Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE II – Les Lords de la « MainRouge »

Joë Dorgan venait de regagner sa chambre aprèsavoir mis à jour une volumineuse correspondance, lorsque lasonnerie du téléphone placé au chevet de son lit retentitbruyamment.

– Allô ! Allô !

– Allô.

– C’est vous, master JoëDorgan ?

– Parfaitement. Qui êtes-vous ?

– Dr Kramm !…

– Très bien, je vous écoute.

– Pouvez-vous disposer d’une heure oudeux ce soir ?

– Oui.

– Alors, je vous attends. Nous avons àcauser. Fritz sera là.

– À tout à l’heure.

Le jeune homme raccrocha les récepteurs, unpeu inquiet de cette communication si tardive, mais le docteurCornélius était un de ses meilleurs amis, un homme auquel iln’avait rien à refuser.

Joë Dorgan endossa un « overcoat »en drap de Suède, se coiffa d’un feutre à larges bords et glissadans sa poche le browning dont il ne se séparait jamais ; enmême temps, il insérait dans son portefeuille un respectable paquetde bank-notes.

Ces préparatifs terminés, il sortit de sachambre et prit place dans l’ascenseur qui le déposa au seuil dugrand vestibule du rez-de-chaussée.

Dans la vaste cour sablée, deux autosélectriques étaient là, tous phares allumés, Joë Dorgan monta dansl’une d’elles.

– Vous stopperez à l’entrée de laTrentième avenue, dit-il au chauffeur.

– Well, sir, répondit l’hommeobséquieusement.

L’auto démarra, franchit la grille qui,silencieusement, venait de s’ouvrir au coup de trompe du chauffeur,et fila à toute vitesse à travers les longues avenues désertes deNew York.

Un quart d’heure plus tard, Joë Dorgan mettaitpied à terre, et, après avoir ordonné au chauffeur de l’attendre,remontait à pied la Trentième avenue, le chapeau sur les yeux, lecollet de son overcoat remonté jusqu’aux oreilles, rasant les murscomme un homme qui craint d’être reconnu.

Chemin faisant, il remarqua que de rarespassants, emmitouflés comme lui jusqu’aux yeux et prenant les mêmesprécautions pour n’être pas remarqués, se hâtaient dans unedirection pareille à la sienne.

Après avoir marché pendant une vingtaine deminutes, il fit halte en face d’une propriété bordée de hautesmurailles et fermée d’une grille de fer forgé. Sur l’une descolonnes qui soutenaient la grille était encastrée une plaque demarbre noir sur laquelle on lisait en lettres d’or : DrCornélius Kramm.

Le jeune milliardaire sonna et fut aussitôtintroduit par un vieillard d’aspect souriant, sévèrement vêtu denoir des pieds à la tête, qui le salua avec toutes les marques duplus profond respect.

– Bonsoir, Léonello, fit négligemmentJoë. Le docteur se porte bien ?

– À merveille. Il vous attend.

– Où cela ?

– Venez avec moi.

– C’est loin ?

– À deux pas.

Guidé par Léonello, Joë Dorgan traversa lejardin, franchit une petite porte à demi cachée par les lierres etse trouva dans une ruelle déserte, bordée de masures sordides.

Ils cheminèrent silencieusement pendantquelques minutes, puis Léonello fit halte et frappa quatre coups àla porte d’une masure en planches que bordait un terrain vagueentouré d’une palissade.

Une porte s’entrebâilla, les deux hommes seglissèrent silencieusement dans une salle basse qu’éclairait àpeine de sa lueur tremblotante une lampe à huile toute rouilléesuspendue au plafond par un fil de fer.

– Voici M. le docteur et son frère,dit Léonello en montrant à Joë deux hommes assis à une petite tablecouverte de papiers et qui n’avaient pas même levé la tête enentendant la porte s’ouvrir.

Le vieillard avait disparu.

Joë faillit jeter un cri de stupeur.

