Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

SIXIÈME ÉPISODE – Les chevaliers duchloroforme

CHAPITRE PREMIER – Les bandits duquartier chinois

Bien que le Grizzly-Club eût installé seslocaux au trente-deuxième et dernier étage d’un gratte-ciel toutrécemment édifié, ceux qui en faisaient partie avaient lajouissance d’un magnifique parc que l’on eût pu, à certains égards,comparer aux jardins suspendus de Babylone, construits par la reineSémiramis. Ce parc avait été, en effet, installé sur le toit même,disposé en terrasse et recouvert d’une épaisse couche debitume.

Pendant des semaines les ascenseurs avaienthissé des caisses pleines de terre végétale. Enfin, à forced’argent et de patience, d’ombreux bosquets s’épanouissaientmaintenant au-dessus des pelouses d’un vert tendre que séparaientdes allées sablées. Une source vive fuyait en serpentant à traversles gazons d’où s’élevaient des massifs de rhododendrons, decamélias et d’orangers.

Dans ce jardin, magiquement éclos au faîte dumonstrueux édifice de brique et d’acier, il régnait, même aux plusbrûlantes journées de la canicule, une exquise fraîcheur.Nonchalamment étendus dans leurs rocking-chairs, ou vautrés dansdes fauteuils de rotin colorié, les membres du club pouvaient, dansl’encadrement verdoyant des feuillages, admirer le vaste panoramade la baie de New York, les gigantesques édifices de la ville,l’Hudson couvert de navires et la grandiose statue de la Libertédont le flambeau s’allume au crépuscule.

Mais c’était surtout le soir, quand lesmassifs s’éclairaient de milliers de petites lampes électriquesbleues et vertes, que le parc du Grizzly-Club présentait un aspectféerique ; accoudés aux balustrades en marbre, les clubmenpouvaient alors admirer les titaniques amoncellements d’édificesdont les silhouettes se détachaient sur un fond de lumière crue,tandis qu’au loin les vagues de l’immense Atlantique étincelaientdoucement aux rayons de la lune, et que l’innombrable flotte ancréeprès du rivage balançait, au gré de la brise nocturne, la forêt desmâtures illuminée de fanaux multicolores.

Aux attraits de ce panorama unique au mondes’ajoutaient d’autres tentations moins poétiques. Des barmen, vêtusde blanc et graves comme des diplomates, faisaient circuler, surdes plateaux d’argent au chiffre du club, toute la redoutablepharmacie des boissons américaines, les mint-julepparfuméscomme un bouquet de fleurs sauvages, le traîtreuxmilk-mother (lait maternel), le prairy-oister(huître de prairie), providence des ivrognes, et l’infaillible etdéfinitif nigh-cap (bonnet de nuit).

Tel était l’endroit que fréquentait de tempsen temps le milliardaire Fred Jorgell, directeur de la Compagniedes paquebots Éclair.

Ce soir-là, il s’y était rendu en compagnie deson secrétaire particulier, un Français célèbre dans son pays commepoète, et qui, après de nombreuses aventures, avait fini parattacher définitivement sa fortune à celle du milliardaire.

Fred Jorgell avait dans Agénor Marmousier laplus entière confiance et il le traitait beaucoup plus en ami qu’enemployé.

Tous deux s’étaient installés sous unmagnolia, en face d’un petit guéridon de marbre et, tout ensavourant une coupe d’extra-dry, faisaient une partie de damier. Cejeu méditatif était le seul auquel le milliardaire se fût jamaislivré ; il trouvait dans ses combinaisons simplistes undérivatif aux fatigants calculs que nécessitaient sesspéculations.

D’ailleurs, Fred Jorgell et le poète étaientd’égale force et arrivaient quelquefois à prolonger une seulepartie pendant une durée presque indéfinie.

Ils jouaient déjà depuis près d’une heure,tout en savourant la beauté de cette tiède soirée, lorsqu’unesoudaine agitation se manifesta parmi les clubmen installés ça etlà sous les ombrages du parc.

