Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VI – Une idylle

Une goélette anglaise, la Perle Rose,venant d’Australie avec un chargement de coprah[5] et serendant à San Francisco fit, deux jours avant son arrivée dans legrand port américain, une macabre rencontre. Un matin, les hommesd’équipage aperçurent l’océan couvert à perte de vue de caissesoblongues, la plupart coloriées en rouge ou en bleu clair,quelques-unes même couvertes d’inscriptions dorées.

Le capitaine de la goélette croyait avoir faitune riche capture : il ordonna aussitôt de mettre une chaloupeà la mer et de pêcher quelques-unes de ces caisses si élégammentpeintes. On lui obéit avec ardeur, mais quels ne furent pas lacolère et le dégoût du matelot qui, le premier, fit sauter lecouvercle d’une belle boîte dorée, en constatant qu’elle nerenfermait qu’un cadavre jaune et ratatiné, le cadavre d’un vieuxChinois.

Une seconde, puis une troisième et unequatrième caisse furent examinées, mais leur contenu à toutes étaitidentique. La Perle Rose naviguait au milieu d’unvéritable cimetière flottant.

Le capitaine, furieux de cette déconvenue,venait d’ordonner à la chaloupe de regagner le bord sans pluss’occuper des cadavres chinois, lorsque les marins aperçurent unnaufragé évanoui, mort peut-être, il demeurait attaché à l’un descercueils et l’on reconnut bientôt qu’il y était lié par une cordequi faisait le tour de sa ceinture. La corde coupée, l’homme hisséà bord, on constata qu’il ne donnait plus signe de vie ; lesextrémités étaient glaciales et le cœur ne battait plus.

Le capitaine allait ordonner de le rejeter àla mer lorsqu’un médecin, qui se trouvait par hasard à bord enqualité de passager, eut l’idée d’appliquer la respirationartificielle et les tractions rythmées de la langue. Au bout detrois heures de soins énergiques, le naufragé donna quelquesfaibles signes d’existence. Quand on atteignit San Francisco, ilétait encore dans le coma, mais le docteur avait déclaré qu’il enréchapperait ; ne sachant que faire de lui, le capitaine lefit transporter à l’hôpital français où il demeura un moisentier.

Il avait déclaré se nommer Agénor Marmousier,poète français ; mais quand il raconta qu’il était au serviced’un lord millionnaire, près duquel il n’avait d’autre fonction quede trouver des idées extraordinaires et d’inventer des situationspérilleuses et dramatiques, on crut que les souffrances qu’il avaitéprouvées lui avaient tourné la cervelle, et on ne crut pas un motde ses récits merveilleux.

Le directeur de l’hôpital s’en débarrassa enlui donnant une lettre de recommandation pour le consul de France.Ce dernier s’était, par hasard, trouvé en relation avec lordBurydan, le fameux excentrique, le milord Bamboche, donts’entretenaient encore les chroniques des feuilles parisiennes. Ilfut touché de pitié en voyant à quelle triste situation se trouvaitréduit le poète, privé de son seul protecteur et vieilli de dix anspar les souffrances et la maladie. Il le réconforta par de bonnesparoles et lui remit un viatique suffisant pour gagner New York et,de là, s’embarquer pour la France.

Agénor ne connaissait pas New York, qu’iln’avait traversé que rapidement dans ses précédents voyages. Ilrésolut d’y passer trois jours, aussi bien pour se reposer que pourse faire une opinion sur la ville monstrueuse où les maisons àtrente étages, les gratte-ciel, semblent jeter un défi aux sublimesarchitectures de l’Égypte, de l’Inde et du Moyen Age gothique – NewYork où le combat pour l’existence revêt une forme si inexorable etsi sauvage.

Agénor se promit d’abréger son séjour danscette ville où il ressentait un indicible malaise moral, et ils’informa des jours de départ du paquebot de la Compagnietransatlantique, à bord duquel il voulait retenir son passage.Comme il suivait les quais de Brooklyn afin d’aller remplir cetteindispensable formalité, son pied buta contre un objetvolumineux ; il fit un faux pas et faillit s’étaler de toutson long. L’obstacle qui avait failli le faire choir simalencontreusement n’était autre qu’un portefeuille.

