Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE V – À la veille de la ruine

Le milliardaire Fred Jorgell pressentaitdepuis longtemps la catastrophe qui le menaçait, mais il comprenaitque tous ses efforts n’aboutiraient à rien et il s’était d’avancerésigné à sa ruine.

D’ailleurs, depuis le crime commis par sonfils Baruch, après une série d’autres méfaits demeurés impunis, lecaractère du spéculateur s’était brusquement modifié. En quelquessemaines, il avait vieilli de plusieurs années : ses cheveux,déjà grisonnants, avaient complètement blanchi, sa face amaigries’était encore allongée et ses yeux, au fond de ses orbites caves,brillaient d’une, flamme inquiétante. Son affection pour sa fille,la toute bonne et charmante miss Isidora, était le seul sentimentqui pût encore amener de temps en temps un mélancolique sourire surses lèvres.

L’arrestation et le jugement de Baruch avaientété pour lui comme deux coups de poignard en plein cœur, il ne s’enétait jamais remis et son énergie et son intelligence s’étaientressenties du terrible chagrin qu’il avait éprouvé.

Depuis ce jour néfaste, rien ne lui avaitréussi, il semblait que la malchance se fût acharnée après lui.Quoiqu’il possédât au suprême degré le sens des affaires et lesconnaissances spéciales nécessaires au lancement et à la directiondes grandes entreprises, toutes les spéculations qu’il entreprenaitse soldaient par un déficit plus ou moins grand. Il voyait avecdésespoir que le trust des cotons et maïs, l’affaire sur laquelleil comptait le plus, allait se terminer, lui aussi, par uncataclysme. Vainement, il avait essayé de trouver descapitaux ; les portes se fermaient devant lui, comme en vertud’un mystérieux mot d’ordre.

Fred Jorgell continuait la lutte, par unesorte de point d’honneur, comme pour se faire illusion à lui-même,mais il sentait qu’il était perdu. D’un tempérament naturellementorgueilleux, il ne voulait faire part à personne de sesappréhensions. Toute la journée, à la Bourse, en présence despersonnages de son entourage, il affirmait hautement que toutallait bien, il simulait même la gaieté, parlait des réservesconsidérables qu’il possédait dans diverses banques de l’Union etparvenait ainsi à faire encore illusion à certaines gens.

Mais le soir, une fois seul dans son cabinetde travail, il se laissait tomber dans un fauteuil avecaccablement, n’ayant plus le courage de calculer, de combiner,s’efforçant même de ne plus penser.

C’était l’heure où il goûtait dans satristesse une sorte de tranquillité pareille, à peu de chose près,à celle du condamné à mort dans sa cellule.

Mais c’était l’heure aussi où le milliardairerecevait la visite de sa chère Isidora. Souriante, consolatrice, lajeune fille entrait sur la pointe des pieds et venait mettre unsilencieux baiser sur le front de son père, puis une conversations’engageait.

– Quelles nouvelles ? demandait missIsidora qui, seule, était dans la confidence des chagrinspaternels.

– Cela ne peut aller plus mal, répondaitle milliardaire. William Dorgan ne me laisse ni trêve ni merci.D’ici peu je ne pourrai plus continuer la lutte ; je suisvaincu d’avance…

– Je n’y comprends rien ; ne m’as-tupas répété cent fois que tu n’avais rien à craindre de cet Anglaisque tu regardais comme parfaitement loyal ?

– William Dorgan n’est plus le même. Ilest tout à coup devenu intraitable, déloyal et perfide ; je nele reconnais plus.

– Quelle a pu être la cause de cechangement ?

Fred Jorgell eut un geste de colère.

– La cause est facile à trouver,s’écria-t-il, c’est Joë Dorgan qui excite son père contre moi. Cen’est que depuis son retour que tout s’est gâté. Il m’a voué unehaine mortelle et je ne puis en deviner la cause.

Miss Isidora réfléchissait.

– Si nous avons contre nous Joë Dorgan,dit-elle au bout d’un instant, nous savons que l’ingénieur Harrynous est entièrement dévoué.

– Oui, mais malheureusement l’influenced’Harry sur son père est maintenant à peu près nulle ; Joë apris sur William Dorgan un tel ascendant que l’ingénieur ne comptepour ainsi dire plus.

– En tout cas, reprit la jeune fille avecinsistance, l’ingénieur Harry s’est toujours montré parfaitementcorrect. Je sais qu’il est personnellement désolé que la lutte aitpris ce caractère d’intransigeance et d’âpreté entre toi et sonpère.

– Parbleu ! Je n’ignore pas qu’ilnous est tout acquis, et il n’est pas difficile de devinerpourquoi.

Miss Isidora se détourna en rougissant.

– Tu fais sans doute allusion,murmura-t-elle d’une voix faible, au projet d’union dont il avaitété question entre moi et Mr. Harry. Je ne te cacherai pas quej’ai toujours pour lui une sincère affection, c’est un grandmalheur pour moi que de terribles circonstances aient empêché cetteunion…

Fred Jorgell s’était levé un peu ému.

– Je vois que tu l’aimes comme au premierjour.

Miss Isidora fit un signe de tête affirmatif,ses yeux étaient gonflés de larmes.

