Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE V – Un mystère sensationnel

Avec ses massifs d’orangers, de jasmins, demagnolias et d’orchidées, ses fontaines jaillissantes et ses alléestapissées d’une mousse épaisse et verdoyante, le jardin d’hiver deFred Jorgell était en toute saison un lieu de fraîcheur etd’enchantement. Les palmiers et les bananiers y formaient devéritables bosquets, dont les larges feuillages s’élevaient jusqu’àla coupole de cristal aux arcatures dorées.

C’est là que miss Isidora passait souvent delongues heures en compagnie d’une brave Écossaise, mistress MacBarlott, dont la seule fonction était de lui faire la lecture et del’accompagner dans ses promenades.

Chaque midi, après le déjeuner, elles allaientrendre visite à une grande volière de filigrane d’argent touteremplie de perruches, de sénégalis, de cardinaux et d’autresoiseaux des tropiques aux brillants plumages. C’était là une deleurs distractions favorites.

Elles étaient précisément occupées, cejour-là, à émietter des gâteaux à leurs petits pensionnairesemplumés, lorsque Fred Jorgell parut tout à coup au détour d’uneallée de citronniers de la Floride, plantés dans de superbes vasesde faïence italienne. Aussitôt miss Isidora courut au-devant delui.

– Je te croyais déjà remonté à toncabinet de travail, dit la jeune fille ; est-ce que, parextraordinaire, toi, l’homme affairé par excellence, tu aurais dutemps à perdre en notre compagnie ?

– Tu sais bien, ma chère enfant, que jen’ai jamais de temps à perdre. Le temps est une marchandise tropprécieuse pour qu’on la gaspille. Si je suis descendu, c’est quej’ai à causer avec toi très sérieusement.

– Je vous laisse, fit mistress MacBarlott en personne bien stylée.

– Isidora, reprit le milliardaire, j’aides reproches à t’adresser.

– À moi ? fit la jeune fille avecsurprise. Si j’ai encouru ton mécontentement, je t’assure que c’estde façon bien involontaire.

– Oh ! ce n’est pas grave, et je nevoudrais pas te chagriner pour si peu de chose. Voici de quoi ils’agit. Je trouve que, depuis quelque temps, le jeune Harry Dorganest bien assidu près de toi.

– Oh ! mon père ! protesta missIsidora, dont le visage se colora d’une timide rougeur.

– J’ai en grande estime l’ingénieurHarry, reprit le milliardaire plus doucement, mais je ne voudraispas cependant que ses visites pussent prêter à de fâcheusesinterprétations. J’ai, en ce moment surtout, des raisons spécialespour que vos deux noms ne se trouvent pas réunis dans les proposdes médisants, comme cela est arrivé ces temps derniers.

– Je t’affirme, dit miss Isidora d’un tonplein de calme et de franchise, que je n’ai à me reprocher aucunecoquetterie.

– Je n’en doute nullement, mais il n’enest pas moins vrai qu’Harry Dorgan te suit comme ton ombre. Iltrouve moyen d’être de toutes les réceptions où tu es invitée, ildanse et il flirte avec toi, il t’accapare des soirées entières. Authéâtre, au concert, aux garden-parties on est sûr de le voir à tescôtés !

Le milliardaire s’animait à mesure qu’ilparlait, son visage s’était enflammé, et ce fut avec un gesteénergique qu’il conclut :

– Vraiment, cela devientscandaleux ! Il faut mettre un terme à cela !

– Mon père, répliqua miss Isidora avec unpeu d’émotion dans la voix, je t’avoue que je ne te comprendspas ! Tu viens de me parler comme on parlerait à une« demoiselle » française, gardée à vue dès l’enfance dansun couvent et surveillée étroitement jusque dans ses moindresgestes. Fille de la libre Amérique, j’ai été élevée librement etj’espère bien continuer à user de cette liberté, puisque je n’en aijamais fait mauvais usage.

– Cependant…

– Je ne nie nullement les assiduitésd’Harry Dorgan, mais si j’aime à l’avoir près de moi, c’estsimplement parce qu’il est plus intelligent, plus cultivé, plussympathique que tous ces fils de trusteurs qui, sortis de la cotede la Bourse et du cours des cotons et des huiles, ne savent plusque dire !

