Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VII – L’incendie de la Trentièmeavenue

Jusqu’au jour où son fils Joë avait étéenlevé, et sans doute assassiné par les tramps de la Main Rouge,William Dorgan aurait pu être considéré comme un des milliardairesles plus favorisés par la chance de tous les États de l’Union.

Très prudent, il ne s’était jamais risqué qu’àcoup sûr dans la grande bataille des dollars, et sa fortunes’augmentait d’année en année, sans à-coups, avec une sage lenteur.Il suffisait qu’il s’intéressât à une entreprise pour en décider lesuccès. Il était aussi heureux au point de vue du bonheur familialque sous le rapport des affaires. Ses deux fils lui donnaientpleine satisfaction. Il était sûr de laisser derrière lui deshéritiers dignes de sa fortune et de sa réputation de probité.

William Dorgan était d’origine anglaise et,comme tel, il adorait le confortable et la bonne chère. Il n’étaitpas de ces milliardaires qui travaillent seize ou dix-huit heurespar jour sans s’accorder la moindre distraction, et vivent plusmisérablement que le dernier de leurs employés. Il était laborieux,mais de façon raisonnable, et il eût fallu qu’il se produisît unecatastrophe extraordinaire pour le forcer à retarder l’heure de sondîner. Son cuisinier était célèbre et tous ceux qui avaient eul’honneur de s’asseoir à sa table déclaraient que William Dorganétait un bon vivant, un loyal compagnon et un excellent homme.

Au physique, le milliardaire offrait une mineréjouie, une large face rubiconde qu’encadraient des cheveux blancset bouclés. Ses traits respiraient la bonté et un perpétuel sourires’épanouissait sur ses lèvres charnues, la gentillesse pétillaitdans ses yeux d’un gris clair, aussi vifs et aussi brillants queceux d’un écolier espiègle. Très simple dans ses manières, trèslibéral et très gai, William Dorgan s’attirait immanquablement lessympathies de ceux qui avaient affaire à lui.

La disparition de Joë avait éclaté comme uncoup de foudre.

En quelques jours, William Dorgan avait perdul’appétit, il avait maigri, il négligeait ses affaires, rien nel’intéressait plus. Un espoir lui restait, pourtant, c’est quel’ingénieur Harry retrouvât son frère.

Harry, en effet, en dépit de l’inutilité deses recherches, ne s’était pas découragé. À la tête d’une trouped’élite, il continuait à battre les défilés et les cavernes de lamontagne, asiles ordinaires des tramps. Comme il l’avait expliqué àson père, il lui semblait inadmissible que des bandits aussiintelligents, aussi pratiques que les compagnons de la Main Rouge,eussent assassiné stupidement un homme dont la rançon représentaitune valeur colossale.

William Dorgan avait fini par partager laconviction de l’ingénieur, il avait même fait publier dans tous lesjournaux qu’il s’engageait à payer n’importe quelle somme, pourvuque son fils lui fût rendu. Mais ces promesses, aussi bien que lesbattues d’Harry Dorgan, n’avaient amené aucun résultat.

Le temps passait sans qu’aucun fait nouveau seproduisît. William Dorgan était tombé dans un état de neurasthénieou, comme on disait naguère encore, de spleen accablant. Il nesortait plus, se promenant de long en large pendant des nuitsentières dans son cabinet de travail, comme un fauve dans sacage.

La demeure du milliardaire, au n°299 de laTrentième avenue, était un luxueux édifice d’une prétentieusearchitecture, copiée sur celle de certains châteaux du sud del’Angleterre, construits sous le règne d’Elisabeth. Ce n’étaitpartout que tourelles, clochetons, arcades fleuries desculptures ; cette demeure plaisait tellement à sonpropriétaire qu’il n’avait jamais voulu la quitter, bien qu’elles’élevât dans un quartier des moins aristocratiques. Elle était, eneffet, entourée de trois côtés par d’immenses docks dont les unsrenfermaient des balles de coton et les autres des bois deconstruction appartenant à divers trusts.

