Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 12Ténèbres.

Lorsqu’il se trouva dans la rue, Cartones’arrêta, indécis de savoir où il devait aller. « Je dois êtreà neuf heures à la banque, dit-il d’un air pensif ; enattendant, ne ferai-je pas bien de me montrer quelque part ?Oui, certes ; il n’est pas mal que ces gens-là meconnaissent ; c’est une précaution qui peut êtrenécessaire ; toutefois cela demande que l’on yréfléchisse. »

Au lieu de suivre le chemin qu’il avait pris,il fit deux ou trois tours dans la rue qui commençait às’assombrir, et après avoir examiné son projet sous toutes lesfaces, confirmé dans sa première résolution, il se dirigea vers lequartier Saint-Antoine.

Defarge avait déclaré devant le tribunal qu’ilétait marchand de vin dans ce faubourg ; il devait être facilede trouver sa boutique. S’étant donc orienté, Sydney Cartone passala rivière, entra chez un restaurateur, et s’endormit après avoirdîné. Pour la première fois depuis bien longtemps, il s’était passéde liqueur forte ; la veille au soir, il avait répandu sonverre d’eau-de-vie dans la cheminée du gentleman, comme un hommequi rompt pour toujours avec une vieille habitude.

Il pouvait être sept heures lorsqu’il sortitdu restaurant. Quand il approcha du quartier Saint-Antoine, ils’arrêta devant la fenêtre d’une boutique où était une glace, refitle nœud de sa cravate, replaça le collet de son habit, et arrangeases cheveux qui étaient tout en désordre. Cette opération terminée,il se rendit chez les Defarge.

Par hasard le seul étranger qui se trouvâtdans la salle était Jacques Trois, l’homme à la figure de tigre, àla main inquiète, à la voix croassante, qui le matin faisait partiedu jury ; il buvait sur le comptoir, tout en causant avec lemarchand de vin, la femme de celui-ci, et la Vengeance, quiparaissait être de la maison.

Cartone, s’étant posé de manière à être en vuedes causeurs, demanda une chopine de vin et le fit en mauvaisfrançais.

La cabaretière lui jeta d’abord un coup d’œilindifférent, puis le regarda d’une façon de plus en plus attentive,et enfin s’approcha de lui pour demander ce qu’il fallait luiservir.

Il répéta sa demande.

« Vous êtes Anglais ? » repritMme Defarge en relevant les sourcils.

Il la regarda comme s’il avait eu de la peineà la comprendre, et avec un accent très-prononcé :

« Oui, madame, oui, moi Anglais, »répondit-il.

Puis il s’empara d’un journal jacobin, et touten feignant d’être absorbé par sa lecture, comme si elle était pourlui d’une extrême difficulté, il entenditMme Defarge qui, revenue à sa place, disait à sesamis :

« On jurerait que c’estÉvremont. »

Le cabaretier alla le servir, et lui souhaitale bonsoir.

« Comment ?

– Je vous dis bonsoir.

– Oh ! bonsoir ; très-bon levin ; je bois à la République.

– En effet, dit le mari deMme Defarge lorsqu’il se retrouva dans le petitgroupe, il y a quelque ressemblance.

– Énormément ! reprit la femme d’unton sévère.

– Tu l’as tellement dans la tête, que tule vois partout, citoyenne, fit observer Jacques Trois, dans un butde conciliation.

– C’est ma foi vrai, ajouta la Vengeance,sans compter le plaisir qu’elle aura demain à le voir une dernièrefois. »

Cartone, penché sur son journal, en suivaitles lignes d’un index attentif, et d’un visage absorbé par l’étude.Les quatre amis, les bras croisés sur le comptoir, et la tête enavant, continuaient à causer à voix basse. Après un instant desilence, pendant lequel ils avaient regardé l’Anglais, sansparvenir à le distraire de sa lecture, ils reprirent l’entretienqu’ils avaient interrompu.

« La citoyenne a raison, dit JacquesTrois ; pourquoi s’arrêter ? La chose est sansréplique.

– Fort bien, repartit Defarge ; maisil faudra s’arrêter quelque part : toute la question est desavoir où ?

– Après extermination complète, réponditsa femme.

– Elle est superbe ! croassa lejuré.

– Bravo ! dit la Vengeance.

– L’extermination est bonne en principe,ma femme, reprit le cabaretier un peu ému, je l’approuve engénéral ; mais il a tant souffert, ce pauvre docteur !Vous avez remarqué sa figure, quand on lisait ce papier.

– Oui, riposta la citoyenne avec mépriset colère ; oui, j’ai remarqué sa figure, et je vous dis quece n’est pas celle d’un patriote ; qu’il y prenne garde à safigure blême.

– Tu as vu la douleur de sa fille,répliqua Defarge d’une voix suppliante, ce devait être pour lui uneeffroyable torture.

– Oui, j’ai vu sa fille, reprit lacitoyenne, et plus d’une fois encore ; je l’ai vue souvent aucoin de la petite rue qui est derrière la prison : que je lèveseulement un doigt… »

Cartone entendit la main deMme Defarge retomber sèchement sur le comptoir,comme le couteau de la guillotine.

« Elle est superbe ! croassa lejuré.

– C’est un ange, dit l’autre femme enl’embrassant.

– Quant à toi, poursuivit la cabaretièreen regardant son mari, si tu en avais le pouvoir, ce quiheureusement n’est pas, tu sauverais même le gendre.

– Non ! protesta lecabaretier ; mais je n’irais pas plus loin, je m’arrêteraislà.

– C’est que vois-tu, Jacques, repritMme Defarge avec une fureur concentrée, vois-tu, mapetite Vengeance, écoutez tous les deux : il y a longtemps quej’ai inscrit le nom de cette race maudite, comme étant condamnée àune entière destruction, et non pas seulement pour leurs crimes detyrannie générale ; demandez plutôt à mon mari. »

Defarge fit un signe affirmatif.

« Au commencement des grands jours,lorsque tomba la Bastille, il y trouva ce papier, l’apporta cheznous, et quand tout le monde fut parti, que la boutique fut fermée,nous l’avons lu ensemble, là, sur le comptoir, à la lueur de cettelampe. Est-ce vrai ?

– Oui, répondit Defarge.

– Lorsque la lecture en fut achevée, lalampe venait de s’éteindre, le jour paraissait au-dessus desvolets, entre les barreaux des fenêtres, je dis à mon mari quej’avais un secret à lui confier ; il peut vous ledire. »

Nouveau signe affirmatif de la part ducabaretier.

« Je posai mes deux mains sur mapoitrine, comme je les pose maintenant, et je lui dis :« Defarge, ce sont des pêcheurs du bord de la mer qui m’ontaccueillie ; ces malheureux, dont le papier racontel’histoire, cette famille si horriblement victime de ces deuxÉvremont, c’est ma famille. Cette sœur du jeune homme qu’ils onttué était la mienne, le mari qu’ils ont fait mourir, l’enfantqu’ils ont étouffé dans le sein de sa mère, étaient le mari etl’enfant de ma sœur ; cet homme dont ils ont brisé le cœurétait mon père ; ces morts sont les miens, et c’est à moi querevient l’obligation d’en demander compte ; » est-cevrai, Defarge ?

– Très-vrai, murmura-t-il.

– Dis alors au vent et à la flamme des’arrêter, mais ne me le dis pas à moi, » répliqua safemme.

Le lecteur n’eut pas besoin de la voir poursentir combien elle était pâle.

Jacques Trois et la Vengeance éprouvaient unehorrible satisfaction de la source mortelle de sa haine, et lafélicitèrent vivement. Defarge, qui constituait une faiblemajorité, invoqua la mémoire de la marquise, et rappela sesintentions généreuses ; mais il n’obtint qu’une répétition desparoles de sa femme :

« Dis au vent et à la flamme des’arrêter, mais non à moi. »

Plusieurs personnes entrèrent, et le groupe sedispersa ; Cartone paya ce qu’il avait pris, compta d’un airembarrassé l’argent qu’on lui rendait, et priaMme Defarge de lui indiquer le chemin du PalaisNational. La cabaretière l’accompagna jusqu’à la porte, lui posa lamain gauche sur le bras et lui montra de la main droite ladirection qu’il devait prendre. Cartone se dit en lui-même que ceserait une bonne action de saisir le bras qui s’appuyait sur lesien, de le lever et d’enfoncer une lame aiguë sous l’aissellequ’il abritait ; mais il s’éloigna et disparut dans l’ombre. Àl’heure convenue, il se présenta chez M. Lorry, qu’il trouvaparcourant sa chambre avec agitation. Le gentleman arrivait de chezLucie, et ne l’avait quitté que pour être au rendez-vous que luiavait donné Cartone. Quant à M. Manette, personne ne l’avaitvu depuis le moment où il était sorti de la banque, c’est-à-diredepuis quatre heures. Sa fille en concevait quelque espoir,supposant que ses premiers efforts l’avaient encouragé à faire denouvelles démarches ; mais les autres se demandaient où ilpouvait être.

Dix heures sonnèrent ; il n’était pasrevenu, et le gentleman ne voulant pas que Lucie restât seule pluslongtemps, partit pour aller la rejoindre, en disant qu’ilreviendrait à minuit, et en priant Cartone de recevoir le docteuren son absence.

L’horloge marqua onze heures, minuit sonna, ledocteur n’était pas de retour ; le gentleman revint sans qu’onpût lui en donner des nouvelles, sans que lui-même en rapportâtaucune. Où donc pouvait-il être ?

Cartone et M. Lorry discutaient le faitet commençaient à bien augurer de sa longue absence, quand ilscrurent entendre des pas dans l’escalier. C’était bien lui ;mais dès qu’il entra, les deux amis comprirent que tout étaitperdu.

On ne sut jamais s’il était allé voirquelqu’un, ou s’il avait erré au hasard depuis qu’il étaitparti : ces messieurs ne lui adressèrent pas de question, safigure leur apprenait tout ce qu’ils devaient savoir.

