Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 16Toujours tricotant.

Tandis que Mme Defarge et sonépoux revenaient amicalement au giron de Saint-Antoine, un pointimperceptible, coiffé d’un bonnet bleu, cheminait dans les ténèbresà travers la poussière, le long d’une route interminable, et sedirigeait vers l’endroit où le château de feu monseigneur écoutaitchuchoter les vieux chênes.

Les faces de pierre avaient à présent tant deloisirs pour prêter l’oreille aux murmures des feuilles et à celuide la fontaine, que le petit nombre d’épouvantails qui, encherchant de l’herbe pour se nourrir, du bois pour se chauffer,s’égaraient aux environs de la grande cour, s’imaginaient, dansleur esprit mort de faim, que ces masques pétrifiés n’avaient plusla même expression. Le bruit courait dans le village, un bruitfaible, exténué, comme ceux qui le répandaient, qu’au moment où lecouteau avait frappé si juste, l’orgueil, empreint sur ces figuresde pierre, avait fait place à une colère mêlée de douleur ; etqu’à dater du jour où le malheureux Jacques avait été pendu àquarante pieds au-dessus de la fontaine, elles avaient, changeantde nouveau, pris un air de cruauté satisfaite qu’elles gardaienttoujours.

Celle qui surmontait la grande fenêtre de lachambre à coucher, où le meurtre avait été commis, portaitau-dessus des narines deux empreintes frémissantes, que tout lemonde reconnaissait, et que personne n’y voyait autrefois. Si bienque, dans les rares occasions, ou deux ou trois paysans, couvertsde guenilles, sortaient de la foule pour entrevoir le visagepétrifié du marquis, un doigt osseux ne l’avait pas désigné quechacun prenait la fuite, et se cachait parmi la mousse et lesbroussailles, aussi heureux qu’un lièvre d’y trouver asile.

Château et cabanes, masques de pierre etsquelette de pendu, taches sanglantes sur les dalles, eau pure dansle bassin du village, arpents de terre par milliers, toute uneprovince, toute la France repose dans l’ombre, où l’espace qu’elleoccupe se réduit à l’épaisseur d’un cheveu.

Un monde entier, avec toutes ses petitesses,est renfermé dans l’étoile qui scintille ; et, de même que lascience peut décomposer la lumière et en reconnaître chaque rayon,l’intelligence humaine peut lire dans le reflet de notre planèteles pensées et les actes, les vices et les vertus des êtresresponsables qui se meuvent à la surface.

Les époux Defarge, montés dans la voiturepublique, roulaient pesamment, à la clarté des étoiles, vers celledes portes de Paris où tendait leur voyage. Il fallut, commetoujours, s’arrêter à la barrière ; comme toujours leslanternes, apparaissant tout à coup, vinrent faire l’examen etl’enquête de rigueur. M. Defarge descendit ; ilconnaissait un ou deux soldats du poste, et l’un des agents depolice ; il était même si intimement lié avec celui-ci qu’ill’embrassa cordialement.

Quand, enveloppés de nouveau des sombres ailesde Saint-Antoine, les Defarge eurent définitivement quitté leurvéhicule, l’épouse du cabaretier prit la parole, tout en cherchantson chemin à travers la fange noire et les ordures qui encombraientla rue.

« Qu’est-ce que t’a dit Jacques de lapolice ? demanda-t-elle à son mari.

– Peu de chose, répondit le marchand devin ; mais c’est tout ce qu’il savait ; un nouvel espionest commissionné pour notre quartier ; peut-être y en a-t-ild’autres ; il n’a pas pu me le dire.

– Faut-il l’enregistrer ? repritMme Defarge en levant les sourcils d’un air grave.Quel est cet homme ?

– Un anglais.

– Tant mieux ! Ils’appelle ?

– Barsad, répondit Defarge, qui prononçale mot en français. Toutefois, il l’avait appris avec tant de soinqu’il l’épela correctement.

– Barsad ! répéta la femme.Bien ! Son nom de baptême ?

– John.

– Très-bien ! Son signalement est-ilconnu ?

– Âge, quarante ans environ ;taille, cinq pieds neuf pouces ; cheveux noirs ; teintbrun ; l’ensemble du visage plutôt bien que mal ; yeuxfoncés ; figure mince, longue et pâle ; nez aquilin,s’écartant de la ligne droite, et s’inclinant vers la jouegauche ; physionomie sinistre.