Et elle ajouta d’un ton délibéré :

– D’ailleurs, ne m’as-tu pas répététoi-même que tu me laisserais parfaitement libre de me choisir unépoux ?

– Je n’ai pas changé d’avis, balbutiaFred Jorgell avec embarras, mais j’espère que ce n’est pas HarryDorgan que tu as choisi ?

Miss Isidora ne put s’empêcher de sourire envoyant la mine effarée de son père.

– Rassure-toi, dit-elle, Harry Dorgan estpour moi un très sympathique camarade, mais rien de plus.J’apprécie sa conversation nourrie de lectures sérieuses, j’aime safranchise, mais c’est tout. Si j’avais décidé de le prendre pourmari, c’est toi qui en aurais été averti le premier.

– Je le sais, dit le milliardaire un peuconfus, je n’ai jamais douté de ta loyauté… Mais j’avais encoreautre chose à te dire.

– Parions, répliqua malicieusement lajeune fille, que tu as un nouveau prétendant à meproposer ?

– C’est ma foi vrai. J’ai reçu lespropositions d’un jeune homme qui, à mon avis, te conviendraitparfaitement. Sa fortune égale la tienne, il est déjà à la tête deplusieurs affaires importantes.

– Et comme aspect physique ?

– Grand, élégant, distingué, intelligent,ce sera un mari idéal.

– Si je l’accepte, et il senomme ?

– Arnold Stickmann.

Miss Isidora partit d’un franc éclat derire.

– Eh bien, non ! fit-elle, le roi dela Mode ne sera pas mon époux, je te le dis tout de suite. J’ai unevéritable aversion pour les jeunes gens qui font de la toiletteleur préoccupation dominante. C’est l’indice d’un caractèreprofondément égoïste. Je serais obligée d’être jalouse des vestonset des cravates de ce mirliflore. Propose-m’en un autre si tu veux,mais, très sincèrement, l’honorable Arnold Stickmann ne fait pasmon affaire.

Le milliardaire était vivement contrarié, iltenta un suprême effort pour convaincre sa fille.

– Tu sais bien, ma chère Isidora, que jen’essayerai jamais de te marier contre ton gré, mais si tu voulaisme faire plaisir, tu consentirais à recevoir quelquefois la visitede Mr. Stickmann. Je suis persuadé qu’en le connaissant mieuxtu perdrais certaines de tes préventions contre lui.

– Inutile, mon père, dit froidement lajeune fille. J’ai vu Mr. Arnold Stickmann assez souvent pouravoir eu le temps de me faire une opinion sur son compte…

L’entretien fut brusquement interrompu parl’arrivée de mistress Mac Barlott qui entrait en coup de vent dansla serre. L’Écossaise avait le visage bouleversé et brandissait unnuméro de la principale feuille locale, le Jorgell-CityAdvertiser.

– Que se passe-t-il donc ? demandamiss Isidora, qui n’avait jamais vu sa fidèle dame de compagniedans un pareil état.

– C’est épouvantable ! C’estinouï ! Lisez…

Fred Jorgell s’empara du numéro del’Advertiser et devint d’une pâleur mortelle en voyant letitre imprimé sur la manchette en lettres énormes :

UN SECOND CRIME À JORGELL-CITY

ASSASSINAT DE L’HONORABLE ARNOLD STICKMANN

Malgré toute son énergie, ce fut d’une voixmal assurée qu’il lut l’article suivant, imprimé en tête de lafeuille locale :

« Un odieux assassinat vient de jeter laconsternation dans notre paisible et laborieuse cité :l’honorable Arnold Stickmann a été tué et dévalisé dans la nuitd’hier. Aucun indice ne permet d’espérer que les assassins serontdécouverts. Rappelons que, depuis un mois, c’est le second meurtrequi se produit à Jorgell-City, dans les mêmes circonstancesmystérieuses.

« Voici les faits dans toute leurénigmatique horreur :

« Le malheureux Arnold Stickmann avaitpassé gaiement la soirée au club du Haricot Noir en compagnie deses amis ; il avait même gagné au baccara et au bridge unesomme considérable ; c’est ce fait, certainement connu desassassins, qui a été cause de sa mort. Très heureux au jeu,Mr. Stickmann se vantait assez imprudemment de ses gains. Ilétait de notoriété publique que l’infortuné roi de la Mode avaittoujours en portefeuille une grande quantité de bank-notes.

