isidora

Fred Jorgell avait longtemps partagé laroyauté du maïs et celle du coton avec le spéculateur WilliamDorgan, mais ce dernier l’avait, comme on sait, emporté dans lalutte. Fred Jorgell s’était vu obligé de liquider le stock dont secomposait son trust et de le céder à perte à son adversaire. Il eûtmême peut-être été complètement ruiné sans l’intervention del’ingénieur Harry Dorgan, qui avait décidé son père à modérer sesexigences.

Harry avait été autrefois fiancé à missIsidora ; mais, quoique leur mariage eût été ajourné jusqu’àune date indéfinie, les deux jeunes gens avaient conservé l’un pourl’autre un sincère attachement.

Un matin, Agénor revenait du bureau de posteoù il venait d’expédier quelques chargements pour le compte de FredJorgell, lorsqu’il se trouva tout à coup en face d’Harry Dorgan.Les deux hommes se connaissaient, ils se saluèrentcourtoisement.

– Miss Isidora se porte toujoursbien ? demanda l’ingénieur.

– À merveille. Mais vous paraissezpréoccupé, mister Harry ?

– Oui, je suis de très méchante humeur.Je viens d’avoir une discussion violente avec mon frère Joë.Décidément, nous ne pouvons pas nous entendre. Il faudra que celafinisse…

Agénor allait continuer son chemin sansinsister, par discrétion, lorsque l’ingénieur le rappelabrusquement.

– Il faut que je vous prie de me rendreun service, lui dit-il, je sais que vous êtes au mieux avecmistress Barlott.

Le poète rougit, car on prétendait qu’ilfaisait une cour discrète à la dame de compagnie de missIsidora.

– Tout à votre service, répondit-il, quedésirez-vous de moi ?

Harry Dorgan tira une lettre de sa poche.

– Je vous serais très reconnaissant defaire remettre ceci à miss Isidora, à elle-même.

– C’est entendu, répondit Agénor ensouriant, votre commission sera fidèlement exécutée.

Et il prit congé de l’ingénieur.

Un quart d’heure plus tard, miss Isidora, nonsans un peu d’émotion, brisait le cachet de la lettre d’HarryDorgan.

« Ma chère Isidora, écrivait-il, je vousai déjà tenue au courant de tous les ennuis que m’a causés monfrère Joë, mais depuis quelque temps son animosité contre moi s’estexaspérée, et ses mauvais procédés deviennent intolérables. Il nem’a jamais pardonné la part que j’ai prise dans l’arrangement quiest intervenu entre votre père et le mien au sujet de laliquidation du trust.

« Je dois le dire, Joë est fort malconseillé par les frères Kramm, le docteur Cornélius, le« sculpteur de chair humaine », et Fritz, son frère, lemarchand de curiosités ; ces deux hommes ont pris sur lui, jene sais comment, un ascendant extraordinaire. Il a fait, en leurcompagnie, deux ou trois voyages mystérieux et, depuis, sa hainecontre moi semble s’être augmentée ; c’est à peine s’ilm’adresse la parole.

« Je croyais un moment avoir reconquisquelque influence sur mon père ; avec sa loyauté native, ilavait été heureux de mon initiative dans l’affaire de laliquidation du trust. Joë a eu bien vite fait de regagner leterrain qu’il avait perdu. À force d’insinuations malveillantes, ilen vient à me faire presque détester par mon père ; mon avisn’est plus écouté, et, quand il s’agit d’une affaire un peusérieuse, on ne se donne même plus la peine de me consulter avantde prendre une décision.

« Mon père – j’en suis certain – a pourmoi, au fond du cœur, la même affection qu’autrefois, mais il a dûêtre abusé par des mensonges, et cela est visible par la contraintequ’il me montre, au lieu de la franche expansion d’autrefois et denaguère encore.

« Vous savez, ma chère Isidora, combienje suis énergique et même brutal chaque fois que je me trouve enprésence d’une injustice – que ce soit moi ou un autre qui ensoient victimes ; je n’ai pu m’empêcher de dire à Joë, et defaçon très verte, ce que je pensais, et j’ai, en présence de monpère lui-même, qualifié sévèrement les procédés malhonnêtes dontvotre père a été victime dans le trust agricole.

