Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE III – L’hallucination

Les frères Kramm et leur complice setrouvaient maintenant dans une vaste pièce voûtée qu’éclairaient denombreuses lampes électriques et où s’entassaient une foule demachines étranges et d’appareils aux destinations inconnues.

Ils prirent place dans de confortablesfauteuils, autour d’un guéridon sur lequel l’officieux Léonellodéposa une bouteille d’extra-dry et trois coupes de cristal, enmême temps qu’une boîte de trabucos de la manufacture de LaHavane.

– Ce laboratoire, fit le Dr Cornélius,dont les prunelles d’oiseau de proie étincelèrent derrière lesverres de ses lunettes d’or, doit vous rappeler quelquessouvenirs.

Le jeune homme était devenu blême.

– Oui, murmura-t-il, c’est ici que j’aiéprouvé les émotions peut-être les plus poignantes de monexistence.

– J’espère que vous ne regrettez pas devous être confié à mes soins. Quand vous êtes entré ici, vous étiezBaruch Jorgell, recherché pour l’assassinat d’un savant français,M. de Maubreuil ; quand vous en êtes sorti, vousvous nommiez Joë Dorgan, fils d’un milliardaire honorablementconnu. Grâce à la chirurgie, à la carnoplastie, dont je suis lepromoteur, vous aviez complètement changé de physionomie. J’airenouvelé pour vous le miracle des magiciens qui opéraient latransmutation des âmes d’un corps dans un autre. Qui sait si aufond de ces légendes il n’y a pas une parcelle de vérité ?Plus tard, la véridique histoire de Baruch Jorgell devenu JoëDorgan passera peut-être pour une légende.

– Pourquoi me rappeler ce souvenir ?murmura Baruch.

– Parce que, dit Fritz, mon frère estlégitimement fier d’une opération si bien réussie. Il faut luipasser cette faiblesse. Puis, dans ce laboratoire, personne ne peutnous entendre, nous sommes ici absolument chez nous…

– Parlons sérieusement, interrompitCornélius ; nos intérêts à tous les trois sont maintenantcomplètement associés et il importe absolument que je sache dequelle façon – depuis trois semaines que William Dorgan a retrouvéson fils – Baruch a joué le rôle de Joë.

– Admirablement, l’ingénieur Harrylui-même y a été trompé. Personne n’a le moindre soupçon.D’ailleurs, je fais tout ce qu’il faut pour entretenir cetteillusion. Je continue dans le plus grand secret le traitementinterne qui doit rendre définitifs les changements que le docteur asi rapidement opérés dans ma personnalité. J’affiche les mêmesgoûts et les mêmes opinions que mon sosie involontaire, je joue auxmêmes jeux…

– Et pour ce qui est des souvenirsd’enfance ? demanda Cornélius.

– J’en use discrètement, je place àpropos une anecdote et jusqu’ici je suis sûr de n’avoir commisaucune erreur. Par exemple, une chose qui m’agace terriblement,c’est d’être obligé de rééditer, partout où je vais, le récit de maprétendue captivité. J’ai raconté cette anecdote au moins deuxcents fois.

– Tout s’est donc passé selon nosprévisions, s’écria Fritz ; maintenant il faudrait peut-être,d’ores et déjà, étudier quelle est, pour nous, la meilleure manièrede tirer parti de la situation.

– J’y ai déjà réfléchi et mon plan estfait. Nous ne pourrons rien entreprendre sur les milliards deWilliam Dorgan tant que l’ingénieur Harry – mon soi-disant frère –sera là à me surveiller. Il faut donc avant tout le brouiller avecson père.

– Cela sera peut-être difficile, grommelaCornélius.

– Difficile, oui, mais non impossible.L’ingénieur est très fier, très personnel, il ne supporte pas lacontradiction. À la moindre remontrance de son père, qu’il aimecependant beaucoup, je suis sûr qu’il ferait un coup de tête etirait chercher fortune ailleurs. Mais pour en arriver là, il mefaudra un certain temps. Pour le moment, je fais du zèle, jetravaille énormément, j’ai reconnu que c’était le vrai moyen degagner la confiance du vieux Dorgan.

– Continuez dans cette voie. J’aimeraismieux que nous réussissions de cette façon qu’en employant desmoyens violents, dit Fritz. Il sera toujours temps d’yrecourir.