« En sortant du club, Mr. ArnoldStickmann monta comme d’habitude dans son auto, il était environ àce moment deux heures du matin. D’après le chauffeur, un serviteurde confiance – dont pourtant les dires seront soigneusementcontrôlés –, une panne se produisit à peu près à moitié chemin duclub et de l’hôtel de Chicago, où Mr. Stickmann étaitdescendu.

« Le jeune milliardaire n’eut pas lapatience d’attendre que la réparation fût effectuée.

« – Retournez à l’hôtel sans moi,dit-il au chauffeur ; le temps est beau, et il ne me déplairapas de faire un bout de chemin à pied, en fumant un cigare.

« Jorgell-City, comme on le sait,comprend deux agglomérations principales séparées par un vallon baset marécageux encore couvert de taillis et traversé par un ruisseausur lequel un pont de bois a été provisoirement établi. C’est unpeu plus loin, en amont du ruisseau, qu’ont été établies les usinesélectriques qui fournissent la lumière et l’énergie à notre villeet que dirige avec tant de compétence l’ingénieur Harry Dorgan. Telétait l’endroit, à cette heure de la nuit absolument désert,qu’avait à traverser Arnold Stickmann pour regagner l’agglomérationdans laquelle se trouve l’hôtel de Chicago.

« La nuit s’écoula sans qu’on vît rentrerMr. Stickmann ; très inquiet, le directeur de l’hôtelenvoya immédiatement à sa recherche deux des Noirs et le principalgérant.

« Ils ne furent pas longtemps à découvrirle cadavre du malheureux, gisant à quelques mètres en dehors de laroute battue, sous un buisson, ce qui explique qu’en regagnantl’hôtel, après avoir achevé sa réparation, le chauffeur ne l’aitpas aperçu.

« Le corps ne portait aucune trace deviolence, sauf une petite tache noirâtre derrière le cou. Leportefeuille bourré de bank-notes avait disparu, mais on retrouvadans la poche du pantalon un browning de fort calibre dont lavictime n’avait pas eu le temps de faire usage.

« L’autopsie immédiatement pratiquée parle docteur Cornélius Kramm, assisté du docteur Fitz-James, n’adonné, comme l’on s’y attendait, aucun résultat concluant :alors que le docteur Kramm reconnaissait les symptômes d’unecongestion cérébrale, le docteur Fitz-James observait certainesdésagrégations des tissus qui se produisent surtout dans les casd’électrocution. Les deux hypothèses sont aussi inadmissibles l’uneque l’autre.

« Ayons le courage de le dire, nous noustrouvons ici en présence d’un criminel armé des nouveaux moyens quefournit la science et qui assassine ses victimes sans laisser detraces. Si les autorités ne prennent les mesures les plusénergiques, attendons-nous à une série de forfaits qui laisserontbien loin derrière eux les sinistres exploits de Troppmann et deJack Sheppard.

« Une circonstance que plusieurspersonnes ont notée, c’est que la lumière électrique s’est éteintecette nuit et a fait défaut pendant une demi-heure environ. C’estsans nul doute à la faveur de cette obscurité propice que le crimea dû être commis. »

Fred Jorgell laissa tomber le numéro del’Advertiser, il était atterré.

– La vie de personne n’est plus en sûretéici, balbutia-t-il. Ce pauvre Stickmann, avant-hier encore, étaitplein de joie et de santé, nous causions tranquillementensemble !…

Miss Isidora était profondément émue.

– Vraiment, murmura-t-elle, je me repensde m’être moquée parfois des habillements prétentieux de cetinfortuné.

Il y eut quelques moments d’un silence pleind’angoisse. Ce trépas mystérieux avait quelque chosed’épouvantable.

Mistress Mac Barlott, cependant, avait ramasséle numéro de l’Advertiser que venait de jeter Fred Jorgellet le parcourait distraitement.

À la suite de l’article qu’on vient de lire setrouvait le portrait de Stickmann, suivi de sa biographie et d’uneénumération de sa fortune et des parts de trust qu’ilpossédait.

– Il y a une note intéressante, endernière heure ; dit l’Écossaise.