Pendant la nuit, ces docks étaient sous lasurveillance de six gardiens qui se relayaient d’heure en heurepour faire une ronde de vigilance.

Or, ce soir-là – c’était précisément un samediet les ouvriers s’étaient retirés de très bonne heure – vers dixheures, deux des gardiens, dont c’était le tour de ronde, sortirentde la cabane qu’ils occupaient dans la cour des docks etpénétrèrent dans le magasin aux cotons, munis d’une lanternegrillagée et armés chacun d’un browning.

Dans le silence le plus profond, les deuxhommes s’avancèrent jusqu’au milieu de l’immense entrepôt.

Tout autour d’eux, les balles de cotonformaient des cubes réguliers entre lesquels étaient ménagésd’étroits passages.

– Je crois, Slugh, dit tout à coup un deshommes à voix basse, que c’est pour aujourd’hui.

– Tu crois ? fit l’autre avec unbizarre sourire.

– Oui, j’ai comme un pressentiment, puis,certains indices…

– Ton pressentiment ne t’a pas trompé,regarde.

Et il tira de sa poche un billet où étaientgriffonnées quelques lignes en caractères hiéroglyphiques et quiavait pour signature une main grossièrement tracée à l’encrerouge.

Il y eut quelques moments de silence.

– C’est étonnant, murmura le premierinterlocuteur d’une voix mal assurée, j’aimerais autant me trouverdans le désert du Black-Cañon, ma carabine au poing, avec nos amisles tramps, que faire le métier qu’on nous fait faire.

– Que veux-tu, je suis de ton avis, mais,avant tout, il faut obéir aux chefs. D’ailleurs, j’ai reçu desinstructions précises ; nous ne courons aucune espèce dedanger.

– Les bidons sont là ?

– Oui, depuis hier ; la Main Rougeles a introduits ici sans que personne ne s’en aperçoive ; jeserais moi-même bien embarrassé de dire comment. Et maintenant, àl’œuvre, dix minutes de retard pourraient tout compromettre.

Slugh – le chef des tramps qui avaientassassiné l’escorte de Joë Dorgan – s’était baissé ; ildéplaça quelques balles de coton, et il mit au jour une dizaine debidons semblables à ceux qui servent à renfermer le pétrole.

– Tu vois, fit Slugh, tout ce que nousavons à faire, c’est de verser le contenu de ces bidons sur lesballes…

– Puis d’y mettre le feu ?

– Pas du tout… Cela s’allumera toutseul.

– Pas possible !

– On m’a expliqué que c’est un composéchimique qui contient du phosphore. Quand le liquide s’est évaporé,tout flambe !

– C’est terrible, dépêchons-nous, il mesemble que nous allons être grillés tout vivants.

Slugh ne répondit rien, mais il commença àasperger les balles de coton du liquide contenu dans les bidons,avec une hâte qui prouvait qu’il partageait les craintes de soncomplice.

En moins d’un quart d’heure, les deux banditseurent terminé leur œuvre criminelle. Ils se glissèrent alorsprécipitamment hors des docks, traversèrent la cour tout d’unehaleine et gagnèrent la rue, non sans avoir pris la précaution derefermer derrière eux la porte extérieure.

– Ouf ! dit Slugh une fois dehors,je suis content que ça soit fini. Je n’aime pas ces manigances-là.J’aimerais mieux me battre contre dix policemen à cheval que derecommencer ce que nous venons de faire.

– Où allons-nous ?

– Suis-moi, on nous attend, il faut quenous rendions compte de notre expédition.

Les deux bandits, qui semblaient pressés des’éloigner du théâtre de leurs exploits, se dirigèrent au pas decourse vers le centre de la ville et ne tardèrent pas à se perdredans la cohue des noctambules du samedi.

Au moment même où les tramps achevaient devider sur les balles de coton le dernier bidon du liquideincendiaire, William Dorgan se promenait avec agitation dans sachambre à coucher, située au deuxième étage de l’hôtel. Il tenait àla main une lettre qu’il venait de recevoir une heure auparavant deson fils l’ingénieur Harry.