Fiévreusement, ils se passaient de main enmain un numéro d’un journal du soir.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda FredJorgell à l’un des barmen accouru à l’appel du timbreélectrique.

– Sir, c’est encore un nouvel exploit deschevaliers du chloroforme.

Le milliardaire ne put s’empêcher detressaillir.

– Vous pouvez me procurer lafeuille ? dit-il au barman.

– À l’instant même, sir.

Il revint bientôt après avec un numéro duNight. Le poète s’en empara et lut à haute voix le faitdivers qui causait tant d’émotion aux membres duGrizzly-Club :

UNE HÔTELIÈRE ASSASSINÉE

« Au moment où nous mettons sous presse,nous apprenons qu’un assassinat vient d’être commis dans demystérieuses circonstances sur la personne de l’honorable mistressGriffton, qui, depuis plus de dix années, dirigeait un family-houseinstallé au N° 93 de la Trentième avenue.

« Après avoir, comme chaque soir, pris lethé en compagnie de ses pensionnaires dont elle était très estimée,mistress Griffton, qui était d’origine écossaise, alla chercherdans sa chambre quelques cartes postales représentant des vuesd’Édimbourg, qu’elle voulait montrer à une amie. Comme elle neredescendait pas, ses pensionnaires craignirent qu’il ne lui fûtarrivé quelque accident et se décidèrent à aller voir ce qu’elledevenait. Ayant longtemps frappé sans obtenir de réponse, ilsenfoncèrent la porte et c’est alors qu’un horrible spectacles’offrit à eux.

« Mistress Griffton était étendue touthabillée sur son lit, le visage couvert d’un masque de caoutchouc,et ne donnait plus signe de vie. L’écœurante odeur de chloroformequi remplissait la pièce ne laisse subsister aucun doute sur lafaçon dont le crime a été commis. Le célèbre docteur CornéliusKramm, dont la demeure n’est pas éloignée, fut appelé en toutehâte, mais ses soins furent inutiles ; il ne put que constaterle décès.

« Cette affaire présente bien des côtésmystérieux et ce n’est pas de sitôt, sans doute, que la policenew-yorkaise mettra la main sur les coupables. Le corps de lavictime ne portait aucune trace de lutte ou de violence ;personne n’a entendu entrer ou sortir l’assassin et ne peut fournirle moindre renseignement sur son compte ; enfin les meubles dela chambre n’ont pas été fracturés et aucun objet précieux nesemble avoir été dérobé. Policiers et magistrats se perdent enconjectures sur les mobiles de cet audacieux assassinat.

« Une seule hypothèse, à notre avis,serait vraisemblable. Nos lecteurs se souviennent que c’est dansl’établissement dirigé par mistress Griffton que fut arrêté lecélèbre assassin Baruch Jorgell, que l’on a longtemps supposéappartenir à l’association de la Main Rouge ; il n’y aurait,selon nous, rien d’extraordinaire à ce que la mort de l’honorablemistress fût une vengeance de la redoutable société secrète.

« Ce meurtre au chloroforme est letroisième commis depuis un mois ; la population de notrecapitale est terrorisée ; elle désigne déjà sous le nom dechevaliers du chloroforme les membres de cette bandemystérieuse, dont aucun n’a encore pu être capturé.

« Rappelons, en terminant, que BaruchJorgell, en ce moment interné dans un asile d’aliénés, est le filsdu milliardaire bien connu et le frère de la charmante missIsidora, dont nous avons publié le portrait il y a quelques jourset qui doit prochainement épouser le distingué ingénieur, HarryDorgan. »

Pour ne pas froisser Fred Jorgell, Agénoravait sauté le dernier paragraphe, mais le milliardaire lutpar-dessus l’épaule du poète et dévora l’affront jusqu’au bout.