Et elle lut :

« La municipalité de Jorgell-City faitafficher en ce moment un placard promettant une prime de dix milledollars à qui découvrira les auteurs des deux crimes mystérieux.N’oublions pas ; en effet, qu’il y a quelques semaines PabloHernandez a trouvé la mort dans des circonstances absolumentidentiques. Ces meurtres impunis, si la série s’en continuait,seraient de nature à compromettre gravement l’avenir de notre citénaissante et à en éloigner, peut-être pour jamais, les capitalisteset les travailleurs. Nos édiles ont compris que de sévères mesuresdevaient être prises. Un des plus habiles détectives de Chicago aété mandé. Nul doute que ses investigations sagaces n’amènent àbref délai la découverte de l’assassin. »

L’Écossaise venait de terminer sa lecturelorsque Baruch entra ; lui aussi venait d’apprendrel’assassinat et tenait en main un numéro du journal.

– C’est terrible, fit-il, en s’asseyantprès de sa sœur.

Et, certes, son émotion ne devait pas êtrefeinte, car il était d’une pâleur livide.

– Quelle est votre opinion ? luidemanda Fred Jorgell.

– Ma foi, mon père, je suis comme tout lemonde, je ne sais que penser. Pourtant, il me semble qu’il y auraitun moyen de découvrir les coupables. Il y a un vieil adagejuridique qui dit : « Cherchez à qui le crimeprofite. » Peut-être qu’en se livrant à une enquête minutieuseon pourrait découvrir lequel de ses ennemis avait le plus d’intérêtà sa mort.

– Arnold Stickmann n’avait pas d’ennemis,répliqua le milliardaire.

– Alors c’est encore plusextraordinaire.

Baruch s’était levé.

– Je vous quitte, fit-il, je vais alleraux nouvelles.

Et il sortit rapidement.

Il avait à peine fait quelques pas dans la ruequ’il se trouva en présence de Fritz Kramm, le marchand decuriosités. Tous deux se saluèrent en échangeant quelques phrasescourtoises.

– Précisément, dit Baruch, j’allais chezvous.

– Comme cela se trouve, répondit Fritz,j’ai justement deux mots à vous dire. Figurez-vous que, parmi lesvaleurs que vous m’avez remises il y a quelque temps, il y en a uncertain nombre qu’il est absolument impossible de négocier.

– Qu’en ferez-vous ?

– Rien du tout. Je les ai brûlées et,dame, c’est pour moi une perte sèche.

– Je comprends cela. Pour combien y ena-t-il ?

– Pour quinze mille dollars.

– Je vais vous les remettre à l’instant.Entrons chez vous, si vous le voulez bien.

– Je vois que nous nous entendons àdemi-mot, c’est parfait.

Ils entrèrent dans le hall du marchand detableaux et, séance tenante, Baruch étala sur le bureau quinzebillets de chacun mille dollars.

– Tiens, c’est singulier, dit Fritz, enexaminant les bank-notes, elles sont toutes neuves et mêmeparfumées. Arnold Stickmann n’en avait jamais que de semblablesdans son portefeuille, c’était une de ses manies.

– Je le sais, répondit Baruch sanssourciller, mais je lui en ai gagné beaucoup au jeu.

– Prenez garde, murmura Fritz entre sesdents, qu’à ce jeu-là vous ne finissiez par perdre.

Et comme son interlocuteur demeuraitsilencieux :

– Vous savez, poursuivit-il, qu’on faitvenir de Chicago un détective d’une habileté supérieure ?

– Oui, j’ai lu cela dansl’Advertiser, mais sera-t-il si habile qu’on le prétend,j’en doute fort.

– Je vous conseille d’être prudent.

Ils se séparèrent sur cette recommandation etBaruch se rendit au club du Haricot Noir, où il joignit sesdoléances à celles des partenaires habituels d’ArnoldStickmann.

Une semaine s’écoula, l’enquête n’avait pasfait un pas. L’on avait vainement cherché des ennemis àStickmann ; il n’avait que des amis. Au dire de Baruch, quipropageait sournoisement ce bruit, un seul homme aurait pu avoirintérêt à la mort du roi de la Mode, et cet homme c’était HarryDorgan qui, comme Stickmann – tout le monde le savait –, étaitpassionnément épris des charmes de miss Isidora. Mais Harry étaitestimé de tous, personne ne prenait au sérieux cette monstrueuseinsinuation.

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