Le jeune homme annonçait à son père quel’enquête n’avait pas fait un pas, bien que les battues despolicemen à cheval eussent été poussées jusqu’à la frontière duMexique. Aucune piste sérieuse n’avait pu être relevée, en dépit del’or prodigué à pleines mains. Le ton de la lettre exprimait unprofond découragement.

– Je suis désespéré, murmura lemilliardaire avec accablement ; si mon fils Harry lui-mêmeperd tout espoir, c’est qu’il n’y a plus de ressource. PauvreJoë !…

Le vieillard ne put retenir un longsanglot ; la lettre de l’ingénieur s’échappa de ses mains.

Un domestique était entré sur la pointe despieds et avait déposé sur un guéridon une masse de correspondanceet de télégrammes. William Dorgan l’avait vu faire d’un regarddistrait, comme absent.

– Y a-t-il du courrier de l’État de SanFrancisco ? demanda-t-il anxieusement.

– Non, sir, vous avez eu une lettre deMr. Harry à la dernière levée, il ne peut pas y en avoird’autre aujourd’hui.

Le milliardaire congédia l’homme d’un gestevague et se replongea dans ses mélancoliques méditations.

– Mon pauvre Joë, mon pauvre enfant,balbutia-t-il, la gorge serrée par l’angoisse.

Les sanglots contenus l’étouffaient, il alla àla fenêtre, l’ouvrit toute grande, respira avec soulagementl’atmosphère glacée de la nuit.

Devant lui, New York s’étalait sous le cielinondé des rayonnements cruels de l’électricité, avec sesmonstrueuses perspectives de ponts géants et de gratte-ciel àtrente et quarante étages ; une rumeur menaçante, comme legrondement lointain de milliers de bêtes fauves, montait del’énorme ville.

William Dorgan demeura immobile, détournémalgré lui de sa douleur par le spectacle de l’immense panorama detoute l’activité humaine.

– À quoi bon ce monstrueux progrèsmatériel ? soupira-t-il. Trouvera-t-on jamais le moyend’empêcher l’homme de souffrir…

Mais sa phrase s’acheva en un cri de stupeuret d’épouvante.

Brusquement, avec la soudaineté d’uneexplosion, une immense gerbe de flammes livides avait jailli,montant jusqu’aux nuages, éclairant d’une lueur violente tout unvaste horizon de monuments et de maisons.

– Le feu est aux docks !… s’écria lemilliardaire terrifié.

Mais presque au même instant une secondecolonne de flammes, aussi haute que la première, monta vers leciel.

La seconde d’après, un troisième foyerd’incendie éclatait avec la même soudaineté, la même inexplicableviolence ; c’était maintenant une véritable mer de feu, avecdes vagues rougeâtres et des écumes de fumées rousses, qui ondulaitformidablement sous la brise du soir, et l’hôtel du milliardaire,cerné de tous côtés, était comme un récif perdu au milieu de cetocéan embrasé. Les tourelles gothiques, les balcons sculptés sedécoupaient crûment sur un fond d’apocalypse. Une minute à peineavait suffi au déchaînement du cataclysme. C’était tout un pâté demaisons, tout un quartier qui brûlait.

William Dorgan s’était reculé de la fenêtre,rejeté en arrière par le souffle ardent de l’incendie ; déjàles vitres de l’hôtel éclataient avec un pétillement sec, lacharpente brûlait déjà.

La tête perdue, obéissant plutôt à un instinctde bête affolée qu’à un raisonnement, le milliardaire se précipitahors de la chambre. L’escalier était déjà rempli de fumée et lacage de l’ascenseur était comme la gueule ardente d’un four.

– Au secours ! s’écria-t-il d’unevoix qui ressemblait à un hurlement. Au secours ! ausecours !

Mais une acre fumée le prit à la gorge, il dutse réfugier dans la chambre dont les peintures craquaient ets’effritaient sous l’action de la chaleur, et dont le parquetdisjoint laissait déjà échapper de minces jets de vapeur.