Les deux personnages qui se trouvaient en facede lui avaient le visage recouvert d’un masque de caoutchouc percéà la place des yeux, mais assez mince pour ne dissimuler qu’à demiles jeux de la physionomie.

– C’est bien vous, Cornélius etFritz ? demanda le jeune homme d’une voix anxieuse.

– Nous-mêmes, répondit un des deux hommesavec un rire sarcastique, mais rassurez-vous, ce n’est pas à votreintention que nous nous sommes déguisés.

– Je respire ! Vous êtes hideux avecces masques. Mais pourquoi cette convocation tardive. Se serait-ilproduit quelque incident grave ?

– Non ; si nous vous avons faitvenir, c’est pour vous donner une preuve de plus de notre entièreconfiance…

À ce moment quatre coups régulièrement espacésfurent frappés à la porte extérieure.

– On vient ! murmura Cornélius, ilne faut pas qu’on vous voie en notre compagnie. Passez par ici,dépêchez-vous… Écoutez et regardez, vous allez connaître un de nosplus importants secrets…

Cornélius avait entraîné le jeune homme versun angle sombre de la pièce. Avant que Joë Dorgan fût revenu de sasurprise, il se trouvait enfermé dans une étroite cachette à peineplus spacieuse qu’une armoire ; à la hauteur de ses yeux, destrous avaient été ménagés de façon à ce qu’il pût voir etentendre.

Le panneau qui fermait la cachette avait àpeine eu le temps de se refermer que Fritz Kramm allait ouvrir. Unhomme en haillons pénétra dans la salle basse. Il paraissait trèsintimidé, et tenant respectueusement sa casquette à la main, iljetait des regards apeurés sur les deux frères.

– Milords, balbutia-t-il,voici !

Et il tira de sa poche un carré de papier surlequel étaient tracés quelques signes hiéroglyphiques. Au bas sevoyait une main grossièrement dessinée à l’encre rouge et dansl’angle gauche du papier une main plus petite.

Cornélius et Fritz examinèrent avec soin lepapier, pendant que l’homme attendait humblement.

– C’est deux cents dollars, dit enfinCornélius.

– Deux cents dollars, répéta Fritz.

Et il tira d’une boîte, placée à côté de lui,un petit rouleau d’or. L’homme le prit et gagna la porte sans motdire, en saluant à reculons.

Une minute s’était à peine écoulée depuis sondépart qu’un autre visiteur fut introduit. C’était un homme entredeux âges, assez bien vêtu et dont les manières annonçaient unecertaine éducation. De même que le miséreux qui venait de sortir,il paraissait mal à l’aise et pénétré d’une terreurrespectueuse.

Tête nue et silencieusement, il présenta àCornélius un carré de papier exactement semblable à l’autre etportant les deux mains dessinées à l’encre rouge.

– Cinq cents dollars, dit Cornélius Krammd’une voix blanche et sans timbre, comme effacée.

– Cinq cents dollars, répéta Fritz.

L’homme prit les bank-notes qu’on lui tendaitet se retira sans avoir prononcé une parole.

À peine avait-il disparu qu’il fut remplacépar un policeman en uniforme qui toucha mille dollars, puis ce futune élégante mondaine qui en toucha sept cents, un ministre qui eneut deux mille. Pendant deux heures, ce fut un défilé ininterrompude personnages appartenant à toutes les classes de la société etqui tous encaissaient une somme plus ou moins considérable. Lescarrés de papier qui portaient le double cachet de la Main Rougeformaient maintenant un paquet volumineux à côté de Cornélius et laboîte qui contenait les espèces était presque vide.

Du fond de sa cachette, Joë Dorgan ouvrait degrands yeux. Il avait approximativement calculé qu’en cette soiréeprès de deux cent mille dollars venaient d’être distribués. Unesorte de vertige s’emparait de lui ; c’est à peine,maintenant, s’il regardait les figures plus ou moins bizarres quise succédaient dans la salle basse et qui s’effaçaient comme dansun rêve, avec des gestes presque identiques.