Le poète le ramassa.

– Tiens, murmura-t-il en examinantcurieusement sa trouvaille, c’est de la peau de crocodile avec desinitiales en or, F. J. Cela doit appartenir à quelque richard…

Agénor ouvrit le portefeuille et demeuralittéralement ébloui : il était bondé de bank-notes de cinqcents et de mille dollars.

– Il y a là une vraie fortune, fit-il.Quel dommage que cela ne soit pas à moi !

Malgré sa pauvreté, il ne lui vint pas un seulinstant la pensée de s’approprier la somme ; il n’eut qu’unsouci : découvrir le nom de celui qui en était lepropriétaire. La chose, d’ailleurs, lui fut aisée ; en mêmetemps que les bank-notes, le portefeuille contenait plusieurslettres adressées à Mr. Fred Jorgell, un richissimespéculateur, très connu à New York et même dans toute l’Amérique,et dont Agénor avait entendu parler souventes fois. Aussitôt lepoète sauta dans un cab électrique et, posant sur ses genoux saprécieuse trouvaille, il jeta au chauffeur l’adresse dumilliardaire.

Fred Jorgell ne se trouvait pas chezlui ; ce fut un homme de confiance, un vieil Irlandais nomméPaddock, qui reçut le vieux poète et qui, en apprenant le but de savisite, le félicita cordialement.

– Vous méritez d’autant mieux d’êtrecomplimenté, dit-il, que vous eussiez pu garder ces bank-notes sansque mon maître fît aucune recherche pour en découvrir le détenteur.Pour lui, une pareille somme est tout à fait insignifiante…

Agénor interrompit brusquement le majordomeirlandais.

– Il me semble, fit-il, que le fait derapporter à son légitime propriétaire un objet trouvé ne mérite pasdes éloges aussi exagérés. Au revoir, monsieur, je suis un peupressé.

Le poète avait fait un pas vers laporte ; l’honnête Paddock lui barra le passage.

– Vous ne vous en irez pas ainsi !s’écria-t-il ; Mr. Jorgell me réprimanderait sévèrementsi je vous laissais partir sans vous avoir remis une récompenseproportionnée à l’importance de la somme.

– Je ne veux rien accepter, déclaraAgénor en rougissant, ce n’est pas l’usage dans mon pays.

Agénor allait se retirer, en dépit de tous lesefforts de l’Irlandais, lorsque la porte du salon d’attentes’ouvrit brusquement : une jeune fille à la démarcheharmonieuse, au visage d’une beauté grave et sereine, apparut.

– Qu’y a-t-il donc, Paddock ?demanda-t-elle, il me semble avoir entendu le bruit d’unediscussion.

– Miss Isidora, répliqua le vieilIrlandais, c’est ce gentleman français qui vient de rapporter leportefeuille plein de bank-notes que votre père avait perdu hier etqui ne veut accepter aucune récompense.

– C’est bien, dit la jeune fille aprèsavoir entendu les explications du majordome, laissez-nous, monbrave Paddock, cette affaire me regarde.

Et indiquant, d’un geste gracieux, un siège aupoète décontenancé, elle lui dit, en employant la langue française,qu’elle parlait de façon admirablement correcte :

– Asseyez-vous, monsieur, il fautpardonner à Paddock, dont l’intention était excellente, il nesavait pas à qui il avait affaire. Je suis heureusement un peumoins ignorante que lui des choses de la France. En entendantprononcer votre nom, quelques-uns des beaux vers que vous avezécrits ont chanté dans mon souvenir.

– Miss, balbutia Agénor très ému etrougissant – de confusion, cette fois –, merci de votreindulgence.

– J’espère que maintenant, ajouta lajeune fille avec un charmant sourire, vous n’allez pas nous quittersi promptement ; vous ne refuserez pas d’accepter une coupe dechampagne en ma compagnie.