Il était aveuglé par la réverbération desflammes, à demi suffoqué par l’atmosphère brûlante tout autour dela pièce pour chercher une issue. Il comprit qu’il était perdu.

Cependant, une immense clameur de désolationmontait de la grande cité, arrachée à ses plaisirs par larougeoyante horreur de l’incendie qu’on apercevait à dix milles enmer. Les pompes à vapeur accouraient par douzaines sur le théâtredu sinistre, se frayant à grand-peine un passage au milieu de lacohue que contenaient malaisément deux bataillons de policemen àcheval.

Mais on s’aperçut bientôt que tous les effortsseraient inutiles pour conjurer le fléau qui se déchaînait dansd’aussi vastes proportions. Il eût fallu verser un fleuve entiersur ce brasier alimenté par des millions de quintaux de matièresultra-combustibles. Il y avait des gratte-ciel de quinze étages quibrûlaient et le jet des pompes les plus puissantes n’était pascapable de monter au-dessus du huitième étage. Les sauveteurs nesongeaient plus qu’à une chose : faire la part du feu,sacrifier complètement le quartier attaqué, pour préserver lesautres ; encore cette tâche leur paraissait-elle hérisséed’insurmontables difficultés.

Bientôt, une rumeur sinistre circula dans lafoule.

– La Main Rouge ! C’est la MainRouge qui a mis le feu !

– Tout New York vabrûler !…

– On dit que deux banques ont étépillées.

– La police est d’accord avec lesbandits !… Nous sommes perdus !…

Ce fut une panique, beaucoup se hâtaient derentrer chez eux et les habitants d’une même maison s’organisaienten groupes armés de revolvers et de casse-tête pour défendre leursdomiciles contre les incendiaires.

Un peu partout, des troupes de courageuxsauveteurs se précipitaient dans les flammes pour en arracher lesfemmes, les enfants et les malades. La foule les encourageait pardes hurrahs retentissants.

Ce ne fut que le lendemain qu’on s’aperçut quetoutes les maisons visitées par ces intrépides citoyens avaient étécomplètement dévalisées.

Dans d’autres endroits, la panique avaitproduit de terribles bousculades ; des spectateurs, des femmessurtout, avaient été piétinés, foulés aux pieds. Les nombreuxcadavres que l’on retrouva le lendemain avaient tous été dépouillésde leurs bijoux et de leurs valeurs.

En face de l’hôtel de William Dorgan, lesbadauds affluaient. Ce n’est pas un spectacle banal de voir unmilliardaire grillé tout vif dans son palais ; chacun tenait àassister à un pareil spectacle.

Beaucoup des amis de William Dorgan étaientaccourus avec des échelles articulées et d’autres appareils desauvetage, mais personne n’osait se risquer dans la fournaise.D’ailleurs, on n’était pas sûr que le milliardaire n’eût pas déjàsuccombé.

Tout à coup un groupe d’hommes fendit lafoule ; parmi eux on remarquait le Dr Cornélius Kramm, Fritzson frère, et un jeune homme qui paraissait en proie à une violenteémotion.

Ces trois personnages paraissaient avoir surla multitude une grande autorité.

En quelques minutes, sous leur direction, unegrande échelle de fer fut appliquée le long de la façade del’hôtel, dont les fenêtres vomissaient maintenant des torrents defumée, mêlée de flammèches.

Le jeune homme se tordait les bras avecdésespoir.

– Mon Dieu ! répétait-il, faitesvite ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !…

Et il stimulait, à l’aide de bank-notesinsoucieusement distribuées, le zèle de tous ceux quil’entouraient.

Rapidement, il endossa un costume d’amiantecomplètement incombustible. Il se coiffa d’un de ces casques munisde lames de mica à la place des yeux et dont font usage lespompiers de certaines villes d’Amérique.

Puis il serra la main des frères Kramm ets’élança sur l’échelle de fer.

En quelques enjambées, il atteignit un desbalcons de l’hôtel, et poussant la fenêtre d’un coup de poing, ilpénétra dans la fournaise.