– Le portrait est complet, dit la dame,il sera enregistré demain. »

La boutique était fermée, car il était minuit,et les deux époux y entrèrent par une porte intérieure.Mme Defarge alla immédiatement au comptoir, pritles menues pièces de monnaie qu’on avait reçues en son absence,compta les bouteilles qui restaient, examina les liqueurs, vérifiales registres, y inscrivit divers articles, questionna le garçon,qu’elle troubla de mille manières, et finit par l’envoyer coucher.Puis, renversant pour la seconde fois le bol qui renfermait larecette du jour, elle en plaça le contenu dans une série de nœudsqu’elle fit à son mouchoir, afin de l’emporter dans sa chambre pourplus de sécurité.

Pendant ce temps-là, Defarge, la pipe à labouche, arpentait la boutique et admirait, sans toutefoisintervenir dans les actions de la dame ; c’est, il est vrai,de la sorte qu’il parcourait la vie, sans plus se mêler de soncommerce que de ses affaires domestiques.

La nuit était chaude, l’air étouffant, levoisinage infect, et la boutique, dont la porte et les voletsétaient clos, exhalait une odeur effroyable. L’appareil olfactif deM. Defarge n’était nullement délicat ; mais son vin avaitplus de fumet que de saveur ; il en était de même del’eau-de-vie, du rhum, de l’anisette qu’il débitait ; et,suffoqué par ce mélange de senteurs immondes, il le repoussa, enchassant la fumée qui lui remplissait la bouche, et posa sa pipesur une table. Sa femme leva les yeux.

« Tu es fatigué ? lui demanda-t-elleen continuant sa besogne ; c’est l’odeur de tous les jours, iln’y en a pas d’autre.

– En effet, avoua le mari, je suis un peulas.

– Et non moins abattu, reprit l’épousedont l’œil vif n’était pas tellement absorbé par ses comptes, qu’iln’eût dardé quelque rayon sur M. Defarge. Oh ! leshommes ! les hommes !

– Mais, ma chère… commença lecabaretier.

– Mais, mon cher interrompit la dame enhochant la tête avec force, tu faiblis, tu as des défaillances.

– Pourquoi pas ! dit le marchand devin avec effort ; il y a si longtemps que cela dure !

– Si longtemps ? reprit safemme ; et quand cela serait ? la vengeance est longue àpréparer ses moyens ; elle veut du temps beaucoup de temps,c’est la règle.

– Il en faut si peu à la foudre pouranéantir un homme répliqua le marchand de vin.

– Combien en faut-il pour amasserl’orage ? » demanda l’épouse avec calme.

Defarge releva les yeux d’un airpensif. ».

« Un tremblement de terre peut engloutirune ville en moins de quelques minutes, poursuivit la dame sanss’émouvoir ; combien a-t-il fallu de temps pour préparer lacatastrophe ?

– Peut-être des siècles, murmura lecabaretier.

– Mais quand l’heure est venue, la terreéclate, et il ne reste pas vestige de ce qui était auparavant.Jusque-là, tout se préparait sans relâche, bien que personne ne pûtle voir ni l’entendre. Que cela te console et tesoutienne. »

Elle serra le nœud de son mouchoir, et sesyeux flamboyèrent comme si elle eût étranglé un ennemi.

« Je te dis, continua-t-elle en étendantla main pour donner plus de force à ses paroles, je te dis, moi,qu’en dépit du temps qu’elle met à venir, l’heure de la justicearrive. Regarde autour de toi, examine la figure de tous ceux quit’approchent, vois le mécontentement, vois la rage auxquels lajacquerie s’adresse tous les jours avec plus de certitude. Est-ceque ces choses-là durent ? Bah ! tu me fais presquepitié.

– Ma brave et digne femme, retourna lemarchand de vin qui, debout en face du comptoir, la tête légèrementinclinée, les mains croisées derrière le dos, ressemblait à unélève soumis qui tremble devant son catéchiste, ma brave et dignefemme, je ne mets pas cela en doute ; mais c’est bien longcependant ! Et il est possible que cela n’arrive pas de nosjours.

– Qu’est-ce que cela fait ? demandal’épouse en serrant un second nœud, comme si elle eût étranglé unsecond ennemi.

