Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome I

CHAPITRE VI – Série rouge

L’arrivée à Jorgell-City de Mr. Curmer,détective venu à grands frais de Chicago, avait été entourée d’unprofond mystère. On voulait qu’il pût faire son enquête sans êtredérangé par personne et surtout sans donner l’éveil àl’assassin.

Mr. Curmer, un petit homme pâle etchétif, à la mine soucieuse, était descendu dans le plus modestehôtel de la ville, où il s’était donné comme commis voyageur encuirs et peaux, allégation que justifiait d’ailleurs la présence dedeux valises bourrées d’échantillons.

Pour donner entièrement le change sur savéritable profession, il avait visité les principaux commerçants dela ville et avait même conclu quelques affaires, ce qui,affirmait-il, l’encourageait à prolonger son séjour àJorgell-City.

Mais, tout en jouant dans la perfection sonrôle de commis voyageur, il recueillait des renseignements. Sousprétexte qu’il était étranger, il se fit raconter plus de cinquantefois, par des personnes différentes, l’histoire des assassinatsmystérieux du « Creek Sanglant », car tel était le nomqu’on avait donné au petit ruisseau de la vallée depuis le meurtred’Arnold Stickmann.

Le détective, en dépit de toute son habileté,dut bientôt reconnaître qu’il se heurtait à un mystèreimpénétrable. Ce qui l’irritait le plus, c’est que les titres volésà Pablo Hernandez avaient été retrouvés à Saint Louis, entre lesmains de négociants parfaitement honorables, qui les avaientachetés quelques jours après le crime, avant qu’ils ne fussentfrappés d’opposition. Ceux qui les avaient vendus avaient disparusans laisser de traces.

Quant aux bank-notes neuves et parfuméesd’Arnold Stickmann, Mr. Curmer en aperçut entre les mains debeaucoup d’habitants de la ville, mais il ne put échafauder sur cefait aucune hypothèse. Le roi de la Mode avait joué si gros jeu auHaricot Noir, il avait fait tant de dépenses en ville qu’il étaitnaturel qu’on retrouvât de son argent un peu partout.

Mr. Curmer alla trouver le docteurCornélius afin d’avoir des renseignements sur les autopsies ;il déclina ses nom et qualité et fut admirablement reçu. Le docteurlui montra même obligeamment des photographies des cadavres et desfragments de viscères conservés dans des bocaux.

– Je crois, monsieur Curmer, lui dit-il,que vous aurez beaucoup de mal à éclaircir ce sanglant mystère. Nimoi ni mon collègue, le docteur Fitz-James, qui m’a assisté dans laseconde autopsie, n’avons découvert le moindre atome de poison.D’un autre côté, les corps ne portent aucune trace de violence.

– Mais les marques noires derrière lecou ?

– Je n’arrive pas à me les expliquer. Lespersonnes frappées par la foudre en portent quelquefois desemblables ; par ailleurs le cerveau et le système nerveuxprésentent des lésions qui se rapprochent de celles que causentl’apoplexie et la congestion cérébrale. Il faudrait admettrel’existence d’un poison foudroyant et qui échappe à l’analysechimique.

Tout en lui narrant exactement les faits,Cornélius promena le détective à travers tant d’hypothèses que cedernier demeura aussi peu renseigné, aussi hésitant qu’avantd’entrer.

Avant qu’il se retirât, le docteur demanda àMr. Curmer quel était son avis personnel sur l’affaire.

– Je crois, répondit celui-ci, qui, paramour-propre professionnel, ne voulait pas rester à court, que nousnous trouvons en présence d’une association de malfaiteurs trèspuissante, et très bien organisée, qui a en main un nouveau etterrible moyen d’assassinat. Selon moi, ce doit être un poisoninstantané et ne laissant aucune trace, lancé de loin à l’aide defléchettes, dont le contact produirait la tache noire, laissée surle cou des victimes.

– Cela est assez ingénieux, repritCornélius, mais cela demanderait à être prouvé.

– J’essayerai de le prouver. D’ailleurs,je suis sûr un jour où l’autre de pincer les assassins.

– Comment cela ?