La foule avait poussé un long cri d’admirationet d’épouvante, puis elle était redevenue silencieuse. Tous lescœurs palpitaient d’une même angoisse.

Une minute s’écoula, longue comme un siècle.Le jeune homme ne reparaissait pas.

– Je crains, murmura Fritz à l’oreille deson frère, que nous n’ayons attendu trop longtemps.

– Non, répondit le docteur, toutes mesprécautions sont prises, je réponds du succès…

Une fois qu’il eut atteint le balcon, lemystérieux sauveteur, qui semblait connaître parfaitement l’hôtelde William Dorgan, alla droit à la chambre à coucher.

Il y arriva au moment où le milliardaireaffolé, les cheveux brûlés, à demi asphyxié, venait de se réfugierdans un cabinet adjacent qui – par un hasard qui semblaprovidentiel plus tard – avait été peu de temps auparavantentièrement doublé de tôle épaisse, car c’est là que se trouvaientrangés une foule de papiers importants. William Dorgan se trouvaitlà comme s’il eût été dans l’intérieur d’un vaste coffre-fort.Désormais, il ne courait plus le risque d’être brûlé vif, mais ilne devait s’écouler qu’un laps de temps très minime avant qu’il fûtcomplètement étouffé.

L’homme vêtu d’amiante ouvrit la porte ducabinet, saisit le vieillard dans ses bras et l’emporta jusqu’aubalcon sur lequel était appuyée l’échelle de fer.

Là, il reprit haleine ; le plus difficilede la besogne était accompli.

– Qui êtes-vous ? bégaya lemilliardaire d’une voix faible.

L’inconnu souleva le masque d’amiante quirecouvrait ses traits.

– Mon fils ! Mon cher Joë !balbutia le milliardaire.

Mais, après tant d’émotions violentes, lasecousse était trop forte, William Dorgan s’évanouit dans les brasde ce fils si miraculeusement sorti de sa captivité pour lesauver.

La foule poussa un long applaudissement, toutefrissonnante du drame qui venait de se jouer sous ses yeux dansl’espace de quelques minutes.

Pendant ce temps, Joë Dorgan avait attaché sonpère sous les bras avec une corde solide, grâce à laquelle levieillard, toujours inanimé, fut descendu avec précaution jusqu’ausol de la rue.

Il venait à peine de l’atteindre lorsque, avecune sourde explosion, l’hôtel s’écroula dans les flammes.

Quand William Dorgan revint à lui, il setrouvait dans un des plus confortables appartements del’Atlantic-Hotel. Le docteur Cornélius et Joë Dorgan luitamponnaient le front avec une eau révulsive et lui faisaientrespirer des sels.

En ouvrant les yeux, son premier regardrencontra celui de son fils et tout aussitôt son visage s’éclairad’un sourire. Le contentement est le plus puissant desremèdes ; l’instant d’après, il était en état de parler.

– Mon Joë est retrouvé, s’écria-t-il,tout le reste m’est égal. Viens dans mes bras, mon fils, que je teserre sur mon cœur.

– Mon père, murmura le jeune hommeprofondément ému, je suis heureux d’être arrivé assez à temps pourvous arracher à la mort !

Le père et le fils s’embrassèrent avectendresse.

– Mon pauvre enfant, répétait lemilliardaire, si tu savais comme nous t’avons pleuré. Ton frèreHarry a été admirable. À l’heure qu’il est, il te cherche encoredans les gorges sauvages de la sierra mexicaine.

– Ce cher Harry, comme il sera heureux deme revoir sain et sauf !

– Tu nous raconteras tes aventures, maispeut-être faudrait-il prendre des mesures pour que ce qu’il restede l’hôtel ne soit pas pillé.

– Ne vous occupez pas de cela.Mr. Fritz Kramm s’est chargé de faire le nécessaire. Lesruines de l’hôtel doivent être, à l’heure qu’il est, entourées d’uncordon de policemen qui ne laisseront approcher personne. Pour êtresûr de leur vigilance, j’ai fait remettre cinquante dollars àchacun des hommes, en leur promettant une pareille somme pourdemain.