« De toute façon la vie est devenueintenable pour moi dans la maison paternelle.

« Je veux mettre fin à cettesituation.

« Au moment même où vous lirez cettelettre, j’aurai demandé à mon père l’autorisation de vous épouser.Que cette autorisation me soit accordée ou refusée, je ne passeraipas un jour de plus près d’un frère qui me déteste et près d’unpère qui me dédaigne et ne tient plus aucun compte ni de ma loyauténi de mes efforts.

« Si je vous disais tout le fond de mapensée, chère Isidora, mon frère Joë n’est plus le même depuis sacaptivité chez les bandits de la Main Rouge. Ses idées, sa manièred’être sont complètement changées, il y a des moments où je medemande si c’est bien lui qui s’exprime de cette façonarrogante, impérieuse et brutale.

« Je n’ai plus qu’un espoir, c’est dansla loyauté de mon père, il faut qu’il consente à notreunion. Votre estime et votre cœur, dont je suis sûr,m’encouragent.

« Votre,

« Harry Dorgan. »

Miss Isidora lut et relut avec une profondeémotion ces lignes fiévreuses, griffonnées sous le coup d’unegénéreuse colère, mais elle n’osa confier son secret ni à FredJorgell, ni au poète Agénor, ni même à sa dame de compagnie, ladévouée mistress Mac Barlott.

Comme celle-ci s’inquiétait du silence de missIsidora, dont elle avait remarqué la mine préoccupée, la jeunefille eut un mouvement d’impatience.

– Je suis un peu nerveuse aujourd’hui, machère Mac Barlott, murmura-t-elle en guise d’excuse. Je sens quej’ai besoin de prendre l’air. Voulez-vous que nous fassions un touren auto ?

– Bien volontiers, miss, acquiesçarespectueusement la gouvernante, je vais donner des ordres auchauffeur.

Un quart d’heure plus tard, les deux femmesfilaient à toute allure dans la superbe cent chevaux que FredJorgell avait fait construire tout spécialement en France pour lespromenades de sa chère Isidora.

Pendant que la jeune milliardaire cherchaitainsi dans la promenade un dérivatif à sa mortelle inquiétude, unescène violente avait lieu dans le cabinet de William Dorgan entrecelui-ci et son fils, l’ingénieur Harry.

Le jeune homme s’était promis d’exposerfranchement, loyalement, sans tergiversation aucune, son projetd’union ; William Dorgan, très froid, le laissa parler sansl’interrompre mais, à peine eut-il achevé d’expliquer sesintentions sur miss Isidora que le vieux milliardaire donna librecours à sa colère.

Son visage se congestionna, ses poings secrispèrent, les veines de son front se gonflèrent à éclater.

– Harry, bégaya-t-il avec fureur, tonfrère Joë avait raison, quand il me disait naguère encore de medéfier de toi ! Tu trahis mes plus chères espérances, tu medéshonores, tu fais cause commune avec mes piresennemis !…

Et comme l’ingénieur essayait deprotester :

– Tais-toi, tu me déshonores ;jamais tu n’épouseras la sœur de l’assassin Baruch ! ou cesera malgré moi !

– Mon père !

– Jamais, entends-tu, tu ne deviendras legendre d’un homme dont ma seule pitié a empêché l’irrémédiableruine !

Harry Dorgan faisait des efforts inouïs pourdemeurer calme.

– Mon père, répliqua-t-il lentement,posément, j’épouserai miss Isidora !

– Je te le défends.

– Quoi qu’il m’en coûte, je serai obligéde vous désobéir ; miss Isidora a ma parole, et c’est de votrepropre consentement même qu’autrefois…

– Quand j’ai consenti à cette union, àJorgell-City, Baruch n’avait encore assassiné personne, je nepouvais pas prévoir…

– Miss Isidora, qui est un exemple devertu et de dévouement filial, ne saurait après tout être rendueresponsable des crimes de son misérable frère !

– Oh ! je sais que tu as pour missJorgell un amour insensé ; déjà, grâce à tes ruses, j’aisacrifié les intérêts de notre trust à ta passion pour la sœur dumeurtrier ! Mais tu ne l’épouseras pas, je le jure.