– J’ai remarqué une chose, c’est qu’ilsne s’attaquent jamais aux gens sans argent. On sait que je n’en aipas, je puis donc, sans danger, rôder aux environs du CreekSanglant et j’ai mon plan…

– À votre place, je ne m’y fierais pas,dit tranquillement Cornélius.

Personne ne connut jamais le plan du pauvredétective. Deux jours après, Mr. Curmer fut trouvé mort sur larive du Creek Sanglant ; son cadavre portait au cou la fataletache noire et ses traits convulsés exprimaient encore uneépouvante surhumaine.

Cette fois, ce fut dans Jorgell-City unevéritable panique. Dès la nuit close, personne n’osait plustraverser le vallon maudit.

Malgré toutes les précautions, le public sutque l’homme tué était un détective : les journaux publièrentson portrait et le Police-Office de Chicago, mis au courant descirconstances de l’assassinat, refusa net d’envoyer un autreagent.

Cette mort fut un désastre pour la villenaissante. Plusieurs spéculateurs vendirent à perte leurs lots deterrains et leurs bâtisses et s’enfuirent. Les ouvriers eux-mêmes,Allemands, Italiens, Irlandais, désertaient la cité maudite. Deslégendes se créaient. On prétendait que les rives du Creek Sanglantétaient hantées par un squelette armé d’un glaive de feu ; onl’avait vu gambader et se livrer à des contorsions frénétiques sousles arbres du vallon.

Jorgell-City menaçait d’être abandonnée de seshabitants, avant même d’avoir été terminée. Vainement, lamunicipalité affolée promettait des primes, organisait d’heure enheure des rondes de policemen. Le coup était porté. À plus de centmiles à la ronde, Jorgell-City passait pour une ville hantée.

Miss Isidora était consternée ; quant àBaruch, tout en affectant un chagrin hypocrite, il était enchantédes difficultés que rencontrait l’entreprise paternelle, et il sepromettait bien de faire tout son possible pour les accroître. Parprudence, il ne jouait plus que rarement au club du Haricot Noir,mais il avait placé ses fonds dans une affaire de mines d’unrendement peu élevé, mais sûr, et il avait déjà touché de trèsrespectables dividendes.

Dans l’existence agitée et fiévreuse desAméricains, un mois est long comme un siècle. Au bout de ce laps detemps, l’oubli commençait déjà à se faire sur les meurtresmystérieux du Creek Sanglant. Travailleurs et spéculateursrevenaient en foule. On pouvait croire que l’inexplicable etsanglant cauchemar avait pris fin.

Brusquement, il y eut un quatrième crimemystérieux :

Un banquier français, traversant la ville entouriste, avait été présenté au club du Haricot Noir. Il avait jouéquelques parties, étalé un peu imprudemment des bank-notes, maiss’était retiré de très bonne heure. Le lendemain matin on trouvait,à l’endroit maudit, son cadavre dépouillé. On sut plus tard que,pour ne pas dénigrer « leur ville », les membres duHaricot Noir avaient jugé superflu de prévenir le Français duterrible danger qu’il courait en traversant le Creek Sanglant.

Cette fois ce fut la panique, l’exode d’un bontiers au moins des habitants vers les États voisins. Désormais,c’était un fait acquis : Jorgell-City était une ville maudite,inhabitable. Son fondateur se montrait, à juste titre, désespéré.Il eût donné cent mille dollars pour capturer les bandits, pourdélivrer enfin la ville de cette hantise meurtrière.

Fred Jorgell tenait pourtant courageusementtête à l’orage. La diminution de ses dividendes n’empêchait pasqu’il donnât aussi fréquemment que par le passé des fêtessplendides. Au cours d’une de ces réceptions, dont unereprésentation de pantomime avec clowns et acrobates avait été leprétexte, miss Isidora et Harry Dorgan, qui ne s’étaient pas vusdepuis quelque temps, se trouvèrent brusquement l’un en face del’autre au détour d’une allée du parc, luxueusement illuminé, àl’ordinaire.

Ils se saluèrent affectueusement ;c’était avec bonheur que tous deux se retrouvaient loin desimportuns. Ils avaient commencé à converser ensemble lorsqu’unbruit de voix criardes, tout proche d’eux, les réduisit au silence.De l’autre coté du buisson de mimosas près duquel ils setrouvaient, quelques invités disaient sans se gêner leur façon depenser.