Les trois bandits demeurèrent quelque tempsdans leurs réflexions, ils se demandèrent combien de temps encoreil leur faudrait attendre avant de mettre la main sur les milliardsde William Dorgan. Ce fut Baruch qui rompit le premier lesilence.

– Vous avez parlé tout à l’heure demoyens violents, dit-il brusquement, si vous m’en croyez, vous n’enemploieriez jamais de semblables.

Les frères Kramm échangèrent un coup d’œilrapide.

– Pourquoi cela ? demandaCornélius.

– J’ai beaucoup réfléchi : nousavons maintenant des capitaux assez puissants pour agirouvertement. Évitons de nous compromettre par des crimesinutiles.

– On dirait vraiment, railla Fritz, qu’enrevêtant la physionomie de Joë Dorgan vous avez aussi hérité de sesvertueuses théories.

– Voulez-vous que je sois franc ?continua Baruch sans répondre à cette ironie. Eh bien ! vousdevriez abandonner cette Main Rouge qui vous jouera tôt ou tard unmauvais tour.

– C’est impossible en ce moment, répliquasérieusement cette fois Cornélius. C’est la Main Rouge qui nousprocure le plus clair de nos ressources. C’est grâce à ses affidésque les magasins de mon frère sont remplis des tableaux et desobjets d’art volés dans tous les musées de l’Europe. C’est la MainRouge qui me fournit les sommes énormes dont j’ai besoin pour mesexpériences. Je ne suis pas encore assez riche pour pouvoir m’enpasser.

– Puis, ajouta Fritz, n’est-ce rien quede commander à une armée d’audacieux malfaiteurs qui mettent encoupe réglée tous les États de l’Union ? Grâce à la MainRouge, j’ai une police qui me tient au courant de tout, il n’estrien que je ne puisse entreprendre. Vous avez pu en juger parvous-même. Je puis, avec l’impunité la plus complète, brûler lesvilles, piller les banques, mettre les riches à rançon…

– Vous serez trahi un jour oul’autre.

– Je saurai me retirer à temps, mais ilfaudra pour cela que mon frère et moi possédions chacun notremilliard solidement placé.

– Cela viendra peut-être très vite, grâceà Baruch, dit Cornélius ; jusqu’ici l’affaire a étéadmirablement conduite. À la santé de Baruch.

Les trois bandits choquèrent leurs coupes etles vidèrent d’un trait, puis de nouveau le silence régna dans lelaboratoire ; tous trois étaient retombés dans leursréflexions.

– Je crois, murmura Cornélius, qu’ilserait temps de se séparer. Il me semble que nous n’avons plus rienà nous dire.

– Pardon, fit Baruch avec une certainehésitation, encore un mot, s’il vous plaît. Je vous ai montré toutà l’heure le beau côté de ma situation, mais je ne vous ai pas misau courant de mes propres souffrances…

Cornélius Kramm haussa les épaules.

– Bah ! fit-il, ce n’est rien. Votrenouvelle personnalité vous gêne sans doute aux entournures, commeun habit neuf, mais cela se fera, cela s’assouplira avec le temps.À force de répéter votre rôle, vous le saurez tellement bien qu’ilfera partie intégrante de vous-même. Vous en arriverez même, j’ensuis persuadé, à oublier complètement que vous vous êtes appeléBaruch Jorgell.

– Oh ! pour cela, jamais ! J’aide terribles raisons de croire que je ne perdrai jamais la mémoiredu passé.

– Que voulez-vous dire ?

– Dussiez-vous me considérer comme unfaible d’esprit, comme une cervelle débile, je dois vous avouer queje suis hanté par d’horribles visions, par des cauchemars atroces.Si je croyais au remords…

– La science ne connaît pas cela, ricanale docteur, vous êtes tout simplement victime d’hallucinations,dont le temps, l’exercice physique et quelques calmants viendrontfacilement à bout. Voulez-vous que je vous rédige uneordonnance ?