– Cela fait, répliqua le mari avec unmouvement d’épaule, où la plainte se joignait à l’excuse, cela faitque nous ne verrons pas le triomphe.

– Qui l’aura préparé ? demandaMme Defarge avec un geste plein de puissance ;rien de ce que nous faisons ne sera perdu. Je crois fermement quenous prendrons part à la victoire ; mais je serais persuadéedu contraire, j’en aurais la certitude, que si je tenais le coud’un aristocrate, d’un noble, je le… »

Elle grinça des dents, et fit un dernier nœudterriblement serré.

« Moi non plus, répliqua le mari enrougissant, comme s’il eût senti qu’elle le taxait de couardise,moi non plus, ma femme, je ne reculerais devant rien.

– Je le crois ; mais tu as besoind’être en face de ta victime, et d’entrevoir l’occasion pourremonter ton courage ; c’est de la faiblesse ; prends taforce en toi-même, quelles que soient les circonstances. Lorsque lemoment viendra, sois un tigre, un démon ; jusque-là, que tigreet démon soient enchaînés, et que toujours prêts, nul ne soupçonneleur existence.

La cabaretière, sans doute pour appuyer sesparoles, frappa le comptoir avec la chaîne qui renfermait sonargent ; puis elle ramassa le pesant mouchoir, le mit sous sonbras et fit observer d’un ton plein d’aisance qu’il était l’heured’aller se coucher.

Le lendemain matin,Mme Defarge occupait sa place ordinaire etallongeait son tricot avec assiduité. Une rose était à côtéd’elle ; mais, si de temps à autre elle lui jetait un coupd’œil, c’était de l’air distrait qu’elle avait presque toujours.Quelques habitués, buvant ou ne buvant pas, les uns assis, lesautres debout, étaient épars dans la salle. Il faisait une chaleurexcessive, et des mouches sans nombre, qui poussaient leursperquisitions aventureuses jusque dans les petits verres gluants,placés auprès de la dame, trouvaient la mort au fond. Leur trépasne faisait aucune impression sur les autres mouches qui, du dehors,les regardaient avec une suprême indifférence (comme si elles-mêmesavaient été des éléphants, ou quelque animal aussi éloigné de laclasse des défuntes), jusqu’au moment où elles partageaient leurmalheureux sort.

Chose curieuse de voir combien les mouchessont inconsidérées ! Il est possible, après tout, que parcette journée brûlante, on ne réfléchit pas davantage à lacour.

Un homme, en franchissant la porte, jeta surMme Defarge une ombre qu’elle sentit appartenir àun nouveau chaland. Elle posa son tricot ; et, avant detourner les yeux vers celui qui venait d’entrer, elle attacha sarose au mouchoir qui lui servait de coiffure.

Rien de plus étrange ; dès que lacabaretière eut mis la fleur à sa tête, on cessa de parler dans laboutique, et tous ceux qui étaient là sortirent l’un aprèsl’autre.

« Bonjour, madame, commença le nouveauvenu.

– Bonjour, monsieur, réponditMme Defarge, qui, reprenant son tricot, poursuiviten elle-même : Quarante ans, cinq pieds neuf pouces, cheveuxnoirs, plutôt bien que mal, teint brun, yeux foncés, figure longueet pâle, nez aquilin s’écartant de la ligne droite et s’inclinantvers la joue gauche, expression sinistre ; c’est bien cela…Bonjour, monsieur ; que faut-il vous servir ?

– Veuillez, madame, me faire donner unpetit verre de cognac et un gobelet d’eau fraîche. »

Mme Defarge satisfit, ellemême, à cette demande de l’air le plus poli.

« Ce cognac est merveilleux,madame. »

C’était la première fois que l’eau-de-vie ducabaretier recevait pareil compliment ;Mme Defarge connaissait trop son origine pours’abuser sur son compte. Elle répondit néanmoins que son cognacétait bon, mais pas miraculeux ; et tricota de plus belle. Levisiteur la suivit du regard pendant quelques instants, profita del’occasion pour examiner la place, et ramenant ses yeux vers lamaîtresse du logis :

« Vous tricotez bien habilement, luidit-il.

– C’est l’effet d’une grande habitude,répondit la cabaretière.

– Un charmant dessin !