Naturellement ils parlaient des derniersassassinats.

– Avec tout cela, disait l’un d’une voixaigre, l’on n’a jamais enquêté sérieusement, il aurait fallutrouver celui – car, pour moi, il n’y en a qu’un – à qui tous cescrimes ont profité.

– C’est parler pour ne rien dire, fit unautre.

– Pardon, intervint un troisième, jeconnais quelqu’un à qui la mort d’Arnold Stickmann a été des plusutiles…

– Qui donc, s’il vous plaît ?

– Eh parbleu ! le jeune HarryDorgan, qui est au mieux, dit-on, avec miss Isidora. Si le roi dela Mode avait vécu, c’est lui qui aurait épousé la charmante miss,le père avait agréé sa demande, je le tiens de source certaine.

– Vous n’allez cependant pas, reprit lepremier interlocuteur, faire planer des soupçons sur ce loyal jeunehomme.

– Je ne soupçonne personne, je constateun fait, une coïncidence bizarre, voilà tout…

Harry se hâta d’entraîner miss Isidora loin deces badauds aux langues vipérines.

– Vous les avez entendus ? fit-il,rouge de colère.

– C’est honteux, murmura la jeune filletrès émue. De pareilles calomnies partent de trop bas pour nousatteindre, vous et moi. N’y pensons plus.

– J’y pense, au contraire, beaucoup. Cesgens m’ont fait comprendre que c’est à moi seul qu’il appartientd’éclaircir le mystère du Creek Sanglant. Désormais, je n’auraiplus d’autre but.

– Faites cela, mon cher Harry, tâchez deréussir, murmura-t-elle d’une voix comme mouillée de tendresse. Jevous aiderai, je vous encouragerai de toutes mes forces.

– Le véritable encouragement, le seulefficace que vous pourriez me donner, vous le connaissez bien.

Les joues de miss Isidora s’empourprèrent,elle baissa les yeux.

– Chut, murmura-t-elle, ne parlons pas decela, vous savez bien que mon père n’aura rien à refuser à l’hommequi aura débarrassé sa ville des assassins.

– Mais vous ?

– Moi, fit-elle en souriant, je suivraila volonté de mon père. Ne dois-je pas lui obéir en touteschoses ?

Dans un geste charmant, elle tendait ses mainsfines et blanches. Harry Dorgan les couvrit de baiserspassionnés ; il était éperdu de bonheur.

– Ne soyez pas étonnée, miss Isidora, luidit-il en se retirant, si je suis quelque temps sans vous voir.Pour le succès de l’affaire que j’entreprends, il est presqueindispensable que l’on nous croie en froid, sinon même fâchéscomplètement.

– Je ferai tout ce que vous voudrez, ditla jeune fille avec un geste de soumission adorable. Au revoir,Harry.

– Au revoir, chère Isidora.

En sortant du palais de Fred Jorgell, HarryDorgan se hâta de regagner l’usine d’énergie électrique près delaquelle se trouvait le cottage où il habitait. Avant d’aller secoucher, il alla donner le coup d’œil du maître à ses machines. Lesgigantesques dynamos ronflaient d’un rythme égal, les veilleursétaient à leur poste.

Au moment de traverser le jardin qui séparaitle cottage de l’usine, il fut accosté par un vieux Peau-Rouge qu’onappelait familièrement le père Kloum, et qu’il avait pris à sonservice.

Le vieux Kloum avait depuis de longues annéesrenoncé au costume de ses pères. Il ne portait ni diadème de plumesd’aigle ni collier de dents d’ours gris, il était modestement vêtud’un bourgeron de toile bleue sali par l’huile des machines, saface, tannée comme une vieille basane dont elle avait la couleur,était sillonnée de longues rides transversales, et il portait auxoreilles deux petits anneaux d’or. Les ouvriers de l’usineélectrique se moquaient souvent de lui parce qu’il prétendait avoirconservé la merveilleuse perspicacité de ses ancêtres, leschasseurs de chevelures.

Il arrivait quelquefois à Harry Dorgan,lui-même, de demander au vieux Kloum comment, avec son flaird’Apache, il se faisait qu’il n’eût pas encore découvert l’assassindu Creek Sanglant.

Kloum, qui avait pour l’ingénieur undévouement aveugle, se contentait alors de souriresilencieusement.

– Eh bien, dit Harry au vieillard, est-ceaujourd’hui que tu m’apporteras la chevelure des banditsmystérieux ?

– Non, maître, répondit Kloum en prenantun air coupable, mais j’ai cependant fait une découverte importanteet dont personne ne s’est encore avisé.

– Laquelle ?

– Avez-vous remarqué une chose ?c’est que chaque fois qu’il y a eu crime, la lumière électrique amanqué, pendant un temps plus ou moins long, dans toute une partiede la ville. L’assassin doit éteindre les lumières avant de faireson coup. Si on savait comment il s’y prend !…

Les paroles du Peau-Rouge avaient été pourHarry Dorgan un trait de lumière. Il se demandait comment iln’avait pas fait plus tôt une remarque si simple. Beaucoup dechoses inexplicables devenaient brusquement claires pour lui.

– Merci, père Kloum, fit-il avecagitation, ton idée est peut-être bonne, j’y réfléchirai. Tiens,voilà un dollar pour ta peine.

Et il rentra dans le cottage, tout préoccupédes nouvelles idées que la réflexion de l’Indien venait de luisuggérer.

Maintenant, il discernait dans le ténébreuxmystère des lueurs précises. Des faits auxquels il n’avait pas toutd’abord attaché d’importance lui apparaissaient avec leursignification vraie. Il se rappelait que la nuit même del’assassinat de Mr. Curmer, le détective, toute uneagglomération de Jorgell-City avait été brusquement privée delumière. Même des riveurs de boulons, qui parachevaient la carcassed’acier d’un quinzième étage, furent tout à coup plongés dansl’obscurité et faillirent être précipités dans le vide.

Pourtant le fonctionnement des appareils étaitparfait, Harry Dorgan était sûr que ses machines et soninstallation ne présentaient aucune défectuosité : alors,comment expliquer les interruptions ?

Ce qui était évident, indéniable, c’estque, chaque fois que la lumière électrique s’était éteinte, uncrime avait été commis la même nuit. Il y avait une exactecorrélation entre les deux faits.

– Il est certain, conclut l’ingénieur,que toutes les victimes du mystérieux bandit sont mortesélectrocutées. La tache noire que l’on retrouve sur leurcou n’est que la brûlure causée par un contact électrique. Jeconnais déjà le point le plus important, il ne s’agit plus que dedéterminer de quelle façon procède l’assassin : cela, je lesaurai !

Harry Dorgan se mit à l’œuvre dès lelendemain.

D’abord il résolut d’endormir la vigilance deceux qui pouvaient avoir intérêt à surveiller ses faits et gestes.Un vague instinct lui disait que les assassins du Creek Sanglant setrouvaient parmi le cercle des gens qu’il fréquentait ; ils’agissait d’endormir leurs soupçons.

Comme il en avait prévenu miss Isidora, ilcessa brusquement ses visites au palais du milliardaire et l’onapprit qu’il était tombé gravement malade, Isidora seuleconnaissait la vérité, prévenue par un laconique billet que luiavait apporté le vieux Kloum.

Ostensiblement, de façon à ce que sesdomestiques pussent répéter ce qu’ils voyaient, il gardait lachambre, se couchant de bonne heure, toussant et seplaignant ; mais dès que tout le monde était endormi, ils’habillait, s’armait et se risquait à l’aventure dans lesdécombres et les terrains vagues coupés de petits bois quiavoisinaient le vallon du crime.

Il restait parfois des heures tapi derrièredes tas de charbon, sous un buisson ou dissimulé par une pile desolives d’acier. Il se livra plusieurs jours de suite à ce manège,mais sans rien découvrir de nouveau ; il rentrait à l’aube,furieux, exténué, couvert de boue jusqu’aux épaules, sans avoir vuautre chose que de banales rixes d’ivrognes.