– Tout est alors pour le mieux ;reprit le milliardaire. Mes dossiers les plus importants sont dansdes caisses blindées qui n’auront nullement souffert du feu. Mafortune est déposée à la banque d’État. Quant à la perte del’hôtel, je la considère comme insignifiante. J’en serai quittepour en faire reconstruire un plus luxueux. Ne songeons donc plusqu’à nous réjouir de ton retour ; qu’on fasse venir unebouteille de vieux porto et, pendant que nous la dégusterons, tunous feras le récit de tes aventures ; c’est, en ce moment, cequi m’intéresse le plus.

Joë Dorgan – ou plutôt Baruch Jorgell déguisésous les traits de Joë Dorgan – commença alors un récit dont lesmoindres détails avaient été soigneusement concertés entre lui etses deux complices.

– Vous vous rappelez, mon père, dit-il,qu’en allant faire ma tournée annuelle dans vos propriétés del’État de Californie, je devais rapporter une somme considérable,d’un transport particulièrement difficile dans une contrée sansroutes et sans police, puisqu’elle se composait surtout de piastreset de barres d’argent. Suivant votre recommandation, je m’étaisfait escorter par une troupe de douze policemen à cheval.

– Ce n’était pas suffisant, interrompitle docteur Cornélius Kramm.

– C’est vrai, dit le narrateur, maisc’est tout ce qu’il y avait de disponible, puis on m’avait affirméque le pays, depuis de longs mois, était tranquille. Pendant toutema tournée, je ne remarquai rien d’inquiétant ; comme on mel’avait dit ; la contrée paraissait jouir d’une sécuritéabsolue. Ce ne fut qu’en traversant le sinistre défilé duBlack-Cañon que je m’aperçus, alors qu’il était trop tard pourreculer, combien mon erreur avait été lourde. En pleine nuit, parune terrible pluie d’orage, le chariot qui portait l’argent setrouva embourbé dans un étroit passage entouré de tous côtés pardes murailles de rocher, du haut desquelles un seul homme auraitpresque pu s’opposer au passage de toute une armée. C’était unendroit fait à souhait pour un guet-apens. Les tramps, qui devaientnous guetter là depuis plusieurs jours, tuèrent un à un tous meshommes à coups de carabine. Bientôt, malgré une résistancedésespérée, je me trouvai seul. Les bandits me garrottèrent, puistout à coup, je sentis l’odeur fade du chloroforme, un tampon glacése posa sur mes narines et je perdis connaissance. Quand je revinsà moi, je me trouvais dans un ravin désolé entouré de toutes partspar des précipices et qui devait être le cratère d’un volcanéteint. On me fit manger un peu de viande grillée, boire une gorgéede whisky, puis je fus de nouveau attaché sur un cheval et l’on seremit en marche…

– Comment se fait-il, demanda tout à coupWilliam Dorgan, que les recherches de ton frère Harry, qui a battutoute une vaste région buisson par buisson, pour ainsi dire,n’aient amené aucun résultat ? Voilà ce que je ne m’expliquepas ?

– C’est, au contraire, fort explicable.Mes geôliers paraissaient admirablement renseignés. Pendant que monfrère Harry bornait ses recherches à la contrée avoisinant leBlack-Cañon, les tramps, franchissant à marches forcées plusieurscentaines de miles, avaient remonté très loin vers le nord encôtoyant les montagnes Rocheuses où ils sont toujours sûrs detrouver un abri en cas d’alerte. J’ai pu me convaincre, au cours dece voyage forcé, de la puissance de la Main Rouge. Partout lestramps trouvaient des vivres, des guides, parfois même nousrecevions l’hospitalité dans des fermes d’apparence très honnête.Enfin, nous fîmes halte définitivement dans un vallon boisé où l’onne pouvait accéder que par un étroit sentier qui aboutissait à untorrent furieux sur lequel un tronc de sapin était jeté en guise depont.

William Dorgan écoutait de toutes ses oreillesce récit fantaisiste.