Son visage devint d’une pâleur livide, sesmains tremblèrent ; il froissa violemment le numéro du journalet le jeta à terre.

– On parlera donc toujours de cemisérable Baruch ! s’écria-t-il avec désespoir. Pourvuqu’Isidora et Harry ne voient pas cela ; ils en auraient lecœur transpercé !

– Mr. Dorgan est tellement occupé ence moment qu’il n’a guère le temps de lire, et je m’arrangerai defaçon à ce que miss Isidora ne trouve pas ce malencontreux journal,ou d’autres semblables.

– Merci, répondit tristement lemilliardaire, je compte sur vous, n’est-ce pas ?…

Il y eut quelques minutes d’un péniblesilence.

– Continuons-nous notre partie ?demanda enfin Agénor.

– Non, je n’ai plus l’esprit aujeu ; ce maudit fait divers m’a gâté ma soirée… D’ailleurs ilest tard.

– Minuit et quelques minutes.

– Voulez-vous que nousrentrions ?

– Comme il vous plaira.

Une minute plus tard, ils prenaient place dansl’ascenseur électrique qui venait aboutir au centre même du parcaérien et qui les déposa à quelques pas du coupé électrique dumilliardaire.

Le chauffeur, respectueusement, ouvrit laportière, mais Fred Jorgell le congédia d’un geste.

– Il fait si beau ce soir, dit-il, que jepréfère rentrer à pied, cela dissipera mon mal de tête ; àmoins toutefois que Mr. Agénor ne préfère revenir envoiture.

– Nullement, répliqua le poète avec sacourtoisie ordinaire, je vous accompagnerai.

Tous deux se mirent en chemin d’un pastranquille et suivirent une large avenue où la foule desnoctambules se faisait déjà clairsemée.

Ils n’avaient pas marché depuis un quartd’heure qu’Agénor, en se retournant, crut apercevoir des ombressuspectes.

– Il me semble, dit-il au milliardaire,que nous sommes suivis.

Fred Jorgell haussa les épaules ensouriant.

– Vous avez probablement raison,expliqua-t-il, il est bien rare que je n’aie pas quelques espions àmes trousses, mais j’y suis tellement habitué que je n’y fais plusaucune attention.

– Des espions ?

– Parfaitement. Je n’ignore pas que mesadversaires financiers font surveiller tous mes faits et gestes pardes agences spéciales. J’avoue, d’ailleurs, que j’agis de même pourcertains d’entre eux. William Dorgan et son fils Joë, par exemple.De plus, comme c’est l’usage pour nous autres milliardaires, jeverse chaque année à la police de New York une certaine quantité dedollars pour être spécialement protégé. Enfin, quant auxmalfaiteurs de profession, aux spécialistes de l’attaque nocturne,je n’en ai pas peur. Je suis un homme d’action, moi, et je me suissouvent frayé un chemin dans la vie à coups de browning et même àcoups de poing !…

Comme on le voit, une pointe de fatuité semêlait à la bravoure bien réelle du milliardaire. Agénor ne puts’empêcher de sourire.

Tous deux continuèrent leur route en causantde choses et d’autres. Fred Jorgell semblait avoir complètementoublié le mouvement de mauvaise humeur qu’il avait eu en lisantl’article du Night. Cependant, il n’en était rien.

Tout à coup un camelot s’élança d’une ruedéserte et traversa l’avenue en criant :

– Demandez la quinzième édition duNight ! Demandez son curieux numéro. Nouveaux détailssur l’assassinat de mistress Griffton !…

– Par ici ! par ici ! cria lemilliardaire.

Mais l’homme n’avait pas entendu ets’éloignait rapidement.

– Soyez donc assez aimable pour couriraprès lui, mon cher Agénor, et tâchez de le rattraper. J’ai beaufaire, ce crime m’intéresse. Je vais suivre tout doucementl’avenue, vous n’aurez pas de peine à me rejoindre.