– Vous trouvez ? dit-elle avec unsourire.

– D’un goût parfait ; peut-on savoirà quoi vous le destinez ?

– C’est un passe-temps, dit la dame quile regarda en souriant toujours, tandis que ses doigtstravaillaient avec agilité.

– Ce bel ouvrage ne servirapas ?

– Cela dépendra ; il est possibleque plus tard on lui trouve un emploi ; si je le fais… bien,continua la dame en respirant avec force et en hochant la têted’une certaine façon, à la fois coquette et sévère, il est probablequ’il servira. »

Il fallait qu’une rose à la coiffure deMme Defarge fût souverainement antipathique àSaint-Antoine ; deux hommes venaient d’entrer ; ilsallaient demander à boire lorsque, avisant la fleur, ilsbalbutièrent, s’approchèrent de la porte sous prétexte de regardersi un de leurs amis n’arrivait pas, et disparurent. Pas un de ceuxqui étaient dans la salle avant que Mme Defarge eûtmis la rose ne s’y trouvait actuellement. L’espion n’avait cesséd’ouvrir les yeux, et n’avait découvert parmi les fuyards aucunsigne d’intelligence : ils étaient sortis en flânant, avec cetair languissant et indécis qui appartient aux pauvres, et qu’on nepeut inculper.

« JOHN, pensa Mme Defargeen repoussant de la main son ouvrage sans cesser detravailler ; elle regarda l’espion et murmura enelle-même : Restez encore un peu, et j’aurai tricoté BARSADavant votre départ.

– Vous avez un mari, madame ? repritl’Anglais.

– Oui, monsieur.

– Des enfants ?

– Je n’en ai jamais eu.

– Le commerce ne me paraît pas bienaller ?

– Il va fort mal, l’ouvrier est sipauvre.

– Oh ! oui, bien pauvre ; onl’opprime tellement, comme vous dites avec raison.

– C’est vous qui le dites, monsieur,rétorqua la dame en ajoutant au nom de Barsad quelques maillesparticulières, qui ne présageaient rien de bon à celui qui lesprovoquait.

– Pardon, madame ; il est certainque c’est moi qui ai proféré ces paroles ; mais je n’ai faitqu’exprimer votre opinion, car vous pensez ainsi.

– Moi ! reprit la tricoteuse d’unevoix forte, moi et mon mari nous avons assez de nos affaires sanspenser à autre chose. Tout ce qui nous occupe est de savoir commentvivre ; c’est notre tourment du matin jusqu’au soir, on n’apas le temps de songer à ce qui ne vous regarde pas ; nous nepensons guère aux autres. »

John Barsad, qui était venu là pour ramasserles miettes qu’il espérait trouver, ne permit pas à sa figuresinistre d’exprimer sa déception ; il prit au contraire unephysionomie satisfaite, et, le coude appuyé sur le comptoir, ilcausa galamment, tout en mouillant ses lèvres de ce merveilleuxcognac.

« Une douloureuse affaire, madame, quecette exécution de Gaspard ! dit-il avec un tristesourire.

– Ma foi, répondit la tricoteuse, quandon veut jouer du couteau, il faut s’attendre à le payer ; cethomme-là savait d’avance ce que coûtait la partie : l’enjeuétait gros, mais il ne l’ignorait pas.

– Je crois, dit Barsad à voix basse, etd’un ton qui invitait à la confiance, que dans tout ce quartier-cion éprouve une pitié réelle pour ce pauvre garçon, et, soit ditentre nous, de la colère pour ceux qui l’ont fait pendre.

– Vraiment ? ditMme Defarge d’un air distrait.

– Vous pensez que je me trompe ?

– Voici mon mari, » dit-elle.

Au moment où le marchand de vin entra dans laboutique, Barsad porta la main à son chapeau, et lui dit ensouriant :

« Bonjour, Jacques »

Le cabaretier s’arrêta brusquement, et regardal’étranger d’un air surpris.

« Bonjour, Jacques, répéta l’espion avecun peu moins d’aisance, troublé qu’il était par le regard dumarchand de vin.

– Vous me prenez pour un autre, monsieur,dit celui-ci ; je m’appelle Ernest Defarge.

– N’importe, dit l’espion un peudéconcerté, je ne vous en souhaite pas moins le bonjour.