L’entretien, commencé sur ce ton decordialité, prit bientôt une tournure tout à faitconfidentielle ; miss Isidora fit à son hôte une foule dequestions, sur la France d’abord, puis sur lui-même. Agénor, que lafranchise de la jeune milliardaire avait mis très à son, aise, nese fit pas prier pour raconter par le menu les plus intéressantesde ses dernières aventures. Le récit n’en était pas encore terminé,lorsque Fred Jorgell entra ; il était ce soir-là d’excellentehumeur, car il venait de conclure un marché des plus avantageux.Rapidement, miss Isidora le mit au courant et lui présenta lepoète.

– By God ! s’écria lemilliardaire avec un gros rire, permettez-moi de vous serrer lamain.

Et il gratifia le poète d’un shake-hand àfaire craquer les os et les jointures.

– Ce n’est pas tous les jours,continua-t-il, qu’on a le plaisir de serrer la main d’un honnêtehomme. Mais, j’y pense, vous allez me faire le plaisir de partagernotre dîner.

Entraîné, séduit par ces façons un peubrutales mais pleines de franchise, Agénor dut accepter cetteinvitation. Un quart d’heure après, il se trouvait installé entreFred Jorgell et miss Isidora dans la luxueuse salle à manger, où,sans qu’on vît aucun domestique, le service était faitautomatiquement. D’ingénieux appareils électriques faisaientcirculer les plats et enlevaient la desserte ; on se fût crudans quelque demeure enchantée.

Quoiqu’il mangeât pour son compte trèssobrement d’ordinaire, le milliardaire avait voulu que le menu fûtdigne de sa fortune. Entre autres raretés gastronomiques, Agénorsavoura une exquise soupe à la tortue, des huîtres frites, despattes d’ours truffées et une langouste à la javanaise, qui étaittout simplement une merveille.

– Que pensez-vous de ma cuisine ?demanda tout à coup le milliardaire en se tournant vers le poète,qui, avec un appétit de convalescent, avait fait honneur à tous lesplats.

– Délicieuse, répondit Agénor, ilfaudrait être vraiment difficile pour ne pas la trouver telle.

– Alors elle vous plaît ?

– Dites qu’elle m’enthousiasme !

– Alors c’est parfait. Voilà déjà unpoint important de réglé, je suis sûr que nous allons nousentendre.

– Je vous avoue que je ne comprends pasencore où vous voulez en venir.

– Vous allez être au fait en deux mots.Je sais que vous n’avez plus en France ni famille ni amis…

– J’ai bien encore des amis, mais…

– Ne m’interrompez pas. J’ai besoin, moi,d’un homme de confiance, d’un secrétaire particulier, parlant bienle français et l’anglais. Vous me conviendriez tout à fait. Labesogne ne serait pas écrasante ; vous auriez deux milledollars par mois…

– Et, bien entendu, interrompit missIsidora en riant, vous mangeriez à notre table.

– Cela va de soi, reprit Fred Jorgell.Acceptez-vous ma proposition ?

Agénor était effaré de cette promptitude àtraiter les affaires.

– Votre offre est des plus séduisantes,répondit-il, mais je vous avoue que vous me prenez un peu àl’improviste…

– C’est que nous autres Yankees, répliquale milliardaire, nous ne perdons pas de temps à hésiter et àtergiverser comme vous autres gens du Vieux Monde. Allons,décidez-vous. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.

Et le terrible homme tira son chronomètre etle posa sur la table en face de lui.

– C’est un grand service que vous rendrezà mon père et à moi, ajouta miss Isidora.

– Eh bien, soit ! j’accepte, murmurale poète, tout interdit.

– Alors c’est entendu, on va vousdésigner votre appartement ; demain, vous entrerez enfonctions, après avoir touché un premier trimestre d’avance.

C’est ainsi que, de la façon la plusinattendue, le poète Agénor Marmousier devint le secrétaireparticulier du milliardaire Fred Jorgell.

Il n’eut d’ailleurs qu’à se louer de ladécision qu’il avait prise. Il était considéré par miss Isidora etpar son père bien plus comme un ami que comme un employé ordinaire,et le travail de correspondance dont il était chargé n’était nicompliqué ni difficile. Sans le chagrin que lui causait la mort del’excentrique lord Burydan, Agénor se fût considéré commeparfaitement heureux dans la maison du milliardaire.

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