Le poète se lança à la poursuite du crieur dejournaux et s’engagea à sa suite dans une ruelle mal éclairée.

Mais il eut à peine le temps de faire quelquespas de plus. Sans qu’il eût vu personne, un masque se posa sur sonvisage et il roula à terre, foudroyé, sans avoir pu pousser uncri.

L’assassin, une sorte d’hercule à longuebarbe, se pencha ensuite vers le corps de sa victime et, avec unesûreté de main qui dénotait une longue habitude, il lui planta sonpoignard dans le cœur, enleva le masque et disparut, non sanss’être emparé d’un portefeuille.

Cette scène d’horreur s’était passée avec larapidité de l’éclair. Quelques secondes avaient suffi pour faire dujoyeux, de l’intelligent et loyal poète un cadavre anonyme,abandonné, au pied d’une borne, le front dans le ruisseau, dans unevenelle déserte.

Fred Jorgell, cependant, continuait lentementsa route ; mais, quand au bout d’un quart d’heure il ne vitpas revenir son compagnon, il commença à s’inquiéter, etbrusquement, revint sur ses pas.

– Je suis stupide aussi, murmura-t-il,d’avoir chargé Agénor d’une pareille commission ! Stupideaussi de n’être pas revenu en auto !… Je serais déjà de retourchez moi et j’aurais envoyé un domestique me chercher tous lesjournaux du soir !…

Le milliardaire revint jusqu’à l’endroit oùAgénor l’avait quitté et, à son tour, il s’engagea dans le lacisdes petites rues adjacentes. À mesure qu’il avançait, il constataitque ce quartier lui était inconnu et que toutes choses ypossédaient un caractère étrange.

Des lanternes de papier se balançaientau-dessus d’échoppes bariolées de couleurs vives, des chiens sansqueue et de gras rats, occupés à fouiller les tas d’immondices,fuyaient dans toutes les directions, et les maisons offraient unaspect sordide, lépreux, que Fred Jorgell n’avait jamais vu autrepart qu’en Orient. D’ailleurs, toutes les boutiques étaient closes,c’est à peine si, de loin en loin, un rai de lumière filtrait dusoupirail d’une cave ou de l’interstice de volets mal clos.

En passant devant une allée obscure au fond delaquelle scintillait la lueur rougeâtre d’un lampion fumeux, FredJorgell se sentit pris aux narines par une odeur acre, nauséeuse etbizarre. C’était comme un parfum puissant qui eût senti trèsmauvais. Il connaissait cette puanteur qui signale au loin lesbouges où se débite le poison noir.

– L’opium, murmura-t-il avec un geste dedégoût, cela pue l’opium, je suis dans le quartier chinois…

Cependant, il ne retrouvait nulles tracesd’Agénor et il commençait à être sérieusement inquiet. Il explorasans résultat tout un pâté de bâtisses branlantes, suant la crasseet la misère. Agénor demeurait introuvable.

– Il faut, songea le milliardaire, que cediable de Français ait appris quelque nouvelle qui nécessitât unedécision rapide. Il s’est peut-être rendu aux bureaux de quelquejournal, sans m’en prévenir, afin de mettre un terme aux insultantsarticles que l’on publie sur mon compte… Je vais sans doute leretrouver en rentrant.

Après trois quarts d’heure d’inutilesrecherches, Fred Jorgell se décida à regagner son hôtel, trèsmécontent et, au fond, plus alarmé qu’il ne voulait se l’avouer àlui-même de la disparition de son secrétaire.

Il revint donc dans la direction de l’avenuequ’il avait quitté, enfilant au petit bonheur les rues et lesvenelles ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’étaitpas dans la bonne voie ; plus il marchait, plus le quartierdevenait sombre, empuanti et hideux.