Harry Dorgan se taisait.

– Je te défends de me reparler de cemariage, rugit le vieux milliardaire, je te défends de prononcerdevant moi le nom de miss Isidora ! Si jamais tu l’osais, jete maudirais, je te chasserais, tu n’aurais pas un dollar de monhéritage !…

– Eh bien, soit ! s’écrial’ingénieur, furieux à son tour, je saurai me passer de vous et devos milliards ! Mon frère Joë et ses affidés, les frèresKramm, pourront se les partager sans conteste ! À partird’aujourd’hui, je suis résolu à ne plus vous être à charge. Jesaurai me créer une fortune, et cela, sans faire de tort àpersonne, sans employer de moyens malhonnêtes !

– Alors je suis un malhonnêtehomme ? s’écria le milliardaire au comble de la rage. Tu m’asinsulté ! Tu es un misérable, bien digne d’entrer dans lafamille de Baruch l’assassin. Va-t’en ! Que je ne te revoiejamais plus !

– Je vous en supplie, mon père !

– Pas un mot de plus. Va-t’en et emporteavec toi ma malédiction ! Ah ! ton frère Joë t’avait biendeviné, tu es un scélérat !

L’ingénieur Harry Dorgan sortit exaspéré et,en franchissant le seuil de la maison paternelle, il se jura àlui-même de n’y plus jamais rentrer. Dans la rue, il héla un cab etjeta au chauffeur l’adresse de Fred Jorgell.

Harry était encore sous le coup de la terriblescène qu’il venait d’avoir avec son père quand il pénétra dans lecabinet du milliardaire. En quelques phrases il mit celui-ci aucourant des faits, ne lui cachant même pas que son projet d’unionavec miss Isidora avait été la principale cause de la brouille.Fred Jorgell écouta le jeune homme jusqu’au bout dans le plus grandsilence.

– Tout cela est très regrettable, moncher Harry, dit-il enfin, mais quels sont vos projets ? Enquoi puis-je vous être agréable ?

– Je vais vous dire très franchement,déclara l’ingénieur, que j’ai pensé trouver dans quelqu’une de vosentreprises une occupation qui m’assure l’indépendance. Quoiquefils de milliardaire, je me crois capable de gagner ma viehonorablement. Je ne suis – on le sait – ni un paresseux ni unincapable !

– Je le sais, répondit Fred Jorgell ensouriant ; je vous ai vu à l’œuvre et j’ai la plus favorableopinion de vos talents et de votre énergie. Votre collaboration mesera certainement précieuse.

Expéditif, comme il l’était toujours, FredJorgell assigna tout d’abord à l’ingénieur des appointements d’unchiffre respectable, puis il le mit au courant de la nouvelleaffaire dans laquelle il se lançait avec une ardeur toute juvénile– le trust des cotons et maïs se trouvant désormais aux mains deWilliam Dorgan et de Cornélius et Fritz Kramm, ses associés ;il s’agissait d’une entreprise de navigation comprise de façontoute nouvelle. Les paquebots que Fred Jorgell avait en chantierdevaient aller du Havre à New York en moins de quatre jours.

Harry Dorgan écoutait avec une profondeattention, entrant du premier coup dans les détails du projet etentrevoyant déjà des aménagements possibles. Quand il prit congé dumilliardaire, il était résolu à se mettre au travail sans perdre uninstant.

L’ingénieur venait à peine de se retirerlorsque miss Isidora parut, la physionomie encore agitée parl’inquiétude.

– Devine qui je viens de quitter ?fit le milliardaire presque joyeusement.

– C’est Mr. Harry Dorgan, réponditla jeune fille sans essayer de dissimuler son émotion. Je rentred’une promenade en compagnie de mistress Mac Barlott et dans lecouloir j’ai entendu la fin de votre conversation.

– Alors tu sais que Mr. Dorgan, siinvraisemblable que cela puisse paraître, est maintenant un de mescollaborateurs ?

– Je le sais, mais…

– Quoi ? Je parie que tu meursd’envie de me questionner.