– Tous ces malheurs sont causés par cetinfâme coquin de Baruch, s’écria le milliardaire avec fureur. Sanslui, tu t’appellerais depuis longtemps mistress Dorgan, les deuxtrusts auraient fusionné et je ne serais pas à deux doigts de laruine… Tu dois bien comprendre que maintenant ce mariage ne se ferajamais…

– Qui sait ? balbutia la jeune filled’une voix tremblante. Les circonstances peuvent changer.

– Ne te berce pas d’un vain espoir. Mêmesi Harry Dorgan – et je l’en crois capable – consentait à accepterpour femme la sœur d’un assassin – j’appelle brutalement les chosespar leur nom, moi –, je serais le premier à refuser ta main au filsde l’homme qui est en train de me dépouiller de mes derniersdollars !

Et il ajouta avec un rire amer :

– D’ailleurs, je n’aurais pas de dot àt’offrir ; tu n’es plus un parti sortable pour un fils demilliardaire !

– La catastrophe est-elle donc à ce pointimminente ?

– Nous en sommes là !

– Père ! s’écria courageusement lajeune fille, je suis prête à tout supporter pourvu que je ne mesépare pas de toi. Mais donne-moi du moins cette suprême marque deconfiance de me dire à quelle date doit se produire l’inévitablecatastrophe. Il faut que j’aie le temps de m’y préparer.

Le milliardaire était devenu blême, ilsemblait hésiter.

– Ma pauvre Isidora, articula-t-il enfinpéniblement, nous avons encore un mois devant nous, un mois, sansplus.

– Mais c’est beaucoup ; qued’événements ne se produisent pas en un mois ! En ce courtespace de temps la face des événements peut changer.

– Je n’ai plus aucun espoir.

– Il n’y a donc nul moyen d’éviter laruine ?

– Si, il y en aurait un, mais pour enuser il faudrait que j’aille implorer la pitié de William Dorgan etde son fils – que je déteste tous les deux – et cela, je ne leferai jamais.

– Quel serait ce moyen ?

– Il faudrait que, dès maintenant, jevende toutes mes propriétés, toutes mes usines, tout le stock demarchandises de mon trust. De cette façon, je ne perdrais guère quela moitié de ma fortune et il m’en resterait encore assez pouressayer autre chose. Si je ne vends pas immédiatement, le bruit serépandra – il commence même déjà à se répandre en dépit de toutesmes précautions – que j’ai eu le dessous dans ma lutte contreWilliam Dorgan. Alors, on en profitera pour acheter mesmarchandises et mes terrains à vil prix et il ne me restera, de mescapitaux, que des épaves, à peine de quoi ne pas mourir defaim…

Miss Isidora était atterrée.

– Père, murmura-t-elle, vous m’avezappris de bonne heure à ne pas craindre la pauvreté. Si vous êtesruiné, vous en serez quitte pour recommencer la lutte.

– Il est bien tard pour moi, fit lemilliardaire d’un air sombre.

– Il n’est jamais trop tard, ne mel’avez-vous pas répété cent fois vous-même ? Je regretteseulement que vous n’ayez pas cru devoir me prévenir de lavéritable situation des affaires.

– Mon enfant, il vaut mieux que j’aie agicomme je l’ai fait, je t’ai épargné bien des larmes inutiles.

Miss Isidora demeura silencieuse. Elle sedemanda anxieusement comment elle pourrait bien s’y prendre pourconjurer la ruine imminente.

– Si seulement, songeait-elle, j’avais puvoir Harry Dorgan, peut-être m’aurait-il indiqué le moyen de toutarranger ; précisément, les journaux d’avant-hier annonçaientle départ de Joë Dorgan et de ses inséparables, les frères Kramm,pour une longue tournée d’inspection dans le Sud et dans l’Ouest.Momentanément libéré de la néfaste influence de Joë, William Dorganserait peut-être plus accessible…

Tout entière à ses préoccupations, Isidoraquitta son père plus tôt que de coutume. Énergique et têtue, envraie Yankee qu’elle était, elle s’était promis de mettre tout enœuvre pour sauver son père.

Mais lorsqu’elle en vint à songer aux moyenspratiques de mettre à exécution ses projets, elle se trouva dans ungrand embarras ; elle savait que son père ne lui eût jamaispardonné une visite à William Dorgan, et elle n’osait écrire àHarry, ce qui eût été une démarche tout à fait« impropre ».

Elle ne put fermer l’œil de la nuit ; cene fut qu’au petit jour qu’elle s’endormit d’un mauvais sommeil,sans avoir pu trouver la solution de l’angoissant problème.

Elle fut réveillée par sa dame de compagnie,mistress Mac Barlott, que, malgré son dévouement reconnu, ellen’avait pas mise au courant de ses ennuis.

– Bonjour, miss, dit gaiementl’Écossaise, j’espère que vous avez bien dormi ?

– Pas trop bien, murmura la jeune filledont le visage pâli gardait les traces de l’insomnie et dont lesbeaux yeux étaient entourés d’un cerne violet.

– Ma chère enfant, s’écria mistress MacBarlott avec sollicitude, je vois que vous avez passé une mauvaisenuit, vous me paraissez très nerveuse… Suivez mon conseil, prenezun bain électrisé, qui vous défatiguera, puis nous sortirons encanot automobile, sur l’Hudson. Le temps est magnifique, le grandair vous fera du bien…

– Je vais suivre votre conseil, murmurala jeune fille avec un léger bâillement ; la brise marine meremettra les nerfs en place. D’ici trois quarts d’heure je seraiprête… À tout à l’heure, mistress…

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