– Attendez… C’est que ces hallucinations,comme vous les nommez, sont d’un genre très particulier. D’abord,elles se traduisent par la peur des miroirs, j’éprouve en leurprésence des souffrances intolérables. Je suis pareil à cet hommedont parlent les contes fantastiques et qui avait vendu son reflet.Je suis attiré d’une façon invincible par les glaces, et quand jem’y contemple, il me semble voir grimacer, à travers la physionomiede Joë Dorgan, mon vrai visage, le visage de Baruch… Etcette attirance, je le sens, a son danger ; car il y a desmoments où mes traits actuels, sous les crispations de la peur,reprennent un peu de leur ancien aspect !… Et pourtant, ilfaut bien que chaque matin je m’étudie soigneusement pour voir siaucune modification ne s’est produite dans mes traits, si jeressemble toujours bien à Joë Dorgan !… C’est terrible !…Les glaces m’attirent et j’ai peur du reflet qu’elles merenvoient…

– Tout cela n’est pas grave, dit ledocteur. Je vois là seulement un peu de nervosité, causée par lesurmenage, par la fatigue.

– S’il n’y avait que cela, je serais devotre avis, mais mon mal est plus compliqué, plus terrible aussi.Chaque samedi – et c’est un samedi que j’ai tuéM. de Maubreuil (la voix de l’assassin n’avait pastremblé en prononçant cette phrase), chaque samedi, l’hallucinationprend une forme aiguë.

– Voyons cela, fit Cornélius, devenusubitement attentif.

– Cela commence, toujours de la mêmefaçon, reprit Baruch, et cela comporte trois phases toujourspareilles. Chaque samedi, quand je suis à prendre le thé avecWilliam Dorgan et son fils, – en famille –, je vois devant moil’image très nette, le « living phantasm[1] »de Mlle de Maubreuil ; elle me regarde d’un air à lafois désespéré et menaçant. D’abord, elle n’est qu’une sorte debrouillard vaporeux, une tache indécise de lumière, mais à mesureque je la regarde – et il m’est impossible de ne pas la regarder –ses traits s’accentuent, elle se corporise, il me semble que jen’ai que la main à étendre pour la toucher, je tremble qu’elle nes’avance vers moi, et cependant elle reste toujours debout derrièrela chaise de William Dorgan. L’hallucination en vient à un teldegré qu’il m’est impossible de suivre la conversation. Je suisobligé de m’excuser d’une façon quelconque et de m’enfuir…

– Vous avez dû être amoureux de cettejeune fille ?

– C’est vrai, mais elle m’a brutalementrepoussé, et c’est peut-être pour cela aussi que j’ai étéimpitoyable pour son père.

– Cela est de la suggestion à distance,expliqua Cornélius Kramm, sans conviction d’ailleurs ; vouspensez à elle et elle pense à vous, pourvu qu’on ait une certaineforce d’objectivité… Avez-vous lu le livre Les Fantômes desvivants ?

– Non, et je ne veux pas le lire… Maisceci est la première phase.

– Voyons la seconde, dit Fritz avec unenégligence affectée, cela est prodigieusement intéressant.

– Je m’enfuis, je me réfugie dans machambre, et là je suis obligé, entendez-vous ? obligé de meplacer devant la grande psyché, et ce n’est plus le reflet de JoëDorgan qui grimace en face de moi, c’est celui de Baruch Jorgell,de Baruch l’assassin !… À ce moment, je le sens, mon visageest redevenu lui-même… le masque est tombé…

L’assassin avait pris un instant de repos, ilessuyait son front couvert d’une sueur froide.

– Voilà qui est ennuyeux, grommelaCornélius ; si de pareilles hallucinations vous prenaientsouvent, cela pourrait compromettre la ressemblance si péniblementobtenue, détériorer mon chef-d’œuvre.

– Pourquoi aussi, objecta Fritz Kramm,Baruch rentre-t-il dans sa chambre ? À sa place, j’irais authéâtre, au bar, n’importe où, et je ne rentrerais qu’au petitjour, ce serait le moyen d’échapper à toutes ces visions.

– Je l’ai bien essayé, répliqua Baruchavec humeur, mais à l’heure dite, quoi que je fasse, une forceinvincible me ramène devant le miroir maudit en face duquel je suiscontraint de demeurer et bientôt – c’est là quelque chosed’épouvantable – je vois s’estomper lentement, dans la buéechangeante des reflets, le visage mélancolique deM. de Maubreuil avec sa chevelure grisonnante et sonfront ridé par les insomnies. Il est revêtu de sa blouse delaboratoire toute souillée par les acides, il est tel que je le visla dernière fois !…

Baruch avait prononcé ces derniers mots d’unevoix creuse, ses yeux se révulsaient, il étendait les bras enavant, comme si, en cet instant même, l’apparition vengeresse sefût dressée devant lui ; les frères Kramm le regardaient, enproie, eux aussi, à une secrète épouvante.

