Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE III – Les frères Kramm

À l’heure même où Fred Jorgell apprenait lamort tragique de son client Pablo Hernandez, Baruch sortait dupavillon isolé qu’il habitait par une porte donnant sur la rue etdont lui seul avait la clef. Il pouvait ainsi sortir ou rentrer àsa guise, sans déranger aucun des domestiques.

La rue, quoique indiquée sur le plan officielde la ville, n’était encore constituée que par des clôtures deplanches et des monceaux de gravats. Baruch la franchit en sautantau petit bonheur les flaques d’eau et les fondrières, il suivitquelque temps le boulevard encore inachevé qui traversaitJorgell-City et qu’éclairaient de loin en loin de puissantes lampesà arc. Enfin, il s’arrêta en face d’un grand cottage d’aspectsévère.

Baruch Jorgell se rendait chez le docteurCornélius Kramm.

Le docteur Cornélius était célèbre dans toutel’Amérique, mais ses cures merveilleuses étaient d’un genre trèsparticulier.

Le docteur était la providence de tous ceux etde toutes celles qu’une laideur ou une tare physique affligeait etqui étaient en état de payer les frais d’un traitement des pluscoûteux. Il redressait les nez crochus, diminuait les oreillescopieuses, agrandissait les yeux, rapetissait les bouches,exhaussait les fronts et rectifiait les tailles ; en un mot,grâce à la chirurgie, il traitait la substance vivante comme unevéritable matière plastique qu’il façonnait au gré de soncaprice.

C’était son incontestable dextérité qui luiavait valu ce bizarre surnom de « sculpteur de chairhumaine », sous lequel on le désignait familièrement.

On connaissait peu de chose du passé deCornélius, Il était arrivé un beau matin, s’était magnifiquementinstallé et, depuis, grâce à une savante réclame, grâce à des curesheureuses et aussi à son savoir très réel, sa réputation n’avaitfait que grandir.

Il courait pourtant une sinistre légende surles débuts de sa fortune : quelque dix ans auparavant,prétendait-on, Cornélius était attaché, comme médecin, à unecompagnie minière de la province de Matto Grosso, au Brésil, quioccupait plus de cinq cents travailleurs noirs.

En dépit d’une surveillance active etminutieuse, les vols étaient assez fréquents. Un fait de ce genrese produisit précisément peu de temps après l’installation dudocteur : un diamant de sept cents carats disparut et toutesles perquisitions faites pour le retrouver demeurèrent sansrésultat. Quelques semaines s’écoulèrent, le vol commençait às’oublier, lorsqu’un vieux Noir tomba malade et dut être transportéà l’hôpital que dirigeait Cornélius. Celui-ci diagnostiqua sanspeine une péritonite aiguë, causée par la présence d’un corpsétranger dans l’intestin ; il s’apprêtait à tenter uneopération lorsque le diamant disparu lui revint en mémoire ;il n’ignorait pas que, souvent, les Noirs n’hésitent pas à avaler,pour les mieux cacher, les pierres qu’ils ont volées.

Deux jours plus tard, le patient succombait àl’absorption d’un cachet d’acide prussique ordonné « parerreur » et le docteur, comme il l’avait prévu, retrouvait endisséquant le cadavre le diamant de sept cents carats. Dans lecourant du même mois, Cornélius donnait sa démission pour cause desanté et partait pour l’Europe où l’on perdait sa trace.

Les antécédents de Fritz Kramm étaient aussimystérieux. Il avait fait fortune dans le commerce des tableaux etdes objets d’art ; c’était ce que l’on pouvait affirmer deprécis sur son compte. Ses ennemis prétendaient bien qu’il avaitfait partie d’une bande internationale de cambrioleurs de musées,dont il était demeuré le receleur, mais nul n’eût pu fournir lapreuve d’une si calomnieuse assertion. Ces racontars ne causaientd’ailleurs aucun préjudice aux deux frères : il n’est pasd’homme arrivé qui ne soit en butte au dénigrement.

Au moment où Baruch sonnait à la porte del’étrange docteur, il pouvait être dix heures du soir, c’est àpeine si quelques rais de lumière filtraient par les intersticesdes volets blindés, hermétiquement clos.

Le domestique qui vint ouvrir introduisitsilencieusement le jeune homme dans un salon d’attente meublé avecune sévère élégance, et où se trouvait déjà un personnage vêtu denoir qui s’avança courtoisement au-devant du visiteur. C’était unvieil Italien, nommé Léonello, depuis de longues années au servicedu docteur.

– Qu’y a-t-il pour votre service ?demanda-t-il à Baruch.

– Je désirerais voir le docteur.

– Malheureusement, c’est impossible, ledocteur travaille.

– Il m’attend, répliqua Baruch avecinsistance, voici ma carte.

– Mille pardons, fit obséquieusementl’Italien après un coup d’œil sur la carte, je vais vousannoncer.

Léonello revint quelques instants après. Saface décharnée avait quelque chose de sarcastique.

– Mon maître sera très heureux de vousrecevoir, dit-il, mais il ne peut abandonner le travail auquel ilse livre, il faudra donc que vous m’accompagniez jusque dans sonlaboratoire.

– Quel est donc ce travail ?

La physionomie rusée de l’Italien se fit plusironique.

– Le docteur s’occupe d’un embaumement,il s’agit du malheureux Pablo Hernandez, dont le cadavre a étédécouvert ce matin. La famille a télégraphié au docteur de faire lenécessaire, et vous aurez le privilège d’assister àl’opération.

– Je vous remercie, balbutia Baruch, dontle visage s’était couvert d’une pâleur mortelle, je ne tiens guèreà voir un pareil spectacle.

– Je comprends cela.

– Dites au docteur que j’attendrai qu’ilait fini.

– Ce sera peut-être long.

– Tant pis, je préfère attendre.

Léonello s’éclipsa. Baruch demeura seul,rongeant son frein, en proie à la colère et à l’impatience ;enfin le docteur parut.

Le docteur Cornélius Kramm n’avait guère plusde trente-six ans, mais son crâne énorme et entièrement chauve, seslarges lunettes d’or et son visage maigre et rasé le faisaientparaître beaucoup plus vieux. Ses traits étaient réguliers, et ildonnait, à première vue, l’impression d’un homme puissammentintelligent, mais ses lèvres minces, ses yeux inquiets etfureteurs, derrière les verres de cristal jaune des lunettes,causaient un indicible malaise. Il s’exprimait avec une lenteur etune sécheresse glaciales.

Les deux hommes ne se saluèrent pas.Maintenant qu’ils étaient sans témoins, les politesses banalesn’étaient pas de mise.

– À défaut du grand rubis, déclaraBaruch, j’ai les valeurs dont je vous avais parlé.

– Je le sais mieux que personne, ripostacyniquement Cornélius, puisque je viens de terminer l’embaumementde leur précédent propriétaire.

Baruch ne sourcilla pas.

– Je voudrais de l’argent tout de suite,fit-il.

– Eh bien, soit ! allons chez monfrère.

Pas une parole de plus ne fut échangée.Cornélius prit une petite lanterne électrique et guida son hôte parles allées du jardin jusqu’à une porte de fer qui faisaitcommuniquer les propriétés des deux frères.

Cette porte franchie, ils se trouvèrent dansun vaste hall, littéralement bondé du sol jusqu’au toit d’unamoncellement de tableaux et de statues de tous les temps et detoutes les écoles. Dans un espace vide aménagé au centre, il yavait une table-bureau, des sièges et un grand coffre-fort scellédans le mur.

Cornélius et Baruch avaient eu à peine letemps de s’asseoir que Fritz Kramm, sans doute déjà prévenu, semontra à l’autre extrémité du hall.

Le marchand de curiosités différaitentièrement, comme aspect physique, de son frère le docteur. AutantCornélius était maigre, émacié et morose, autant Fritz étaitcorpulent, rubicond, jovial et d’une extrême aménité de manières etd’allures.

C’était ce que nous appellerions en France unbon vivant.

Son sourire bienveillant, ses yeux gris clairpleins de franchise le rendaient tout d’abord sympathique, mais sil’on observait avec attention ses mâchoires trop développées, sesoreilles vastes et mal ourlées, ses mains énormes aux doigtscourts, aux pouces en billes, on était beaucoup moins rassuré.

En apercevant Baruch, Fritz alla au-devant delui, la main tendue.

– Enchanté de vous voir, fit-il,oh ! je savais bien que votre visite ne tarderait pas, je vousattendais presque.

Baruch respira, ce ton de cordialité feint ouréel le mettait à son aise.

– Vous devinez ce qui m’amène,dit-il.

– Parbleu ! Vous avez besoin debank-notes.

– Comme vous le dites…

– Voyons les valeurs.

Baruch tira de la poche de son« overcoat » un gros portefeuille de maroquin ; maisil rougit et se troubla en remarquant tout à coup que le nom de donPablo Hernandez était imprimé en lettres d’or dans un desangles.

– Voilà, dit Cornélius, de sa voix dureet cassante, un petit souvenir que je ne vous conseille pas deconserver, master Jorgell !

Tout de suite, Fritz Kramm intervint avec desgestes conciliants.

– Bon, fit-il, c’est entendu, on ne pensepas à tout ; mais voyons les valeurs (et il avait pris leportefeuille des mains de Baruch). Des pétroles, des cuivres, descaoutchoucs, excellent, la plupart d’ailleurs sont en hausse ;celui qui en a fait emplette était loin d’être un gogo. Seulement,voilà… pas une seule n’est au porteur ; il n’y a que moi quipuisse vous négocier cela, et encore, non sans risques. Comptons.Il y en a pour trois cent mille dollars ; je vais donc vousverser comme convenu cent mille dollars en bank-notes et en or.

Baruch eut un mouvement de révolte viteréprimé.

– Je crois, reprit Fritz, sans luilaisser le temps de parler, que ma proposition est parfaitementéquitable : cent mille dollars pour moi qui accepte desactions et des obligations que j’aurai du mal à négocier ;cent mille dollars pour mon frère qui a signé le rapport médical etcent mille pour vous qui…

– Aussi n’ai-je pas protesté, interrompitBaruch avec vivacité.

– Je crois que nous nous entendonsparfaitement.

Avec les gestes minutieux et paisibles d’unhonnête commerçant, Fritz alla au coffre-fort et en tira une liassede billets de banque qu’il remit à Baruch.

– Voyez, lui dit-il avec un bon sourire,la somme était prête, recomptez-la ; je crois que le nombre yest, mais tout le monde peut se tromper.

– Inutile, répliqua Baruch en fourrantles bank-notes dans sa poche, je vous remercie ; il n’est pasimpossible que j’aie encore l’occasion d’avoir recours à votreobligeance.

– Tout à votre service.

Baruch prit congé.

Fritz insista pour le reconduire jusqu’à laporte de la rue et ils se séparèrent après avoir échangé un loyalshake-hand.

Fritz était retourné près de son frère. Quandtous deux furent seuls dans le grand hall aux tableaux, en face ducoffre-fort, ils échangèrent un singulier sourire.

– Je crois que nous le tenons, ditCornélius.

– Oh ! approuva Fritz, il est à nousmaintenant, bien à nous ; il a été très crâne, d’ailleurs,seulement, je crains que ce ne soit pas un instrument trèsdocile.

– Tout le monde devient docile, quand iltombe entre nos mains, affirma le docteur avec une grimacesinistre. Je ne vois qu’un point noir dans nos projets… Ce jeuneHarry Dorgan ?

– Nous aviserons. Il faut réfléchirmûrement. Je trouve que voilà assez de besogne pour unejournée…

Les deux frères en restèrent là de leurentretien et se séparèrent. Cornélius regagna son laboratoire.Fritz changea de costume pour aller passer le reste de la soiréechez un riche marchand de charbon qui était un de ses meilleursclients et auquel il avait fourni toute une galerie detableaux.

Pendant ce temps, Baruch avait hélé untaxi-auto et s’était fait conduire au célèbre club du« Haricot Noir ».

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