Miss Isidora rougit sans répondre.

– Je devine ce qui te tourmente, repritle milliardaire affectueusement ; tu voudrais savoir commentWilliam Dorgan a accueilli le projet de mariage entre son fils ettoi ?

– Oui, mon père, murmura la jeune filletremblante, d’émotion.

– Je suis par principe l’ennemi de toutedissimulation et je n’ai aucune raison pour te cacher la véritédans une affaire qui t’intéresse, en somme, plus que qui que cesoit. William Dorgan a menacé son fils de sa malédiction s’ilt’épousait et la discussion qui s’est élevée entre eux à ce sujet aété tellement violente qu’ils sont maintenant brouillés à mort.

Miss Isidora était devenue mortellementpâle.

– Naguère encore, poursuivit lemilliardaire, sans paraître remarquer le trouble de la jeune fille,j’aurais fort mal pris un tel affront et j’aurais défendu ma porteà l’ingénieur, mais j’ai beaucoup réfléchi.

– Eh bien ? demanda Isidora avecanxiété.

– Harry m’a rendu, pour l’amour de toi,de grands services dans l’affaire du trust ; je sais que tupartages son affection et je ne me reconnais pas le droit – malgréla tache sanglante que le misérable Baruch a imprimée sur notre nom– de te priver du bonheur que tu mérites.

– Ainsi donc, s’écria la jeune fille,dont le beau visage s’illumina d’un rayonnement de joie, vousconsentez à notre union ?

– N’allons pas si vite en besogne, dit lemilliardaire, plus ému lui-même qu’il ne voulait le paraître. Je neme suis encore engagé en rien envers Mr. Dorgan. Je luiaccorderai ta main, mais à une condition, c’est qu’il lamérite.

– Que voulez-vous dire ? fit Isidorade nouveau reprise d’inquiétude !

– J’ai très bonne opinion de l’ingénieurHarry, mais je veux qu’il ait pour ainsi dire fait sespreuves ; je n’ai accepté ses services que pour être à même del’étudier de plus près. Je te l’ai souvent répété, ma chère enfant,je n’accorderai ta main qu’à l’homme ayant assez d’énergie etd’intelligence pour défendre, après moi, mes milliards.

– Je suis certaine ; répliqua lajeune fille souriante et rougissante, que mon cher Harry réaliseratoutes les espérances que vous avez fondées sur lui !

– Je le crois aussi, mais ne brusquonsrien ; ce que je viens de te dire doit demeurer jusqu’à nouvelordre entre nous deux. Noublie pas que je n’ai donnémon consentement à ton mariage que sous la condition expresse queMr. Dorgan me donnerait pleine satisfaction.

Câlinement, miss Isidora jeta les bras autourdu cou de son père, son cœur débordait de gratitude et debonheur ; maintenant elle était sûre que rien ne l’empêcheraitde devenir la femme de l’ingénieur. Après le départ de son père,obligé de retourner à ses chantiers de construction, Isidoraremonta à sa chambre pour y relire les lettres de son fiancé etpour y savourer d’avance tout le bonheur qu’elle entrevoyait dansun proche avenir.

Après la terrible discussion qu’il avait eueavec son fils, William Dorgan avait eu un terrible accès de colère.Ce n’est que le soir qu’il avait retrouvé un peu de calme ;les reproches de l’ingénieur avaient blessé au vif son amour-propreet il imposa plusieurs fois silence de rude façon à Joë, qui avecson hypocrisie habituelle faisait mine de prendre la défense de sonfrère.

– Ne me parle jamais d’Harry, lui dit-il,c’est un insolent, un orgueilleux, un ingrat et je ne veux jamaisle revoir.

Mais, le lendemain, après une nuit deréflexion, le milliardaire était loin de se trouver dans d’aussifarouches dispositions. Il se rendait compte des torts qu’il avaiteus lui-même envers l’ingénieur et, sans lui donner raison pourcela, il en arrivait à regretter la scène de la veille.

Tout le reste de la journée, William Dorganfut inquiet, agité ; en lui-même il en arrivait à plaider àses propres yeux la cause de l’absent, et il commençait à déplorerle mouvement de vivacité irréfléchie qui l’avait porté à le chasserdu toit paternel.

– Je me suis montré aussi jeune, aussicoléreux et aussi têtu que lui, songeait-il ; Harry estpourtant, au fond, je le sais, très loyal et très bon…

Le milliardaire, quand il n’était pas sousl’influence immédiate de l’hypocrite Joë, avait pour l’ingénieurHarry une affection très réelle. Il se demandait maintenant cequ’allait devenir le jeune homme, et il songeait aux moqueries desautres milliardaires, quand ils connaîtraient la brouille survenueentre le père et le fils. Vingt fois William Dorgan fut sur lepoint de donner des ordres pour envoyer à la recherche dufugitif ; vingt fois l’amour-propre le retint. Il allait sansdoute triompher de cette mauvaise honte, lorsque Joë – ou plutôtcelui qu’il prenait pour tel – pénétra dans son cabinet, un souriregouailleur aux lèvres :

– J’ai réfléchi, dit le vieillard avec unpeu d’hésitation, ne te semble-t-il pas, comme à moi, que je mesuis montré un peu dur envers ton frère ? Je serais désoléque, pour une minute d’emportement, il se trouvât réduit à gagnerson pain de quelque manière indigne de lui et de moi.

Joë eut un sourire méphistophélique.

– Vous voyez bien, mon père, ricana-t-il,qu’hier c’était moi qui étais dans le vrai, en vous prêchantl’indulgence.

– Ma foi, j’en conviens…

– Seulement, poursuivit Joë de sa voixironique et mordante, soyez sûr que mon frère Harry n’est pas enpeine de savoir comment se débrouiller ; il a eu vite fait deretrouver une situation.

– Tu as des nouvelles ? demandaprécipitamment le milliardaire.

– De toutes fraîches. Je quitte àl’instant notre excellent ami le docteur Cornélius Kramm, qui m’acomplètement renseigné.

– Eh bien ?

– Harry, comme il fallait s’y attendre, atrouvé asile chez notre ennemi, je veux dire chez le père de lacharmante Isidora. Je comprends que l’ex-fiancé ait été accueilli àbras ouverts ; une jeune fille dont le frère est un assassinnotoire ne trouve pas toujours aisément à se marier…

William Dorgan avait changé de couleur :toute sa colère lui était revenue, il asséna sur la tablette de sonbureau un formidable coup de poing.

– C’est trop fort ! s’écria-t-il.Aller se réfugier chez Fred Jorgell dont, sans doute, il épouserala fille ! Ce malheureux Harry nous déshonore !…

– Vous voyez, insista perfidement Joë,que vous aviez grand tort de vous faire des inquiétudes au sujet demon frère ! Je vous ai toujours dit qu’il était d’accord avecMr. Jorgell. Rappelez-vous sa conduite dans l’affaire dutrust…

William Dorgan ne l’écoutait plus, ilarpentait furieusement son cabinet de long en large, un monde depensées contradictoires se pressaient dans sa cervelle surchauffée.Joe le suivait des yeux, bien persuadé que, cette fois, la brouilleentre le père et le fils était irrémédiable.

Mais tout à coup un brusque revirement se fitdans l’esprit, du milliardaire, il s’arrêta net, devenu subitementcalme et dit à Joë stupéfait :

– Évidemment Harry a eu tort, mais il ajusqu’à un certain point une excuse, il est amoureux. Je ne luidonne pas raison, mais d’un autre côté je ne veux pas qu’il soitdit que mon fils ait eu besoin pour vivre de recourir à la charitéd’un de mes ennemis…

Joë était exaspéré.

– Alors vous allez céder !s’écria-t-il ; ce serait la dernière des faiblesses, ce seraitmême agir contre le véritable intérêt de mon frère dont l’orgueil abesoin d’être sévèrement châtié. En faisant le premier des avances,vous vous rendez ridicule ! Laissez-le donc où il est, vousverrez qu’il sera le premier à revenir, humble et repentant ;je le connais assez pour savoir qu’il a trop peur d’être déshéritépour se brouiller complètement avec vous.

– Ma décision est prise, répliquafroidement William Dorgan, rien ne la modifiera.