– Mais, enfin, comment as-tu put’échapper ? demanda-t-il avec impatience.

– J’y arrive. Le chef des tramps, unvieux bandit plusieurs fois condamné à mort, avait décidé que jevous écrirais moi-même pour vous demander de payer cent milledollars pour ma rançon.

– Il fallait écrire.

– Jamais ! Les tramps auraientdoublé leurs prétentions et ne m’auraient pas relâché, une fois lasomme encaissée ; puis il n’entre pas dans mon tempérament decéder à une menace, quelle qu’elle soit ! Furieux de ce refus,les tramps décidèrent de me dompter par la famine, ils me mirent aurégime du biscuit sec et de l’eau, pendant qu’à côté de moi ilss’empiffraient effrontément de bœuf et de mouton volés aux« squatters » de la prairie, et qu’ils arrosaient delarges rasades de whisky et même de vin. Bien des fois, les narineschatouillées par le parfum d’une grillade, je fus sur le point decéder.

– Mon cher Joë, s’écria le vieillard, tut’es conduit d’une façon admirable !

Et tout attendri par cet héroïsme, il saisitla main de celui qu’il prenait pour son fils et l’étreignit avecémotion.

– Cependant, continua Baruch, les banditsne s’entendaient plus. Suivant le procédé classique, certainsvoulaient que l’on me coupât les oreilles pour vous les expédier, àdéfaut de lettre, et hâter ainsi l’envoi des fonds ; d’autrespréféraient attendre encore ; il en résulta maintes bataillesà coups de browning et de bowie-knife. C’est au cours d’une de cesrixes sanglantes que je réussis à couper mes liens sans qu’il yparût. La nuit venue, je franchis la passerelle, non sans avoirpris soin de l’envoyer ensuite rouler dans le torrent. Les banditsne pouvaient plus me poursuivre. J’entendis leurs cris de rage, lesballes de leurs carabines sifflèrent à mes oreilles. Enfin, jegagnai sans encombre la clairière où paissaient les chevaux de latroupe ; je sautai sur le meilleur après avoir chassé lesautres vers l’intérieur du bois et j’atteignis, après trois joursde galopade, une petite station perdue en pleine prairie. Je sautaidans le premier train à destination de New York. Là, deuxgentlemen, qui avaient vu mon portrait dans les journaux,m’avancèrent gracieusement de quoi payer mon billet et prendrequelque nourriture au wagon-restaurant. À une station où il y avaitun arrêt suffisant, je vous envoyai un télégramme.

– J’ai dû le recevoir, murmura lemilliardaire, mais j’étais dans un tel état de chagrin et deprostration que je n’ai pas eu le courage de décacheter les lettreset les dépêches qui me sont parvenues un peu avant le moment où aéclaté l’incendie.

– Peu importe, puisque me voici ;arrivé à New York, je sautai dans un taxi-auto et, j’arrivai aumoment même où l’hôtel était enveloppé d’un linceul de flammes.Vous savez le reste, mais je dois reconnaître que si j’ai pu aussipromptement me procurer les appareils nécessaires au sauvetage,c’est à MM. Fritz et Cornélius Kramm que je le dois. Je lesconnaissais à peine pour les avoir rencontrés autrefois dans lessalons de Fred Jorgell ; mais ils se sont souvenus de moi etse sont mis à ma disposition avec un réel dévouement.

Le milliardaire remercia chaleureusement ledocteur, en lui assurant que, désormais, il ne voulait avoird’autre médecin que lui.

Baruch Jorgell était rayonnant de joie et sonadmiration grandissait pour ce Cornélius dont il n’avait étéjusqu’alors que le docile instrument. Désormais, grâce à l’habilemise en scène de l’incendie, il était impossiblequeWilliam Dorgan n’eût pas la conviction absolue qu’il avait retrouvéson fils Joë.

Pendant que le véritable Joë languissait auLunatic-Asylum, l’assassin de M. de Maubreuil et sescomplices allaient pouvoir se partager les milliards de WilliamDorgan.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer