Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 3Débats.

M. l’attorney général avait à dire aujury : Que le prévenu, bien qu’il fût jeune par son âge, étaitdéjà vieux dans la pratique de la trahison, crime capital quientraîne la peine de mort. Que les relations de l’accusé avecl’ennemi public ne dataient pas d’aujourd’hui, pas d’hier, pas mêmede l’année passée, non plus que de l’année précédente ; qu’ilétait certain que depuis déjà longtemps Charles Darnay allait etvenait sans cesse de Paris à Londres, et réciproquement, au sujetd’affaires secrètes, dont il n’avait pu donner une explicationsatisfaisante. Que s’il était permis au criminel de réussir dansses coupables entreprises (ce qui heureusement ne peut arriver), laprofonde scélératesse de l’accusé n’aurait jamais été reconnue,tant il y avait d’infâme habileté dans les manœuvres auxquellesCharles Darnay avait eu recours ; mais que la Providence avaitinspiré au cœur d’un homme de bien, sans reproches comme sanscrainte, la pensée de chercher à découvrir les plans du traître, etque, frappé d’horreur, il était venu faire part de sa découverte aupremier ministre de Sa Majesté. Que cet homme pur et loyal, dont laconduite et l’attitude n’avaient pas cessé un instant d’êtresublimes, serait produit comme témoin. Que cet homme d’honneuravait été l’ami du prévenu ; mais qu’en un jour, à la foispropice et douloureux, acquérant la certitude de la culpabilité decelui qui avait son affection, il avait résolu d’immoler surl’autel sacré de la patrie, l’infâme qu’il ne pouvait plus niestimer ni chérir. Que si des statues étaient élevées enAngleterre, comme autrefois en Grèce et à Rome, aux bienfaiteurspublics, il en serait évidemment érigé une à la gloire de ce grandcitoyen. Que puisque telle n’est pas la coutume anglaise, il étaitprobable que cet excellent patriote ne recevrait aucune récompense.Que la vertu, ainsi que de grands poètes l’ont proclamé dans maintspassages, passages que le jury tout entier (M. l’attorneygénéral n’en doutait pas) avait textuellement dans la mémoire, quela vertu est contagieuse, surtout cette vertu éclatante qui portele nom de patriotisme, c’est-à-dire amour de la patrie ; quele sublime exemple du témoin immaculé, sur la parole infaillibleduquel s’appuyait l’organe de la loi, avait éveillé chez ledomestique du prévenu la sainte détermination de fouiller dans lespoches, dans les tiroirs de son maître, et d’examiner avec soin lespapiers secrets de ce dernier. Que lui, attorney général, étaitpréparé au blâme que de mauvais citoyens ne manqueraient pas dejeter sur la conduite de cet admirable serviteur ; mais que,personnellement, il le préférait en quelque sorte à ses plusproches parents, et le tenait en plus grande estime que son proprepère ; qu’il n’attendait pas moins du jury, et qu’il sereposait avec confiance sur le sentiment de justice et d’équité,dont il ne manquerait pas de donner la preuve en cette occasionsolennelle. Que le témoignage de l’ancien ami, et de l’ancien valetdu prévenu, joint aux documents qui prouvaient leur découverte,produits devant la cour, établirait d’une manière incontestable quel’accusé avait entre les mains la liste des forces de Sa MajestéBritannique, les plans de campagne qui devaient être suivis par lesarmées anglaises, tant sur mer que sur terre, et ne permettrait pasde révoquer en doute que l’accusé n’eût l’intention, et mêmel’habitude, de transmettre ces précieux détails au chef du peupleennemi. Qu’il n’était pas possible d’établir que ces notes fussentécrites de la main du prévenu, mais que cela n’empêchait pas lagravité du fait ; que c’était au contraire une preuve de lascélératesse qui avait présidé à toutes ces machinationsinfâmes ; que les débats montreraient de la manière la plusévidente que ces pratiques frauduleuses et traîtresses dataientdéjà de cinq années, c’est-à-dire qu’elles remontaient à l’époquedu premier combat qui avait eu lieu entre les Américains et lestroupes du roi d’Angleterre ; que par tous ces motifs, lesjurés, étant des hommes loyaux entre tous, devraient nécessairementdéclarer le prévenu coupable du crime dont on l’accusait, quelleque fût d’ailleurs la répugnance qu’ils eussent à faire appliquerla peine appliquée par la loi ; qu’ils ne pourraient plusgoûter de repos, qu’ils ne pourraient plus souffrir la pensée queleurs femmes sont endormies, que leurs enfants sont plongés dans unsommeil paisible, bref, qu’il n’y aurait plus moyen pour eux nipour leurs familles de poser la tête sur l’oreiller, à moins quecelle de l’accusé ne tombât sous la hache du bourreau. Cette tête,M. l’attorney général la leur demandait au nom de tout ce quepouvait lui fournir une période arrondie, une phrase retentissante,et il conclut en affirmant, de la manière la plus solennelle, qu’ilregardait le coupable comme ayant déjà subi la peine de mort.

Lorsque le dernier mot de cette harangue eutété prononcé, un bourdonnement s’éleva de tous les points del’auditoire, comme si des nuées de mouches bleues s’étaient réuniesautour du prévenu, par anticipation de ce qu’il allaitdevenir ; puis le bourdonnement cessant quand le silence futrétabli, le patriote immaculé apparut comme témoin.

M. le sollicitor général, marchant surles traces de son chef de file, interrogea le patriote :

« Votre nom ?

– John Barsad, etc.… »

L’histoire de son âme pure et de sa conduitesublime fut exactement la même que celle dont M. l’attorneygénéral avait édifié son auditoire. Le seul défaut qu’on pût luireprocher, si toutefois elle en avait un, fut de rappeler troplittéralement la version précédente.

Après avoir déchargé sa noble poitrine dufardeau qui l’oppressait, l’éminent citoyen se serait modestementretiré, si l’avocat du prévenu, placé dans le voisinage deM. Lorry, ne lui avait, à son tour, posé plusieursquestions.

(L’avocat en perruque, dont les yeux étaientfixés au plafond, n’avait pas changé d’attitude.)

« Le témoin a-t-il lui-même espionné leprévenu ?

– Grands Dieux ! cette vileinsinuation ne fait qu’exciter son mépris.

– Quels sont les moyens d’existence dutémoin ?

– Il a des propriétés.

– À quel endroit sont-ellessituées ?

– Il ne pourrait pas le direactuellement, le nom lui échappe.

– De quelle nature sont cespropriétés ?

– Cela ne regarde personne.

– Les a-t-il achetées, ou luiviennent-elles de succession ?

– Il les a eues par héritage.

– De qui ?

– D’un parent éloigné.

– Le témoin n’a-t-il jamais été enprison ?

– Miséricorde !

– En prison pour dettes ?

– Il ne voit pas quel rapport cela peutavoir…

– Le témoin n’a pas été en prison pourdettes ?

– Pourquoi cette insistance ?

– Jamais ? persiste l’avocat.

– Eh bien ! oui.

– Combien de fois ?

– Une ou deux.

– N’est-ce pas cinq ou six ?

– Peut-être.

– Quelle est la profession dutémoin ?

– Gentleman.

– Le témoin n’a jamais reçu de coups depied ?

– C’est possible.

– Fréquemment ?

– Pas du tout.

– On ne l’a jamais jeté du haut en bas del’escalier ?

– Certes non : une fois il était aupremier étage, on l’a poussé un peu fort, mais s’il a rouléjusqu’en bas, c’est de son propre mouvement.

– N’était-ce pas pour avoir joué avec desdés pipés ?

– Quelque chose d’analogue a été dit parl’impudent qui a causé la chute du témoin ; mais rien n’étaitplus faux.

– Le témoin en jurerait-il ?

– Assurément.

– Est-ce que le témoin n’est pas unjoueur de profession ?

– Pas plus qu’un autre.

– Il n’a jamais emprunté d’argent àl’accusé ?

– Si.

– Le lui a-t-il rendu ?

– Non.

– Ses relations avec l’accusé ne sebornaient-elles pas à un emprunt perpétuel, sous forme de frais devoitures, d’auberge, de paquebots, etc. ?

– Pas précisément.

– Le témoin est-il bien sûr d’avoir vules listes dont il s’agit entre les mains du prévenu ?

– Très-sûr.

– Peut-il en dire davantage à l’égard deces papiers ?

– Non.

– N’est-ce pas lui que se les seraitprocurés ?

– Non.

– Combien croit-il que lui sera payé sontémoignage ?

– Bonté divine !

– N’espère-t-il pas recevoir dugouvernement des fonctions salariées, par exemple celles d’agentprovocateur ?

– Oh ciel !

– Une autre place du mêmegenre ?

– Miséricorde !

– Le témoin l’affirmerait-il sous la foidu serment ?

– Sur tout ce qu’il y a de plussacré ; le patriotisme le plus pur lui a seul inspiré saconduite. »

Cet interrogatoire est suffisant ; letémoin se retire.

L’ancien et vertueux domestique du prévenujure à son tour, et multiplie les serments avec chaleur etvolubilité.

Il s’appelle Roger Cly ; c’est un honnêtehomme, qui, dans sa bonne foi, s’est mis il y a quatre ans auservice de l’accusé.

« N’a-t-il pas supplié qu’on le prit parcharité ?

– Jamais. Il a demandé au prévenu, qu’ilrencontra sur le paquebot de Calais, si par hasard il n’aurait pasbesoin d’un serviteur intelligent et probe ; c’est ainsi qu’ilest entré au service de l’accusé. Diverses circonstanceséveillèrent ses soupçons, et il résolut d’avoir l’œil sur sonmaître. Il a trouvé maintes fois, dans les poches du prévenu, despapiers absolument pareils à ceux qu’on lui présente. Les listesque la cour a sous les yeux ont été prises par lui dans lesecrétaire de son maître. Il a surpris l’accusé montrant ces mêmeslistes à des Français, tant à Calais qu’à Boulogne. Rempli d’amourpour son pays, le témoin n’a pu voir de pareilles menées sans unevive indignation, et s’est empressé d’en informer la justice.

– N’a-t-on pas accusé Roger Cly d’avoirvolé une théière en argent ?

– Pas du tout ; on l’a calomnié ausujet d’un pot à moutarde qui, en fin de compte, n’a jamais été queplaqué.

– Roger Cly n’est-il pas en relationsavec le dernier témoin depuis sept à huit ans ?

– C’est une simple coïncidence. On nesaurait s’étonner de ce qu’elle peut avoir d’étrange : toutesles coïncidences sont plus ou moins singulières ; et c’estencore par hasard que le seul motif qui l’ait animé dans tout ceci,est comme chez le précédent témoin, le patriotisme le plusardent ; c’est un loyal Anglais, et il espère que les citoyensde son espèce sont nombreux dans le pays. »

Les mouches bleues recommencent à bourdonner.Le silence rétabli dans l’auditoire, l’attorney général appelleM. Jarvis Lorry.

« N’êtes-vous pas employé à la banqueTellsone ?

– Oui.

– Un vendredi soir du mois de novembre1775, n’avez-vous pas fait un voyage pour les affaires de lamaison, et n’êtes-vous pas allé à Douvres par lamalle-poste ?

– Oui.

– Étiez-vous seul dans lavoiture ?

– Non ; il y avait avec moi deuxautres voyageurs.

– Ne sont-ils pas descendus sur la route,bien avant le point du jour ?

– Oui.

– Veuillez regarder l’accusé, et nousdire s’il n’était pas l’un de vos compagnons de voyage ?

– Il me serait impossible de vousrépondre.

– Est-ce qu’il ne ressemble pas à l’un ouà l’autre des deux voyageurs en question ?

– Ces voyageurs étaient si complètementenveloppés, la nuit était si noire, que je ne me fais pas même uneidée de leur extérieur.

– Regardez l’accusé de nouveau, monsieurLorry ; supposez-le complètement enveloppé, ainsi que les deuxvoyageurs dont nous parlons, et voyez s’il n’y aurait pas dans sataille, dans son ensemble, quelque chose qui pût rendre probablequ’il était l’un de vos deux compagnons de route.

– Je ne puis vraiment pas vousrépondre.

– Affirmeriez-vous sous la foi du sermentqu’il n’était pas dans la voiture ?

– Non.

– Ainsi, vous reconnaissez qu’il pouvaitêtre l’un de ces deux voyageurs.

– Ce ne serait pas impossible ; jedirai néanmoins que les deux personnes dont il s’agit avaient unecrainte excessive des voleurs, crainte que je partageais moi-même,et que l’accusé ne paraît pas être un homme à craindre quoi que cesoit.

– Êtes-vous sûr de n’avoir jamaisrencontré l’accusé ?

– Je l’ai vu très-certainement.

– Dans quelle occasion ?

– Je revenais de Paris quelques joursaprès m’être embarqué à Douvres ; l’accusé était sur lepaquebot, et nous avons fait ensemble la traversée.

– À quelle heure vint-il àbord ?

– Un peu après minuit.

– Au plus fort des ténèbres. Y eut-ild’autres passagers qui vinrent à la même heure ?

– Le hasard voulut…

– N’employez pas cette expressiondubitative, monsieur Lorry. L’accusé, ici présent, fut-il le seulqui s’embarqua à cette heure avancée ?

– Oui.

– Vous-même, étiez-vous seul ?

– Non : j’étais accompagné d’unvieil ami et de sa fille. Tous les deux sont ici comme témoins.

– Êtes-vous entré en conversation avecl’accusé ?

– Nous avons à peine échangé quelquesparoles ; la mer était orageuse, la traversée fut longue etpénible, et je restai couché sur un canapé jusqu’à notre arrivée àDouvres.

– C’est bien. MissManette ! »

La jeune fille, sur qui tous les regardsavaient été fixés un instant auparavant, et qui les attira denouveau, se leva de son siège ; elle resta debout sans changerde place, et continua à s’appuyer sur le bras de son père, quis’était levé en même temps qu’elle.

« Miss Manette, regardezl’accusé. »

Tant de compassion dans le regard, tant d’âmeet tant de beauté, soumirent Charles Darnay à une épreuve bienautrement difficile que toutes celles qu’il avait subies depuisqu’il était devant ses juges. Bien qu’au bord de la tombe, etmalgré les yeux avides qui s’attachaient sur lui, malgré la forced’âme qu’il avait montrée jusque-là, il fut impossible au prévenude rester calme sous le regard plein de pitié de la jeune fille.Ses mains groupèrent convulsivement les brins d’herbe qui étaientdevant lui, comme pour en former un bouquet de fleursimaginaires ; et ses efforts, pour maîtriser sa respirationhaletante, firent trembler ses lèvres, d’où le sang reflua vers soncœur.

« Miss Manette, avez-vous déjà vu leprisonnier ?

– Oui, monsieur.

– Où cela ?

– À bord du paquebot de Calais à Douvres,et dans les circonstances dont il vient d’être question.

– Vous étiez avec le témoin qu’on vientd’entendre ?

– Oui, monsieur ; oh ! bienmalheureusement. »

Les sons plaintifs de sa voix harmonieusefurent couverts par la voix beaucoup moins musicale du juge, quilui dit d’un ton bref :

« Répondez sans commentaires auxquestions qui vous sont faites : Avez-vous causé avec leprévenu, lors de cette traversée ?

– Oui, monsieur.

– Rappelez la conversation que vous avezeue ensemble.

– Lorsque monsieur fut à bord…commença-t-elle, d’une voix faible, au milieu du plus profondsilence.

– Est-ce du prévenu que vous parlez, missManette ? lui demanda le juge en fronçant les sourcils.

– Oui, milord.

– Dans ce cas, dites l’accusé.

– Lorsque l’accusé fut à bord dupaquebot, il remarqua la faiblesse de mon père. Celui-ci était simalade que je n’osais pas le faire descendre, de peur que l’air nevînt à lui manquer. Je lui avais organisé un lit sur le pont, àcôté des marches qui conduisaient aux cabines, et je m’étaisinstallée auprès de lui. Le paquebot n’avait pas d’autres passagersque nous quatre. L’accusé fut assez bon pour me donner sesconseils, et pour m’aider à mieux abriter mon père que je nel’avais fait, ne sachant pas de quel côté soufflerait le vent,quand nous aurions quitté le port. Il se donna beaucoup de peinepour nous être utile, le fit avec une extrême douceur, et témoignapour l’affreux état de mon père une compassion profonde, qu’ilsentait réellement, j’en suis sûre. C’est ainsi que la conversationcommença entre nous.

– L’accusé était-il seul au moment où ils’est rendu à bord ?

– Non, monsieur.

– Combien y avait-il de personnes aveclui ?

– Deux Français.

– Ont-ils parlé d’affaires, etl’entretien a-t-il été de longue durée ?

– Ils ont causé ensemble jusqu’au momentoù les Français ont dû quitter le paquebot.

– N’ont-ils point échangé entre eux deslistes pareilles à celle-ci ?

– Ils tenaient des papiers, mais je nesais pas quel en était le contenu.

– Ces papiers avaient-ils la dimension etla forme de ceux-ci ?

– Je l’ignore.

– Que disaient ces messieurs ?

– Je ne le sais pas davantage. Ilsétaient bien sur la dernière marche de l’escalier, pour être plusprès de la lampe, qui éclairait à peine, mais ils parlaient à voixbasse, et d’ailleurs je ne les écoutais pas.

– Que vous a dit l’accusé ?

– Il s’est montré pour moi aussi confiantqu’il était doux et attentif pour mon père. Dieu sait, poursuivitla jeune fille en fondant en larmes, combien je voudrais ne pasrépondre aux bontés qu’il a eues pour moi en disant quelque chosequi pourrait tourner contre lui. »

Bourdonnement dans la salle.

« Miss Manette, reprit le juge, sil’accusé n’a pas déjà compris que vous répondez avec une extrêmerépugnance aux questions qui vous sont posées, il est certainementle seul dans l’auditoire qui puisse le mettre en doute. Veuillezcontinuer, miss Manette.

– Il me raconta qu’il voyageait pouraffaires, qu’il avait à remplir une mission tellement épineusequ’il avait dû changer de nom pour ne pas compromettre sa famille.Il ajouta que cette affaire le ramènerait en France avant peu, etl’obligerait pendant longtemps à traverser fréquemment ledétroit.

– Ne vous a-t-il rien dit au sujet del’Amérique ? Précisez votre réponse, rappelez-vous toutes lesparoles de l’accusé.

– Il essaya, autant que je puis lecroire, de me faire comprendre les motifs de la querelle qui venaitd’éclater, entre les colons et la métropole ; mais il estpossible que je me trompe. Il ajouta, sous forme de plaisanterie,que le nom de George Washington serait peut-être un jour aussicélèbre que celui de Sa Majesté George III ; mais je répètequ’il le disait en riant, sans y penser, comme il aurait dit autrechose. »

L’expression gravée sur les traits d’unacteur, qui excite au plus haut degré l’intérêt de son auditoire,se reflète en général sur le visage des individus qu’il captive,sans même que ceux-ci en aient conscience. Il en résulta que lejuge, qui s’était penché pour écrire la réponse de la jeune fille,retrouva chez la plupart des spectateurs l’horrible anxiété qu’onvoyait peinte sur le front du témoin, lorsqu’il releva la tête avecsurprise en entendant cette effroyable hérésie, touchant la gloirefuture de George Washington.

M. l’attorney général ayant représenté àmilord qu’il serait bon d’interroger le père de la jeune fille, nefût-ce que pour la forme, le docteur Manette fut appelé commetémoin.

« Docteur Manette, avez-vous déjà vul’accusé ?

– Une fois, lorsqu’il vint me faire unevisite ; il y a de cela trois ou quatre ans.

– Reconnaissez-vous en lui le compagnonde voyage que vous avez eu en venant en Angleterre, et pouvez-vousdire quelques mots de l’entretien qu’il eut avec votrefille ?

– Cela me serait complètementimpossible.

– Avez-vous quelque raison spéciale quivous empêche de répondre à cette question ?

– Oui, monsieur.

– Est-ce vrai, docteur Manette, que vousavez eu le malheur d’être incarcéré sans jugement, dans votre paysnatal, et pendant de longues années ?

– Oh ! oui, de bien longues années,répond le témoin d’une voix qui émeut tous les cœurs.

– Vous étiez libre depuis peu de temps,n’est-ce pas, lors du voyage dont nous parlons ?

– On me l’a dit.

– Avez-vous quelque souvenir de latraversée ?

– Aucun ; il y a dans mon esprit unvide complet à partir de l’époque – je ne sais même pas laquelle –où, dans ma prison, j’ai commencé à faire des souliers, jusqu’aumoment où je me suis trouvé à Londres avec ma fille. La présence decette chère enfant m’était devenue familière, quand un Dieu pleinde miséricorde a permis que je retrouvasse mes facultés ; maisje ne me rends pas compte de la manière dont je m’étais familiariséavec ce nouveau genre de vie ; et je ne saurais dire commentj’en étais arrivé à reconnaître ma fille, ou plutôt à avoirconscience de sa tendresse et des soins qu’elle meprodiguait. »

M. l’attorney général s’assied.

M. Manette et sa fille reprennentégalement leurs sièges.

Il s’agit toujours de prouver que ce vendredisoir du mois de novembre 1775, l’accusé était parti de Londres, parla malle-poste de Douvres, avec l’un de ses complices, dont onn’avait pu retrouver la trace ; que tous les deux, quittant lavoiture, bien avant le jour, étaient descendus à un endroit qu’ilsavaient choisi pour donner le change, et où ils ne devaient pointséjourner ; qu’ils firent alors une douzaine de milles enrevenant sur leurs pas, et arrivèrent à une ville de garnison etd’ateliers maritimes, où ils se procurèrent les renseignementsfrauduleux qu’ils étaient chargés de prendre.

Un témoin est appelé à ce sujet ; sadéposition fait naître un curieux incident.

Suivant le témoin, l’accusé était précisémentà l’heure voulue dans la salle à manger d’un hôtel de cette villede garnison et d’arsenal maritime, où il attendait quelqu’un quivint peu de temps après.

Le défenseur pose à son tour différentesquestions au témoin, sans rien pouvoir en obtenir, si ce n’estqu’il n’a jamais vu l’accusé que cette fois-là, mais qu’il l’a fortbien vu.

L’avocat dont les yeux n’ont pas quitté leplafond depuis le commencement de la séance, écrit alors deux outrois mots sur un chiffon de papier qu’il jette au défenseur.

Celui-ci reçoit le papier et, l’ayant ouvert,regarde le prévenu avec une extrême attention.

« Vous êtes bien sûr que c’étaitl’accusé ? dit-il au témoin.

– Très-sûr.

– Vous n’avez jamais vu personne quiressemblât au prévenu ?

– Jamais, ou du moins qui lui ressemblâtde manière à s’y méprendre.

– Veuillez regarder mon savant collègue,poursuit le défenseur en désignant l’avocat qui lui a lancé lebillet ; fort bien ! Regardez maintenant l’accusé. Qu’endites-vous ? N’y a-t-il pas entre eux une ressemblanceparfaite ? »

– Il est certain qu’à part l’indolencequi caractérise le savant collègue, sa tenue peu soignée, uncertain air de fatigue, pour ne pas dire de débauche, il y a entrelui et l’accusé une assez grande ressemblance pour que chacun ensoit surpris, dès que l’attention est appelée sur ce point.

– Milord est prié de requérir le savantcollègue d’ôter un instant sa perruque, prière à laquelle milordcondescend de fort mauvaise grâce, et la ressemblance devientfrappante.

« M. Stryver, demande le juge àl’avocat du prévenu, auriez-vous l’intention de mettre en cause laloyauté de M. Cartone (le savant collègue) et de l’accuser dehaute trahison ? »

M. Stryver est bien loin d’avoir cettepensée. Il demande seulement à MM. les jurés si le fait quivient de se produire devant la cour, ne peut pas avoir eu lieu dansune autre circonstance ; et il suppose qu’après cet incident,le témoin sentira de lui-même ce qu’il y a de téméraire àreconnaître dans l’accusé une personne qu’il n’a fait qu’entrevoirdans un hôtel.

Il résulte de cet incident que le témoin estpulvérisé, et devient pour la cause un débris inutile.

Jerry, qui pendant les dépositions a eu letemps de sucer toute la rouille de ses doigts, est loin de toucherau dénouement de la pièce dont il est spectateur. Il lui fautencore suivre le plaidoyer de M. Stryver, qui reprend leréquisitoire de l’attorney général, et qui, le retournant comme unhabit, montre aux jurés « que le patriote Barsad est un espionà gages, un vil calomniateur, qui trafique du sang des malheureuxqu’il dénonce, l’un des traîtres les plus éhontés qu’on ait vusdepuis Judas, dont il a certainement la figure ; et que levertueux Roger Cly est son complice depuis plus de dix années. Ilmontre comment ces deux hommes, à la fois parjures et faussaires,ont jeté les yeux sur l’accusé pour en faire leur victime ;comment celui-ci, ayant des affaires de famille qui l’appelaientcontinuellement en France, son pays natal, a fourni des preuvesapparentes au crime dont il est accusé, preuves qu’on exploitéesavec une infâme adresse les faux témoins, qui, après avoir vécu àses dépens, avaient intérêt à se défaire de sa personne. Comment ladéposition arrachée à miss Manette, dont chacun a pu voir lesangoisses, établit simplement que l’accusé a mis dans sa conduite,à l’égard de cette jeune personne, la politesse et les attentionsgalantes que tout jeune homme bien élevé aurait eues certainementen pareille circonstance ; que leur entretien n’a été qu’uninnocent badinage, si on en excepte les paroles qui auraient étédites, par l’accusé, au sujet de la gloire de Washington, et quisont tellement extravagantes qu’il est impossible d’y voir autrechose qu’une monstrueuse plaisanterie. Le défenseur ajoute que ceserait une faiblesse indigne du gouvernement que de profiter d’unepareille cause pour chercher à se rendre populaire, en flattant lesantipathies et les terreurs nationales les moins motivées et lesplus basses ; que malgré le zèle de M. l’attorneygénéral, malgré l’importance que celui-ci s’est efforcé de donner àcette affaire, elle ne repose absolument sur rien, car elle n’ad’autre base que ces témoignages dont le caractère infâme salittrop souvent de pareilles causes, et qu’on retrouve dans tous lesprocès politiques de la Grande-Bretagne. »

Ici, milord interrompt l’avocat en prenant unair grave, comme si tout cela était faux, et dit qu’il ne souffrirapas de semblables allusions, tant qu’il aura l’honneur de siégersur le banc qu’il occupe.

M. Stryver produit ses quelques témoins àdécharge.

Notre messager, après les avoir entendus, estcontraint de subir la réplique de M. l’attorney général, qui,remettant à l’envers l’habit que le défenseur vient de tailler auxjurés, prouve que Barsard et Cly sont infiniment plus honorables,et le prévenu cent fois plus perfide qu’il ne l’avait crud’abord.

Enfin le juge reprenant l’habit, dont ilmontre tour à tour et l’endroit et l’envers, lui donne décidémentla coupe qu’il doit avoir, et en fait un linceul qu’il destine àl’accusé.

Les membres du jury commencent leurdélibération, et les mouches bleues se remettent à bourdonner avecune force nouvelle.

M. Stryver, l’éloquent défenseur,rassemble les papiers qui sont devant lui, chuchote avec sesvoisins, et jette de temps en temps un coup d’œil inquiet sur lesjurés.

Milord quitte son siège, se promène sur sonestrade, poursuivi par l’idée qu’il y a quelque chose de putridedans l’atmosphère, idée qui tourmente plusieurs membres de lacour.

Seul, dans tout l’auditoire, le docte collèguede M. Stryver est assis, les deux mains dans ses poches, larobe à demi tombante, la perruque de travers et les yeux auplafond. Il y a chez lui une paresse, un abandon de lui-même quidiminuent tellement sa ressemblance avec le prévenu, surtout cellequ’il avait au moment où l’on a comparé les deux visages, qu’uncertain nombre de spectateurs se communiquent la surprise qu’ils enéprouvent, et ne comprennent pas comment il se peut qu’il soit sidifférent de l’accusé, dont il a néanmoins la figure.

Cruncher en fait la remarque à sonvoisin :

« Je parierais une demi-guinée,ajoute-t-il, que c’est un avocat sans cause ; jamais un hommeoccupé n’a eu cette tournure-là. »

Cependant M. Cartone saisit beaucoupmieux les détails de la scène que le commissionnaire ne paraît lesupposer ; car, il est le premier à s’apercevoir que la têtede miss Manette vient de s’incliner sur l’épaule du docteur, et ils’écrie d’une voix forte :

« Huissier, rendez-vous auprès de cevieillard, aidez-le à transporter sa fille au dehors ; nevoyez-vous pas qu’elle se trouve mal ? »

Le docteur et miss Manette excitent la plusvive sympathie parmi les assistants. M. Manette a évidemmentbeaucoup souffert quand on lui a parlé du passé, et le nuage quil’assombrit parfois, et lui donne l’aspect d’un vieillard, n’a pascessé depuis lors de couvrir sa figure.

Au moment où le père et la fille traversaientl’auditoire, le président du jury adresse la parole au président dela cour : « MM. les jurés, dit-il, ne peuvents’entendre, et désirent se retirer dans la salle desdélibérations. »

Milord, qui a toujours sur le cœur la gloirefuture de Washington, est très-surpris que MM. les jurés nesoient pas d’accord sur un fait aussi simple ; mais il consentavec plaisir à ce qu’ils aillent délibérer dans la piècevoisine ; lui-même profite de la circonstance pour sortir dela salle.