Pourtant il était sûr de son fait. Le docteurFitz-James, habilement interrogé, n’avait fait que confirmer sessoupçons en lui répétant que les lésions internes constatées chezles cadavres des victimes étaient de tous points semblables àcelles qu’on remarquait dans les cas d’électrocution.

Harry Dorgan, furieux de ne rien découvrir,alors qu’il s’était cru si près du succès, était tombé dans un étatd’irritation et de nervosité qui confinait à la neurasthénie. Sondésir de capturer l’assassin tournait à l’idée fixe, devenait pourlui une obsession.

Il fit cependant un pas en avant dans sonenquête. Il comprit pourquoi les victimes avaient toujoursété frappées dans le voisinage du Creek Sanglant, près du pont.C’est que c’est à cet endroit que bifurquait le gros câblemétallique qui, parti de l’usine, se divisait en deuxbranches ; dont l’une éclairait l’agglomération est et l’autrel’agglomération ouest de Jorgell-City.

C’était évidemment à l’un de ces câbles que lemeurtrier puisait l’énergie électrique grâce à laquelle ilélectrocutait ses victimes. Mais, après cette découverte, il ne setrouva pas beaucoup plus avancé. Il n’arrivait pas à se rendrecompte de la façon d’opérer des assassins.

Pourtant l’observation qu’il venait de faireeut cela de bon qu’elle lui permit de circonscrire sa surveillanceà un espace très serré. Il y avait, précisément à quelques mètresdu pont de bois, un cèdre centenaire dont le feuillage épaisformait un observatoire commode.

Chaque soir, quand il s’était assuré quetoutes les lumières étaient éteintes dans les chambres desdomestiques du cottage, il glissait dans sa poche un formidablerevolver à treize coups, à balles d’acier, qui portait à centcinquante mètres et dont le tir était presque aussi juste que celuid’une carabine, puis il se faufilait dans les ténèbres jusqu’autronc du cèdre, qu’il escaladait avec précaution, et il demeuraitdes heures entières aplati le long d’une des maîtresses branches etcomplètement dissimulé par le feuillage.

Les semaines cependant s’écoulaient sansamener aucun résultat et il avait besoin de toute sa patience pourne pas abandonner l’entreprise ardue dans laquelle il s’étaitlancé.

Il avait des heures de découragement, il sedemandait si les assassins, secrètement avertis de sa tentative, nese moquaient pas de lui en s’abstenant de toute nouvelle entreprisecriminelle jusqu’à ce que, de lassitude, il eût renoncé à lasurveillance qu’il exerçait.

Il était dans cette disposition d’espritlorsque par une nuit sans lune, dont l’obscurité était encoreaggravée par un épais brouillard venu des marais, il se rendit àson poste habituel.

Deux heures s’écoulèrent. Engourdi par laposition fatigante et l’immobilité à laquelle il était contraint,il commençait à céder à un invincible besoin de sommeil. Ses yeuxse fermaient, quand tout à coup il tressaillit. À quelque pas delui il venait d’entendre le bruit sec d’un choc métallique.

Ce léger son dans le silence de la nuitl’avait complètement réveillé ; maintenant il était tout yeux,tout oreilles, la main crispée sur la crosse de son revolver, prêtà se laisser glisser le long du tronc de l’arbre et às’élancer.

Le brouillard s’étant un peu dissipé, HarryDorgan crut voir remuer des ombres dans les buissons.

Il attendit, le cœur battant à grandscoups.

Il comprenait que le moment où il allaitsavoir était proche.

Une minute s’écoula, rien encore.

Enfin des pas sonnèrent sur les planchesvermoulues du pont.

Un homme s’avançait en titubant légèrementcomme pris de boisson. Il portait sous le bras une énorme serviettede maroquin rouge. À la silhouette plutôt qu’à la physionomie qu’ildiscernait mal, l’ingénieur reconnut un certain Mr. Stewart,inspecteur des syndicats des terrains, un des personnagesimportants de la nouvelle ville, et qu’il avait eu souventl’occasion de voir au club du Haricot Noir.

Mr. Stewart franchit le pont non sanspeine, il faisait de nombreuses embardées à droite et à gauche etparaissait complètement ivre. Et il fallait qu’il le fût pour avoirchoisi un pareil chemin, car Harry Dorgan l’avait souvent entenduexprimer de façon véhémente ses terreurs au sujet des assassinsfantômes du Creek Sanglant.