Mais, tout à coup, son attention fut attiréepar une sorte d’hercule aux épaules carrées, aux poings énormes,qui venait de pénétrer dans la salle avec une sorte d’arrogance. Ilregardait autour de lui d’un air de curiosité plein d’impertinence.Il avait gardé sa casquette sur sa tête et sifflotait entre sesdents.

– Il est d’usage de se découvrir devantles Lords de la Main Rouge, dit gravement Cornélius.

L’homme ôta sa coiffure, impressionné malgrétoute son audace.

– Je n’aime pas beaucoup ces fameux lordsque personne n’a jamais regardés en face, ricana-t-il. Mais je m’enmoque, pourvu qu’on me donne ce qui m’est dû…

Et comme ceux qui l’avaient précédé, il tenditson carré de papier, timbré de deux mains rouges.

– Cinq cents dollars, dit froidementCornélius.

– Cinq cents, répéta Fritz en tendant unebank-note.

L’hercule la prit rageusement et la froissaentre ses doigts avant de la glisser dans la poche de son gilet. Saface s’était empourprée, les veines de son front se gonflaient.

– Cinq cents dollars ! s’écria-t-ilen donnant sur la table un coup de poing qui fit craquerlamentablement les ais vermoulus. Et c’est là tout ce qui merevient pour avoir risqué cent fois ma peau, en déménageant lescoffres-forts des banquiers pendant le grand incendie !… Jeveux dix mille dollars au moins, entendez-vous ? Le travailvaut cela ! Et je ne m’en irai pas sans les avoir ! JackSimpson n’a peur de personne, non, pas même des Lords de la MainRouge. Ce n’est pas avec des masques et des comédies que l’onm’intimide ! Allons, mon argent, et plus vite queça !

– Jack Simpson, répondit Cornélius d’unevoix très calme, tu viens d’insulter gravement les Lords de la MainRouge. Ce n’est pas la première fois que pareille chose t’arrive ettu en seras puni.

– Moi ! railla le bandit, c’est ceque nous allons voir. Je n’en crains pas une demi-douzaine commevous deux ! On ne me la fait pas, à moi. Mes dollars ou jetire !

Joignant le geste à la parole, Jack Simpsonbrandissait un énorme browning et visait au front Cornélius.

Le docteur demeura impassible, mais déjà, sansque l’athlète s’en aperçût, il avait pressé fortement du pied unpiton de cuivre fixé dans le parquet.

Joë Dorgan, du fond de sa cachette, avaitsuivi toutes les péripéties de cette scène et il s’apprêtait àvoler au secours des frères Kramm, lorsque subitement deux hommesaussi robustes que Jack Simpson bondirent sur lui avec la rapiditéde l’éclair. L’un d’eux broya de ses doigts le poignet qui tenaitle browning tandis que l’autre saisissait l’athlète à la gorge.

– Chiens maudits ! hurla JackSimpson en se débattant désespérément.

Mais toute résistance était inutile ; enune seconde, le colosse fut terrassé, garrotté et bâillonné.

Les deux hommes avaient disparu aussirapidement qu’ils étaient venus.

Cornélius et Fritz se concertèrent quelquetemps à voix basse.

– Jack Simpson, dit enfin le docteur dela même voix tranquille, tu as insulté les Lords de la Main Rouge.Apprête-toi à subir le châtiment que tu as encouru.

Le colosse se tordit dans ses liens comme pourdemander grâce et son visage exprima une indicible terreur. Cetteface crispée par une muette supplication était d’une éloquence àdonner le frisson.

Cornélius appela :

– Slugh ! Jackson !

Les deux hommes reparurent.

– Emportez cette brute, ordonna-t-il,mettez-le en lieu sûr ; demain je vous ferai connaître ladécision des Lords de la Main Rouge à son sujet.

Slugh et Jackson enlevèrent avec effort lecolosse sur leurs épaules et l’emportèrent dans une pièce latérale,puis le défilé des visiteurs continua.