– Je crois, by Jove !grommela-t-il, que je me suis égaré ! Ce quartier chinois estcomme un labyrinthe d’où il me semble que je ne sortirai jamais.Bah ! le plus simple est de marcher en droite ligne, jefinirai bien par arriver à une avenue où je trouverai une stationde cabs et des policemen pour me renseigner !

Après s’être assuré, à deux reprisesdifférentes, que personne ne le suivait et avoir constaté que sonbrowning se trouvait bien à portée de sa main dans la poche de sonpardessus, il se remit en marche d’un pas élastique et cadencé.Fred Jorgell n’avait nullement peur, il était seulement furieuxd’avoir perdu tant de temps et vexé de s’être égaré comme un simple« cockney » fraîchement arrivé par le paquebot.

Il eût été beaucoup moins rassuré s’il eûtaperçu un malandrin de taille gigantesque qui s’attachaitobstinément à ses pas, rampant le long des façades muettes, sedérobant dans les angles sombres où il demeurait immobile chaquefois que le milliardaire se retournait. Ce suiveur acharné était lemême bandit qui venait d’assassiner le malheureux Agénor.

Fred Jorgell, dont la mauvaise humeur allaitcroissant, commençait à ressentir une certaine fatigue de cettelongue marche par des ruelles mal pavées, lorsqu’il parvint àl’entrée d’une rue où brillaient les devantures encore éclairées dequelques bars ouverts toute la huit.

Des gens en guenilles allaient et venaient surle trottoir bu se bousculaient à la porte des assommoirs.

– Enfin, s’écria le milliardaire, mevoici dans un quartier plus civilisé ! Je vais donc pouvoirtrouver quelqu’un qui me renseigne.

Il pressa joyeusement le pas et entradélibérément dans le premier bar qu’il rencontra et se commanda unverre de whisky.

Un grand silence s’était fait, à son entrée,dans le clan des miséreux rangés autour du comptoir ou juchés surde hauts tabourets. Tous contemplaient avec des prunelles luisantescet étranger si bien mis qui ne craignait pas de s’aventurer àpareille heure dans un tel endroit. Mais Fred Jorgell avait l’airsi calme, si sûr de lui, si parfaitement à l’aise dans cetteatmosphère empestée de tabac et d’alcool, qu’on le prit pourquelque haut dignitaire de la police. Personne ne bougea et lesconversations reprirent leur cours, comme avant son arrivée.

Sans même tremper ses lèvres dans lanauséabonde liqueur qu’on venait de lui servir, il demanda d’unevoix tranquille le chemin le plus court pour atteindre la Dixièmeavenue ; un hercule barbu qui venait d’entrer dans le barpresque immédiatement après lui le renseigna fort obligeamment.

Il paya, sortit sans qu’aucun incident fâcheuxse fût produit, et il se remit en route, impatient d’en avoir finiavec cette excursion forcée dans un quartier malodorant.

Il ne tarda pas à s’apercevoir que, dans larue où il s’était engagé, sur les indications de l’homme à lalongue barbe, tous les becs de gaz avaient été cassés à coups depierre ; il régnait une obscurité profonde, mais il n’accordaque peu d’importance à ce détail qui n’avait rien que de trèsordinaire dans un tel quartier.

Arrivé au milieu de la rue, il se retourna ets’aperçut alors qu’il était suivi par l’homme qui, précisément,venait de le renseigner et qui ne se donnait même pas la peine dese cacher.

– Ce drôle suit peut-être, après tout, lemême chemin que moi, se dit le milliardaire.

Et il continua à marcher, mais plus lentementet la main sur la crosse de son browning. Mais tout à coup, ilpoussa une exclamation de fureur et de désappointement. La voiequ’on lui avait donnée pour une rue et que, naïvement, il avaitprise pour elle, se terminait en cul-de-sac.

– By God ! gronda-t-il, ceschenapans m’ont pris comme un rat dans une ratière !… Maisnous allons bien voir !…

Il fit brusquement volte-face, le browning aupoing.