Joë vit que ses insinuations perfides seraientcomplètement inutiles et n’insista pas.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, je vaisme mettre à la recherche de mon frère et lui apporter vosexcuses.

– Je n’ai pas dit cela, répliqua lemilliardaire avec impatience. Voici ce que tu as à faire toutsimplement : retrouver Harry, lui remettre de ma part unchèque de quatre cents dollars et lui dire qu’il recevra tous lesmois pareille somme. Tu tacheras enfin de lui faire comprendre queje ne lui en veux pas et que je ne demande qu’à me laisser fléchir.Je suis persuadé qu’Harry sera touché de mon procédé généreux.

– Je vais suivre vos instructions depoint en point, murmura Joë avec un mauvais sourire. Espérons quele résultat sera conforme à votre désir. Je vais, sans perdre uninstant, me mettre à la recherche de mon frère.

Ces recherches, disons-le, ne furent paslongues. En sa qualité de Lord de la Main Rouge, Joë avait à sadisposition des espions qui, depuis longtemps, surveillaientjalousement toutes les démarches de l’ingénieur. Joë Dorganconnaissait déjà l’adresse de l’appartement meublé qu’Harry avaitloué à peu de distance du palais de Fred Jorgell.

Ce fut Harry lui-même qui vint ouvrir la porteà son frère. Dès le seuil, tous deux échangèrent un regard chargéde haine.

– Que désirez-vous ? demandal’ingénieur. Que venez-vous faire ici ?

– Ce n’est pas pour mon propre compte queje viens ; répliqua Joë avec un sourire goguenard, je suisenvoyé par notre père.

– Mon père m’a chassé de sa demeure, nousn’avons plus rien de commun, à moins toutefois, ajouta-t-il d’unton radouci, qu’il ne veuille bien reconnaître qu’il a été un peuloin dans sa colère. Je conviens moi-même que je me suis laisséemporter…

Joë eut un ricanement sinistre.

– Ha ! ha ! fit-il, vous êtesbien naïf si vous vous figurez que je viens pour tenter Uneréconciliation. Vous commencez à regretter votre insolenteconduite, et vous vous apercevez, mais un peu tard, que vous avezfait une sottise. Mon père n’a nullement changé d’avis à votresujet.

– Alors que me voulez-vous ?répliqua l’ingénieur qui sentait la colère l’envahir.

– Patience. Mon père vous a chassé, maiscomme il ne tient pas à vous voir mendier par les rues de New York,il m’a chargé de vous apporter une aumône, un petit secours quivous sera renouvelé mensuellement.

Joë tendait à Harry le chèque dont il s’étaitmuni.

– Sachez, s’écria l’ingénieur à demisuffoqué par l’indignation et par la fureur, que je n’ai besoinpour vivre ni de vos aumônes ni de celles de mon père.Allez-vous-en ! Je vous renie pour mon frère. Sortez, ou jeserais capable de faire un malheur !

Harry d’un geste brutal avait déchiré lechèque que lui tendait Joë du bout des doigts et en avait piétinéles fragments, puis d’une brusque poussée, il bouscula son frère etle força à battre en retraite sur le palier.

Joë, dont toutes les paroles étaient calculéespour exaspérer son interlocuteur, conservait un sang-froidabsolu.

– De mieux en mieux, ricana-t-il, je vaisrendre compte à mon père de la façon aimable et de l’exquisepolitesse avec lesquelles vous accueillez ses libéralités. Je vouspréviens, par exemple, que c’est la dernière fois que je tente prèsde vous une semblable démarche. Un jour viendra, je vous le prédis,où vous vous mordrez les doigts de votre arrogance !…

– Allez-vous-en ! ma patience est àbout, cria l’ingénieur au comble de l’exaspération. Allez audiable ! Vous n’êtes pas mon frère !

À ce cri jailli des lèvres d’Harry, sans qu’ilse rendît bien compte lui-même du sens de ses paroles, Joë étaitdevenu blême.

– C’est bon, grommela-t-il entre sesdents, je m’en vais, mais nous nous retrouverons, vous me payerezcher toutes ces injures.