Enfin, Fritz Kramm déclara en bâillant que laséance était terminée, et il alla tirer Joë Dorgan de sa cachette.Le jeune milliardaire paraissait très impressionné de ce qu’ilavait vu et entendu pendant ces deux heures.

– L’organisation de la Main Rouge est unemerveille ! déclara-t-il avec enthousiasme. Malgré tout ce quevous m’aviez dit, je n’aurais jamais cru qu’on pût atteindre, dansune société de ce genre, à une précision aussi administrative.

– Vous n’avez encore rien vu, mais, avecles drôles que nous avons sous nos ordres, il faut quelquefois dela poigne. Vous venez d’en avoir un exemple.

– Mais ils ignorent votre vraiepersonnalité à tous deux ?

– Nous serions perdus s’ils lasoupçonnaient. Tous se figurent que les Lords de la Main Rouge sontnombreux et nous nous arrangeons de façon à ce qu’ils persistentdans cette croyance.

– Mais vos retraites doivent êtreconnues ? Ainsi cette maison ?

–… a été louée pour quinze jours seulementsous un faux nom et nous n’y reviendrons jamais. Le prochainpartage trimestriel aura lieu dans un autre quartier de NewYork.

– Vous donnez donc des dividendes tousles trois mois comme les grandes maisons de banque ?

– Mais oui, cela est nécessaire.Aujourd’hui, j’ai réparti les bénéfices provenant du grand incendieallumé par la Main Rouge et qui a consumé, comme vous le savez,tout un quartier de New York…

– Il me semble, interrompit tout à coupFritz Kramm, que nous serions beaucoup mieux ailleurs qu’ici pourcauser.

– C’est juste, approuva le docteur, nousn’avons plus rien qui nous retienne dans cette masure et il seraitmême imprudent d’y séjourner plus longtemps.

Fritz et Cornélius enlevèrent leurs masques decaoutchouc, rangèrent soigneusement les carrés de papier quidevaient sans doute leur servir à établir leur comptabilité, et sepréparèrent à sortir.

– Encore une question, demanda le jeunemilliardaire. Que va devenir ce Jack Simpson, qui a eu l’audaced’insulter les Lords de la Main Rouge ?

– Son affaire est claire, grommelaCornélius. J’ai appris, par ailleurs, qu’il avait des accointancesavec le Police-Office, il faut en faire un exemple.

– Mourra-t-il ?

– Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Onretrouvera demain son cadavre dans quelque avenue déserte, la jouemarquée de la main sanglante qui est la signature del’Association.

Le jeune homme ne put s’empêcher defrissonner.

– Ce sont des exemples nécessaires,continua le docteur, comme s’il eût pénétré la pensée de soninterlocuteur. Si nous n’agissions pas ainsi, il y a longtemps quenous aurions été vendus à la police et que l’Associationn’existerait plus. J’ai tenu à vous faire voir cela, maintenant quevous êtes, vous aussi, un Lord de la Main Rouge. Vous verrezbientôt qu’il y a quelque plaisir à exercer ce formidable etmystérieux pouvoir. C’est, en somme, une royauté comme uneautre.

Tout en parlant, les trois bandits étaientarrivés à la petite porte du jardin, que leur ouvrit le silencieuxLéonello.

– C’est assez causer de la Main Rouge,dit brusquement Fritz Kramm, nous allons maintenant nous occuperdes affaires de notre ami qui sont, d’ailleurs, un peu lesnôtres.

– Et pour cela, ajouta le docteur, nousserons beaucoup plus à l’aise dans mon laboratoire souterrain.

Ils entrèrent dans le luxueux bâtiment quis’élevait au milieu des jardins et prirent place dans un ascenseurélectrique qui s’engouffra dans les profondeurs du sol.

Quelques minutes après ils mettaient pied àterre dans une pièce aux murailles revêtues de céramique.

C’était le vestibule du laboratoire.

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