Le géant à la longue barbe, planté au milieude la rue, lui barrait le passage, tenant en main la lame nue d’unbowie-knife presque aussi long qu’un de ces immenses coutelas quiservent à dépecer les baleines. Un autre bandit, surgi on ne saitd’où, se tenait derrière le premier, prêt à venir à larescousse.

Fred Jorgell, heureusement, n’était pas noviceen de pareilles aventures ; il ne perdit pas une seconde sonimperturbable sang-froid, et, d’un geste sûr et précis, sansattendre qu’on l’attaquât, il leva son browning, visa, et tira.

Le géant barbu roula sur le pavé en hurlant,la jambe cassée net.

– J’ai tiré trop bas, murmura froidementle milliardaire.

Il chercha des yeux le second bandit ; ilavait disparu.

– Ces coquins sont d’une lâchetésingulière, dit en souriant Fred Jorgell. Sitôt qu’on leur tienttête, plus personne !

Sans autre émotion, il se disposait àcontinuer sa route, quand une poigne vigoureuse le saisitpar-derrière et lui serra le cou jusqu’à l’étrangler.

– Tue-le ! cria d’une voix rauquel’homme tombé à terre, tu sais que c’est l’ordre des Lords.

– Hurrah pour la Main Rouge !répliqua le second avec enthousiasme.

En même temps, il porta à Fred Jorgell unfurieux coup de poignard, heureusement amorti par le carnet dechèques que le milliardaire portait habituellement dans la pocheintérieure de son veston.

D’un élan désespéré, le milliardaire sedégagea, et, à demi étranglé, le sang aux yeux, fit feu trois foisde suite.

– Tue-le donc ! répéta, cette foissur un mode presque menaçant, la voix du blessé.

Au même moment, Fred Jorgell, renversé par unterrible coup de tête dans l’estomac, roulait à terre et laissaitéchapper son browning. Il était perdu.

– Coupe-lui la gorge, c’est lemieux ! dit encore le blessé qui était parvenu à se dressersur son séant et qui paraissait être le chef de l’expédition.

Fred Jorgell ne se sentait plus une goutte desang dans les veines ; l’assassin lui avait mis le genou surla poitrine, c’en était fait de lui.

Il vit briller devant ses yeux un éclaird’acier ; la lame du poignard fut un instant arrêtée parl’épaisseur du col qui, selon la mode de cette année-là, était trèshaut et fermé, le tranchant grinça contre le gros diamant quiornait l’épingle de cravate.

En cette seconde, le milliardaire avait vécuun siècle d’angoisse.

Le blessé, malgré sa jambe cassée, serapprochait en rampant.

– Dépêche-toi donc ! hurlait-il.Va-t-il falloir que ce soit moi qui le tue !… Les policemenvont venir !… Les fenêtres s’ouvrent !… Et je perds monsang ; ma jambe me fait souffrir comme un damné !…

– Mais, monsieur Slugh, balbutia l’autre,je me dépêche…

Il ne put en dire davantage.

Un quatrième personnage, brusquement sortid’une allée obscure, venait de lui fracasser le crâne d’un coup degourdin. Il tomba comme une masse sur le corps de Fred Jorgell,deux ruisseaux de sang aux narines.

Le nouveau venu était petit, contrefait, etlégèrement bossu ; il était bizarrement vêtu d’une vieillevareuse de matelot et d’une casquette de jockey, orange et verte.Il s’empressa aussitôt d’aider Fred Jorgell à se relever.

– Eh bien, sir, lui dit-il en mauvaisanglais, j’espère que vous n’êtes pas tout à fait mort et que jesuis arrivé à temps ?

– Très à temps, répondit le milliardaire,qui respirait maintenant à pleins poumons.

– Vous n’êtes pas blessé ?

– Non, j’ai seulement le cou entamé unpeu par le couteau de ce coquin, puis j’ai reçu un grand coup detête dans l’estomac.