– Bonjour, répondit M. Defarge d’unton sec.

– Je disais à madame, avec qui j’avais leplaisir de faire la conversation, lorsque vous êtes entré, qu’ilexistait dans le faubourg, cela n’a rien d’étonnant, une vivecompassion, et même de la colère, touchant le malheureux sort del’infortuné Gaspard.

– Je n’en sais rien, dit Defarge ;personne ne m’en a parlé. »

Après avoir dit ces mots, le cabaretier passaderrière le comptoir, et posant la main sur le dos de la chaise desa femme, il regarda l’étranger qui était en face de lui.

Barsad, en homme habile, conserva l’attitudequ’il avait prise, avala sa dernière goutte de liqueur, butlentement une gorgée d’eau, et demanda un second verre de cognac.Mme Defarge le servit immédiatement, reprit sonouvrage, et fredonna un petit air pendant qu’elle tricotait.

« Vous paraissez connaître parfaitementnotre quartier, mieux que je ne le connais moi-même, ditM. Defarge à l’espion.

– Pas du tout, répondit Barsad ;mais je ferai connaissance avec lui ; je m’intéresse tant auxmalheureux qui l’habitent.

– Ah ? murmura le cabaretier.

– Le plaisir que j’ai à causer avec vous,monsieur Defarge, poursuivit l’espion, me rappelle diverses chosesauxquelles vous avez été mêlé.

– Vraiment ? répondit Defarge avecfroideur.

– Mon Dieu, oui ; j’ai su qu’àl’époque où le docteur Manette fut mis en liberté, c’est vous, sonancien domestique, qui vous êtes chargé de le recevoir.

– C’est vrai, » dit le marchand devin.

Un léger mouvement du coude de sa femme, quitricotait toujours, avait dit au cabaretier qu’il fallait répondreà Barsad, mais le plus brièvement possible.

« C’est chez vous, continua l’espion,qu’on envoya Mlle Manette ; et c’est grâce àvos soins qu’elle put emmener son père. N’était-elle pasaccompagnée d’un vieillard propret, vêtu d’un habit brun ?Comment déjà s’appelle-t-il ? Un visage rose et blanc, sousune petite perruque. Ah ! m’y voilà : M. Lorry, dela banque Tellsone et Cie.

– Tout cela est exact, réponditM. Defarge.

– Souvenirs pleins d’intérêt ! ditBarsad. J’ai connu le docteur et sa fille en Angleterre.

– Ah ! fit le cabaretier.

– Vous n’avez pas souvent de leursnouvelles ? reprit Barsad.

– Non, dit le marchand de vin.

– Nous n’en avons jamais, ditMme Defarge, qui interrompit d’un petit air etregarda l’espion en face. Lors de son arrivée à Londres,Mlle Manette nous a écrit pour nous dire qu’ilsavaient fait bon voyage ; nous avons reçu encore une lettre oudeux ; que chacun de nous a suivi son chemin ; et touts’est borné là.

– Vous savez qu’elle va se marier ?demanda l’espion.

– Elle est assez jolie pour l’être depuislongtemps, dit Mme Defarge ; mais vous autresAnglais, vous me paraissez d’une froideur…

– Comment ! vous savez que je suisAnglais ?

– Je m’en aperçois à votre langage,répondit la tricoteuse ; je suppose que l’homme est du mêmepays que son accent. »

L’espion ne se trouva pas flatté ;toutefois il se mit à rire, et ajouta, en sirotant soncognac :

« Oui, madame,Mlle Manette se marie. Ce n’est pas un Anglaisqu’elle épouse ; le prétendu est Français, bien qu’il habitel’Angleterre. Et puisque nous parlions tout à l’heure de Gaspard(il est cruel de songer à ce malheureux), n’est-il pas étrange quela fille du docteur épouse précisément le neveu du personnage dontla mort a fait pendre cet infortuné ? Bref, c’est avec lemarquis de Saint-Évremont que se marieMlle Manette. Il est vrai qu’il ne porte pas sontitre ; on ne le connaît à Londres que sous le nom de CharlesDarnay. Sa mère, comme vous savez, était une demoiselled’Aulnais. »

Mme Defarge tricotait toujoursd’un air impassible ; mais son mari eut beau faire pour sedonner une contenance, battre le briquet et rallumer sa pipe, ilavait la main tremblante et ne put dissimuler son trouble. L’espionn’aurait pas été du métier s’il ne s’en était pas aperçu, et si, enayant fait la remarque, il n’en avait pas pris note.

Cette découverte une fois acquise, et personnene venant l’aider à surprendre autre chose, Barsad paya saconsommation et prit congé du mari et de la femme, en leur disantqu’il espérait bientôt les revoir.

M. et Mme Defarge,craignant qu’il ne revînt sur ses pas, conservèrent pendantquelques minutes l’attitude où il les avait laissés.

« Est-ce possible ? dit à voix bassele marchand de vin, qui, toujours appuyé sur la chaise de sa femme,baissa les yeux sur cette dernière, en continuant de fumer sa pipe.Est-ce que tu crois à ce mariage ?

– Venant d’un pareil homme, dit l’épouseen relevant les sourcils, la nouvelle est probablementfausse ; mais elle n’a rien d’impossible.

– Si la chose est vraie… commença lecabaretier.

– Si elle est vraie ? interrompit safemme.

– Et si la victoire doit arriver de notrevivant, j’espère que, par considération pour elle, la destinéeempêchera son mari de remettre le pied en France.

– La destinée, répliquaMme Defarge avec son calme ordinaire, conduira lemari de mamzelle Manette où il doit venir, et ne lui imposera quela mort qu’il doit avoir.

– Mais n’est-il pas étrange, bienétrange, dit le cabaretier en cherchant à le faire convenir decette bizarrerie du sort, qu’après toute notre affection, toutnotre dévouement pour son père et pour elle, le nom de celuiqu’elle épouse soit proscrit de ta propre main, à l’instant même…et qu’il se trouve accolé au nom du chien maudit qui vient departir ?

– Quand l’heure sera venue, on verra deschoses plus étranges que celle-là, répondit la tricoteuse. Il estcertain que j’ai ici leurs deux noms, mais non pas sansmotif ; que cela te suffise. »

Elle roula son tricot en disant ces paroles,et ôta de sa marmotte la rose qu’elle y avait placée.

Eut-il le sentiment instinctif de l’enlèvementde cette fleur, ou faisait-il le guet pour saisir le moment où elleaura disparu, c’est ce que j’ignore ; maisMme Defarge avait à peine ôté sa rose, queSaint-Antoine reprit courage, et que la boutique du marchand de vinrecouvra son aspect habituel.

Le soir, à l’heure du jour où Saint-Antoine seretournant comme un habit, s’asseyait sur les marches des portes,sur l’appui des fenêtres, s’adossait aux murailles, se répandait aucoin des rues pour tâcher de respirer, Mme Defargesortit, son tricot à la main, et s’arrêta de groupe engroupe : terrible missionnaire que le monde fera bien de nepas créer de nouveau. Toutes les femmes tricotaient ; non pasque leur ouvrage eût une valeur quelconque ; mais ce travailmécanique suppléait au manque de nourriture ; les mainsremuaient pour les mâchoires, et fonctionnaient pour l’appareildigestif : si les doigts étaient restés inoccupés, l’estomacaurait trop crié famine.

En même temps que les doigts, s’agitaient lapensée et le regard ; et tandis queMme Defarge allait d’un groupe à l’autre les doigtset la pensée couraient plus vite, les yeux devenaient plusétincelants chez les tricoteuses qu’elle laissait derrièreelle.

Son mari, qui fumait devant sa porte, lacontemplait avec admiration : « Grande et courageusefemme ! murmura-t-il, effroyablement grande etcourageuse ! »

L’ombre descendit peu à peu ; on entenditle son des cloches, le bruit éloigné des tambours de la garderoyale ; les femmes tricotaient, tricotaient ;l’obscurité les enveloppa ; elles tricotaient toujours.

D’autres ténèbres, non moins épaisses,devaient les environner plus tard, lorsque ces cloches, quisonnaient gaiement dans leurs cages aériennes, seraienttransformées en canons foudroyants, et que le roulement destambours étoufferait des voix éplorées ; alors que cestricoteuses, tellement enveloppées d’ombre qu’elles ne voyaient pasen elles-mêmes, seraient assises autour d’un édifice où ellestricoteraient sans relâche, en comptant les têtes que le bourreauferait tomber !

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