Il descendit précipitamment l’escalier etregagna l’auto qui l’attendait devant la porte.

– Je ne suis pas son frère, serépétait-il anxieusement, qu’a-t-il voulu dire par là ? Harrysoupçonnerait-il la diabolique métamorphose qui, grâce au génialsculpteur de chair humaine, a fait de l’assassin Baruch Jorgell lemilliardaire Joë Dorgan ? Ah ! si je croyais qu’il eût leplus faible pressentiment de la vérité, il n’aurait pas longtemps àvivre.

Le bandit finit par se rassurer enréfléchissant que, si Harry Dorgan avait eu entre les mains unearme si terrible, il y a longtemps qu’il en eût fait usage, mais ildemeura songeur. Il n’aimait pas à supposer, même pour un instant,que sa vraie personnalité pût jamais être découverte.

En descendant d’auto, il trouva William Dorganqui l’attendait dans le petit salon du rez-de-chaussée.

– Eh bien ! demanda le vieillardavec anxiété, as-tu retrouvé ton frère ?

– Très facilement, il n’y avait pour celaqu’à chercher dans les environs du palais de Fred Jorgell et c’estce que j’ai fait.

– Tu l’as vu ? Tu lui as remis lechèque ?

Joë prit une mine contrite.

– Il m’en coûte de vous affliger, dit-il,mais mon frère m’a accablé d’insultes, il a déchiré devant moi lechèque que vous lui adressiez, et il m’a jeté à la porte en hurlantcomme un forcené qu’il n’avait besoin ni de vous ni de personne. Jene m’étais pas trompé, Harry est désormais perdu pour nous.

William Dorgan demeura quelque temps plongédans un silence plein d’accablement. Joë jugea convenable de luiprodiguer des consolations hypocrites.

– Ne vous désolez pas, mon père ;murmura-t-il, Harry est en ce moment plein d’arrogance, parce qu’ilse sent soutenu par Fred Jorgell, mais il y a gros à parier que cedernier n’a accueilli mon frère que pour vous vexer. Quand il sauraqu’Harry n’a plus à compter sur votre héritage, il aura vite faitde le jeter à la porte ; alors le fugitif reviendra vers noushumble et repentant, et je suis sûr que vous aurez encore lafaiblesse de lui pardonner.

William Dorgan ne répondit à cette exhortationque par un profond soupir ; le départ de son cher Harryl’atteignait en plein cœur.

En dépit de tous les efforts de Joë, delongues semaines se passèrent sans que le milliardaire se consolâtde l’absence de son fils ; il lui écrivit même deux fois encachette, en lui promettant un pardon complet s’il consentait àrevenir. Malheureusement les lettres furent interceptées par Joë,dont la diabolique vigilance ne se relâchait pas un instant. Voyantque son fils ne daignait même pas répondre à ses affectueusesmissives, William Dorgan sentit renaître ses préventions ets’efforça de bannir pour toujours le fils ingrat de sonsouvenir ; il lui garda d’autant plus de rancune qu’il avaiteu plus de chagrin de sa fuite.

Le milliardaire aurait été singulièrementétonné s’il avait pu savoir que l’ingénieur Harry Dorgan regrettaitamèrement d’être brouillé avec lui et se reprochait chaque jour saviolence et son manque de respect envers son père. S’il eût osé, lejeune homme eût essayé un raccommodement ; ce qui l’enéloignait, c’était la pensée de se retrouver en rapports avecJoë ; il avait compris une fois pour toutes que son frère etlui ne s’entendraient jamais, et il ne pouvait s’empêcher de haïrl’hypocrite auquel il attribuait, non sans raison, tous sesennuis.

D’ailleurs, Fred Jorgell était enchanté desservices de son nouvel ingénieur et il le traitait déjà, en maintescirconstances, comme s’il eût été son propre fils.

La Compagnie des paquebots Éclair, c’était lenom que Fred Jorgell avait donné à son entreprise de navigation,était en pleine prospérité. À demi ruiné par la liquidation dutrust des cotons et maïs, sa spéculation triomphait de nouveau. Lessteamers à grande vitesse qu’il avait lancés faisaient, comme ill’avait annoncé, le trajet du Havre à New York en moins de quatrejours. Les passagers de luxe les avaient adoptés et y retenaientleurs cabines bien longtemps à l’avance.