– Alors cela ne sera rien. Voulez-vousque nous allions chez un pharmacien ?

– Oui, mais il y a encore cet assassin –et il désignait le blessé – qui paraît être le chef de labande.

Fred Jorgell ramassa son browning, etméthodiquement, en homme qui accomplit un devoir, il tira deux foissur Slugh. Après quoi, il remit son arme dans sa poche et tenditgracieusement la main à son sauveur.

– Vous êtes un digne garçon,dit-il ; voulez-vous prendre un verre de vin avecmoi ?

– Volontiers, sir, répondit le bossu,mais ne voulez-vous pas, auparavant, aller chez le pharmacien, ou,comme on dit ici, chez le chemist, il y en a unprécisément à deux pas d’ici, dont l’officine reste ouverte toutela nuit.

– Je veux bien, car je m’aperçois que jecrache du sang, le coup de tête de ce bandit m’a démolil’estomac.

Tous deux se mirent en route et atteignirent,sans autre aventure, l’officine du « chemist etdruggist » qui se trouvait à deux pas de là et que signalaientde loin des bocaux flamboyants.

Il y avait un rassemblement d’une vingtaine depersonnes devant la boutique et Fred Jorgell apprit qu’on venaitd’y transporter un blessé trouvé par des policemen à l’angle d’unerue.

Le « chemist », comme dans tous lespays anglo-saxons, était en même temps « physician »,c’est-à-dire médecin. C’était un personnage à lunettes bleues et àlongues moustaches d’un blond fade. Il pansa l’éraflure que lecouteau de l’assassin avait faite au cou du milliardaire et luiassura que, moyennant certaines précautions qu’il indiqua, le coupde tête qu’il avait reçu n’aurait pas de suites sérieuses.

Fred Jorgell, qu’un funeste pressentimentvenait tout à coup d’envahir, demanda ensuite quelques détails auchemist sur le blessé que les policemen venaient d’apporter chezlui et, pour justifier sa question, il raconta brièvement sespropres aventures.

– Voulez-vous visiter le blessé ?proposa obligeamment le docteur, vous verrez tout de suite si cen’est pas votre ami.

Fred Jorgell accepta et passa dans une secondepièce, au fond de laquelle, sur un lit de repos, un homme étaitétendu, veillé par un policeman. Le milliardaire eut un geste dedouloureuse surprise : il venait de reconnaître le poèteAgénor, immobile et blême, ne donnant plus signe de vie.

– J’espère qu’il n’est pasmort ?

– Il est très gravement blessé. Depuisqu’il est ici, il n’a pas repris connaissance.

– Reste-t-il de l’espoir ? demandeFred Jorgell avec angoisse.

– Je ne puis encore me prononcer ;cependant, le cœur n’est pas atteint.

En proie à une violente émotion, lemilliardaire allait et venait dans la pièce, d’un pas saccadé.

– Docteur, dit-il avec agitation, je suisFred Jorgell, le milliardaire. Ce blessé est un de mes amis,sauvez-le et je vous récompenserai royalement.

– J’essayerai.

– Je le confie à vos bons soins, mais,d’heure en heure, vous m’adresserez téléphoniquement un bulletin deson état, et, dès qu’il sera transportable, vous me ferez prévenir,afin que je le fasse conduire chez moi…

– Well, sir.

– J’allais oublier… Voici un acompte survos honoraires.

Le docteur prit la bank-note que lui tendaitFred Jorgell, en s’inclinant profondément, et reconduisit avecrespect son illustre visiteur.

Le milliardaire allait monter dans un cabélectrique que le bossu était allé quérir en hâte, mais auparavantil tint à mettre au courant des événements un des policemen qui setrouvaient dans l’officine.

Ceux-ci partirent en toute hâte vers l’endroitoù avait eu lieu l’agression. Ils n’y trouvèrent que deux largesflaques de sang. Les cadavres des bandits avaient disparu, sansdoute emportés par leurs complices.

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