– Je vois que, chez vous, fit Cornéliusavec un ton doctoral, le système nerveux est déprimé, largementdéphosphoré ; vous prendrez du phosphoxyl, un remèdemerveilleux qui tonifie puissamment les cellules cérébrales… Maisj’espère que vous en avez fini avec tous vos fantômes ?

– Non, dit Fritz plus calme, il faut quenous connaissions la troisième phase.

– C’est peut-être la plus terrible,reprit Baruch en frissonnant. Voici ce qui arrive : cettelutte atroce contre le spectre qui hante les profondeurs de laglace prend fin brusquement. Je m’arrache à la hantise et je mejette sur mon lit tout habillé. Je suis brisé de fatigue,physiquement et moralement, et je m’endors aussitôt, presqueinstantanément, d’un sommeil de plomb. Mes yeux sont à peine fermésque l’obsession prend la forme du cauchemar, je me revois dans lelaboratoire de M. de Maubreuil, je réassiste à lasynthèse du diamant…

– Et sans nul doute, ajouta Cornéliusavec un rire horrible, au trépas inattendu deM. de Maubreuil. Je devine que vous attendez sans aucuneimpatience la soirée du samedi.

– C’est mon épouvante de toute lasemaine. Et pourtant, ajouta Baruch avec une sorte de rage, j’ai dela volonté, moi, je suis un homme d’énergie, vous le savez, etjamais personne, n’est arrivé à me suggestionner ou àm’hypnotiser !…

– Ce qu’il y a de plus clair dans tout ceque vous venez de nous raconter, déclara le docteur, c’est que vousêtes très malade ; et, dans notre intérêt à tous, il ne fautpas laisser la névrose vous envahir. Si vous ne résistez pascourageusement, vos fantômes ne vous quitteront plus. Vous verrez,comme Banquo[2], le spectre de votre victime s’asseoir àtable ; à votre place. Shakespeare a d’ailleurs fort biendécrit ces sortes d’hallucinations. Et depuis quand souffrez-vousde cette névrose ?

– Depuis le jour de l’arrestation de JoëDorgan – déguisé sous mon apparence – dans un family-house de NewYork. L’obsession a débuté par un simple rêve qui, de samedi ensamedi, a pris une acuité plus térébrante.

– C’est que la névrose a grandi et s’estexacerbée de semaine en semaine, expliqua Cornélius Kramm, maispourquoi ne m’avoir pas prévenu plus tôt ?

– J’espérais parvenir à me dominermoi-même, mais j’ai reconnu que c’était impossible.

Le docteur avait tiré de sa poche un carnet etgriffonnait rapidement une ordonnance.

– Voici, fit-il, phosphoxyl, lécithine,valérianate de fer, privation absolue de liqueurs alcoolisées,promenades au grand air, long sommeil, exercice modéré. Il faudrasuivre ce régime avec opiniâtreté et je suis sûr que d’ici peu voscauchemars du samedi auront complètement disparu.

– Je le souhaite… mais si le traitementétait inefficace ?

– Il faudrait m’en prévenir, alors nousessayerions autre chose…

– Comment ! s’écria Fritz Kramm enjetant un coup d’œil sur son chronomètre, déjà deux heures, il estgrand temps de partir.

Les trois complices se hâtèrent versl’ascenseur ; cinq minutes plus tard, Baruch et Fritzfranchissaient ensemble la grille de l’établissement.

– À propos, dit tout à coup le marchandd’objets d’art en tendant à Baruch une lourde enveloppe, j’aiquelque chose à vous remettre.

– Qu’est-ce que cela ?

– Quelques bank-notes, votre part de Lordde la Main Rouge dans le dernier partage.

– Je ne vois pas en quoi j’ai mérité…,balbutia le jeune homme.

– N’importe, prenez toujours. Vous êtesLord de la Main Rouge, cela suffit. Rappelez-vous que ce ne sontpas toujours ceux qui récoltent et qui sèment le blé qui mangent lepain.

Baruch n’insista pas. Il serra distraitementla main de son interlocuteur et regagna son automobile, dont lechauffeur l’avait patiemment attendu à l’angle de la Trentièmeavenue.

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