À ce moment tous les globes électriquesqui éclairaient l’agglomération ouest de Jorgell-Citys’éteignirent. Une moitié de la ville fut plongée dans lesténèbres.

Les yeux hors de leurs orbites, le frontmouillé d’une sueur glacée, Harry Dorgan regardait, éperdud’horreur.

Il eût voulu crier, prévenir le malheureuxivrogne qui s’avançait en chancelant au-devant de la mort, mais sagorge, contractée par une poignante émotion, ne laissa échapperaucun son.

Il fit effort pour se laisser glisser en basdu cèdre, ses membres étaient paralysés par une épouvante sansnom.

À ce moment Mr. Stewart était parvenu surl’autre rive du Creek.

Il fit un pas en avant ; et, tout à coup,du fond des ténèbres, une ombre bondit.

Mr. Stewart avait jeté un cri d’angoissedéchirant. Son visage parut une seconde illuminé d’une auréolebleuâtre, et il roula à terre. L’assassin s’était déjà emparé de saserviette et explorait ses poches. Tout cela s’était passé avec unetelle rapidité qu’Harry Dorgan en demeurait confondu. Un seulgeste, et la victime était tombée comme une masse, sans même avoirle temps d’achever son suprême cri d’agonie.

Mais l’horreur même de ce qu’il venait de voiravait arraché Harry Dorgan à sa torpeur involontaire. En uneseconde, il avait reconquis toute sa lucidité, tout sonsang-froid.

D’un bond il fut à terre et tira au jugé unpremier coup de revolver sur l’assassin.

La lueur du coup de feu lui montra un homme dehaute taille, dont le visage était recouvert d’un masque de fild’archal à larges lunettes, pareil à ceux que portent certainsaviateurs.

Il tira un second coup, mais l’assassindétalait déjà de toute la vitesse de ses jambes et se dirigeaitvers le plus proche bouquet d’arbres.

Harry Dorgan le poursuivit rageusement,épuisant coup sur coup les treize cartouches de son revolver. Il nes’arrêta que pour y glisser une nouvelle charge et continua sapoursuite.

L’assassin semblait avoir des ailes auxtalons ; pourtant il perdait peu à peu du terrain, retardé parle poids de la serviette qu’il n’avait pas lâchée.

Tout à coup l’homme au masque s’arrêta et sebaissa rapidement. Avant d’avoir pu prévoir son geste, Harry Dorganreçut dans les jambes un lourd tronçon de poutrelle d’acier etroula à terre, les tibias et le genou si douloureusementcontusionnés qu’il craignit un moment d’avoir la jambe cassée.

Ce ne fut qu’à grand-peine qu’il parvint à seremettre sur pied. Boitant lamentablement et obligé pour sesoutenir de s’appuyer au tronc des arbres et aux palissades desclôtures, il ne pouvait faire un pas qu’au prix d’une douleurlancinante. Pendant ce temps, l’assassin avait disparu du côté del’agglomération ouest de la ville.

L’ingénieur avait été si grièvement atteintqu’il faillit plusieurs fois s’évanouir en regagnant son cottage.Quand, au prix des plus pénibles efforts, il y fut parvenu,l’interruption de courant avait cessé, la puissante lumière desglobes électriques entourait comme chaque soir d’une buéeétincelante les hauts édifices de l’agglomération ouest deJorgell-City.

– Les misérables !…murmura-t-il.

Il était à bout de forces. Il tomba évanouisur les premières marches de l’escalier qui conduisait à sachambre. C’est là que ses domestiques le trouvèrent le lendemainmatin.

Harry, comme le constata le docteur Fitz-Jamesappelé en hâte, n’avait pas la jambe cassée, mais il avait éprouvéde si graves contusions qu’il dut garder le lit pendant quinzejours. D’ailleurs, il ne souffla mot à personne de son aventure. Ilvoulait laisser croire aux assassins qu’il gardait le silence parcrainte des représailles.

Dès qu’il fut en état de se lever, il serendit chez Fred Jorgell, avec lequel il eut un long etconfidentiel entretien.

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