La nuit approche ; tandis qu’on allumeles quinquets, le bruit circule parmi la foule que MM. lesjurés en ont encore pour longtemps avant de s’être entendus. Lesspectateurs sortent presque tous pour aller prendre quelquesrafraîchissements, et l’accusé va s’asseoir près de la porte quiconduit à la prison. M. Lorry, qui avait accompagné le docteuret sa fille, reparaît dans la salle, et fait signe aucommissionnaire d’approcher.

« Si vous avez besoin de prendre quelquechose, vous pouvez sortir, lui dit-il. Seulement ne vous éloignezpas trop ; soyez là quand le verdict sera prononcé, j’auraibesoin de vous pour le porter à la banque. Vous êtes le messager leplus rapide que je connaisse, et vous serez à Temple-Bar beaucoupplus vite que moi. »

Jerry a tout juste assez de front pour se letoucher de l’index, en reconnaissance du shilling qui accompagnecet ordre. Au même instant M. Cartone se présente et, posantla main sur le bras de M. Lorry :

« Comment va la jeune fille ?demande-t-il à l’associé de Tellsone.

– Elle est très-malheureuse de tout cequi s’est passé ; mais elle va beaucoup mieux depuis qu’elleest au grand air.

– Restez-là, je vais en faire part auprévenu. Il ne serait pas convenable qu’un homme de votrecaractère, un homme qui occupe une certaine position dans labanque, parlât en public à un prisonnier quelconque. »

Le gentleman rougit, comme s’il avaitconscience d’avoir pensé à commettre cette énormité, etM. Cartone se dirige vers l’extérieur de la barre.

« Monsieur Darnay, dit-il, vous désirezsavoir comment va miss Manette, la chose est naturelle. Je viensd’apprendre que son agitation commence à se calmer et qu’elle estbeaucoup mieux.

– Je suis désolé d’avoir été la cause deson malaise ; seriez-vous assez bon pour le lui dire de mapart, et pour lui porter l’expression de ma profondegratitude ?

– Je ne demande pas mieux, si vous ytenez, répondit M. Cartone d’un ton indifférent qui frisaitl’insolence.

– J’y tiens beaucoup, et je vous remerciemille fois.

– Qu’attendez-vous du jury, monsieurDarnay ? reprit Cartone, qui appuyé sur la barre, se tournavers l’accusé.

– Ma condamnation, répliqua celui-ci.

– C’est ce qu’il y a de mieux à faire,d’autant plus que la chose est probable ; toutefois ledésaccord des jurés vous donne des chances de succès. »

Jerry, qui avait écouté ce dialogue, n’enentendit pas davantage, et laissa les deux interlocuteurs, siressemblants de figure, si différents au moral, debout à côté l’unde l’autre, et réfléchis tous deux par le trumeau qui dominait lebanc des accusés.

Une heure et demie se traîna lentement jusqu’àla rentrée de la cour ; et, malgré les pâtés de mouton et lespots d’ale qui lui prêtèrent leur assistance, elle parut boiteuseaux gens de toute espèce qui remplissaient les couloirs durez-de-chaussée.

Notre commissionnaire, après avoir bu et mangéd’une manière satisfaisante, était allé se mettre sur un banc, oùil était en train de faire un somme, lorsqu’il fut réveillé par unpuissant murmure et porté jusqu’en haut de l’escalier par lecourant qui se précipitait dans la salle des assises.

« Jerry ! Jerry ! s’écriait legentleman, qu’il trouva près de la porte dès qu’ilarriva ?

– Me voilà, monsieur, me voilà ! ilfaudra se battre pour sortir.

– Partez bien vite, reprit le banquier enlui tendant un billet au milieu de la foule. Le tenez-vous,Jerry ! Partez et ne vous amusez pas.

– Oui, monsieur. »

Le papier que tenait le commissionnaire nerenfermait qu’un seul mot :

Acquitté.

« Cette fois, murmura Cruncher en s’enallant, si vous aviez mis Ressuscité, je l’auraisparfaitement compris. »

Il n’eut pas le temps d’en penserdavantage ; car il fut obligé de courir pour n’être pasdébordé par la foule qui se répandait au dehors, et dont lebourdonnement ruisselait dans la rue, comme si les mouches bleues,déçues dans leur espoir, se fussent précipitées à la recherche d’unautre cadavre.

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