Comment Fred Jorgell était-il arrivé à cetteabréviation presque incroyable du temps de parcours ? Toutsimplement en diminuant le poids des navires dans des proportionsconsidérables en même temps qu’il usait de machines beaucoup pluspuissantes, tout en accordant beaucoup moins de place aucombustible.

Avec l’aide de l’ingénieur Dorgan, lemilliardaire avait résolu ce triple problème, en remplaçant, dansla construction des coques, l’acier ordinairement employé par unalliage extra-solide et léger de nickel et d’aluminium ; ilavait renoncé au charbon et n’employait pour ses machines que dupétrole ou de l’huile de naphte, combustible beaucoup moinsencombrant et qui permettait l’emploi de générateurs beaucoup plusvastes.

Joë prenait un haineux plaisir à tenir chaquejour William Dorgan au courant de tous ces faits et à aiguillonnersa rancune endormie.

– Savez-vous, mon père, ce qui va sepasser ? lui disait-il. Pourvu que ce succès aille enaugmentant, Fred Jorgell ne tardera pas à truster les compagnies denavigation, et alors nous serons obligés de nous soumettre à sestarifs pour le transport de nos maïs et de nos cotons. La lutterecommencera entre nous plus vite et plus acharnée qu’autrefois,car vous aurez devant vous, comme adversaire, votre fils qui vousdéteste, qui vous abandonne et qui vous a trahi.

– En quoi Harry m’a-t-il trahi ?demanda timidement le milliardaire.

– Vous me le demandez ? Mais s’iln’avait pas, en mon absence, intercédé pour Fred Jorgell dansl’affaire du trust, nous en aurions fini depuis longtemps avec ceredoutable adversaire. J’avais raison, cette fois encore, en vousconseillant de ne pas céder. Vous vous en apercevez maintenant.

Un matin, Joë se présenta devant son père levisage illuminé d’une joie mauvaise. Il brandissait un numéro duHerald.

– Eh bien ! cria-t-il, dès qu’ilaperçut le milliardaire, c’est complet ! Mes prévisions lesplus pessimistes se réalisent. Harry épouse dans un mois missIsidora Jorgell. La nouvelle est officielle. D’ici peu, vous aurezle bonheur d’être le beau-père de la sœur de l’assassinBaruch !

– Mais es-tu bien sûr de ce que tuavances ? demanda le vieillard avec tristesse.

– Il n’est bruit que de ce mariage dansNew York, tous les journaux en parlent et publient les portraitsdes futurs époux. Voyez plutôt !

William Dorgan ne répondit pas, ce derniercoup l’atteignait en plein cœur.

L’information, d’ailleurs, était parfaitementexacte, le mariage de miss Isidora et d’Harry Dorgan était unechose décidée.

Quelques jours avant que la nouvelle n’éclatâtdans le public, Fred Jorgell avait fait venir l’ingénieur Harrydans son cabinet et lui avait dit simplement :

– Mon cher Harry, vous remplacez près demoi le fils que j’ai perdu ; vous m’avez prouvé, et au-delà,que vous étiez capable de conserver et même d’augmenter une fortuneaussi considérable que la mienne. Je n’ai plus aucune raison deretarder votre mariage avec Isidora, qui, je le sais, vous aimeautant que vous l’aimez.

Trop ému pour assurer, comme il l’eût voulu,Fred Jorgell de son dévouement et de son énergie, Harry Dorganserra la main que lui tendait le milliardaire.

Le jour même, les fiançailles des deux jeunesgens furent solennellement célébrées au cours d’un banquetsplendide, auquel assistaient le poète Agénor, l’intendant Paddocket mistress Mac Barlott, embellie et comme rajeunie elle-même parle bonheur de sa jeune maîtresse.

Dans l’hospitalière demeure de Fred Jorgell,Agénor avait enfin trouvé le repos et la sécurité. Une seule chosefaisait ombre à son bonheur, la mort de son ami et bienfaiteur lordBurydan, dont il ne parvenait pas à se consoler.

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