« Je n’ai pas pu le trouver, dit-il enregardant autour de la chambre ; il me le faudraitpourtant ; où l’a-t-on mis ? »

Il n’avait plus ni chapeau ni cravate, etpendant que ses yeux erraient sur le plancher, il ôta son habit etle laissa tomber à terre.

« Mon banc, où est-il ? je l’aicherché partout. Qu’ont-ils fait de mes outils, de monouvrage ? Le temps presse ; il faut que je finisse cessouliers. »

Les deux amis se regardèrent et sentirent leurcœur défaillir.

« Je vous en prie, dit-il d’une voixplaintive, rendez-moi mon ouvrage ; il faut bien que jetravaille. »

Ne recevant pas de réponse, il se tira lescheveux et frappa du pied, comme un enfant que l’on contrarie.

« Ne tourmentez pas un pauvre misérable,s’écria-t-il d’une voix déchirante ; donnez-moi mon ouvrage.Que deviendrai-je si mes souliers ne sont pasfinis ? »

Perdu, perdu sans ressources !

MM. Lorry et Cartone le firent asseoirdevant le feu, et lui promirent que bientôt il aurait son ouvrage.Il s’affaissa dans son fauteuil, regarda le brasier d’un œil fixe,et des larmes coulèrent sur ses joues. Tout ce qui s’était passédepuis dix-huit ans parut n’avoir été qu’un rêve, et M. Lorryse retrouva en face du malheureux que Defarge abritait dans songrenier.

Quelle que fût néanmoins la douleur que lesdeux amis ressentissent d’un pareil spectacle, ce n’était pas lemoment de se livrer à l’émotion qu’ils éprouvaient. Le souvenir dela pauvre femme, qui perdait à la fois son dernier espoir et sonunique soutien, les rappelait trop vivement à ce qu’ils avaient àfaire.

« La dernière chance est perdue ;c’était si peu de chose, qu’elle n’est pas à regretter, ditCartone. Je crois que vous ferez bien de le conduire auprès de safille ; mais veuillez auparavant m’entendre. Ne m’interrogezpas au sujet des recommandations que je vais vous faire, et de lapromesse que j’ai à vous demander : j’ai pour cela un motif,un excellent motif.

– Je n’en doute pas, dit legentleman ; je vous promets tout d’avance. »

Pendant ce temps-là, M. Manette sebalançait en gémissant. Les deux autres parlaient à voix basse,comme s’ils avaient été près d’un malade.

Cartone ramassa l’habit qui était par terre etqui embarrassait les pieds de M. Manette ; au moment oùil relevait cet habit, un portefeuille sortit de la poche et tombasur le parquet.

« Nous pouvons l’ouvrir ? » ditCartone au gentleman, qui fit un signe affirmatif.

Il y trouva un papier qu’il déplia.

« Dieu soit loué ! s’écria-t-il.

– Qu’est-ce que c’est ? demandaM. Lorry.

– Je vous le dirai tout à l’heure,reprit-il en tirant de sa poche un papier semblable à celui qu’iltenait à la main. Ceci est mon passeport ; gardez-le jusqu’àdemain matin ; je dois aller voir M. Darnay ; ilvaut mieux que je n’aie pas ce papier sur moi.

– Pourquoi cela ?

– Je n’en sais rien ; si vous legardez, je serai plus tranquille. Ce que je viens de trouver dansle portefeuille du docteur est un laissez-passer pour lui, sa filleet sa petite-fille, qui leur permet à tous les trois de quitterParis, lorsque bon leur semblera, et de se rendre à la frontière.Mettez-le soigneusement avec le vôtre et le mien ; j’ai debonnes raisons pour croire qu’il nous sera fort utile.

– Rien ne les menace pourtant ?

– Au contraire ;Mme Defarge est sur le point de les dénoncer ;je le tiens de sa propre bouche. Elle a dit devant moi différenteschoses qui m’inspirent des craintes sérieuses. Je suis alléimmédiatement trouver Barsad, qui m’a confirmé dans mon opinion. Ilparaît qu’un scieur de bois, logé derrière la Force, et qui estsous l’autorité de Mme Defarge, a raconté à cettedernière qu’il l’avait vue (jamais Cartone ne proférait le nom deLucie) faire des signes aux prisonniers. Il est aisé de prévoir uneaccusation de complot contre la République, accusation qui entraînela peine de mort, et qui pourrait s’étendre à son père et à safille… n’ayez pas peur, nous les sauverons.

– Dieu le veuille ! mais commentfaire ?

– Cela dépend de vous, et c’est dire quele succès est assuré. La dénonciation deMme Defarge n’aura pas lieu avantaprès-demain ; il est même probable qu’elle ne sera faite quevers la fin de la semaine. C’est un crime, vous le savez, depleurer les malheureux qui périssent sur l’échafaud ; ledocteur et sa fille s’en rendraient assurément coupables, et ladénonciatrice, dont la haine invétérée ne saurait se décrire,attendra quelques jours afin d’ajouter ce nouveau grief aux chargesprécédentes. Vous suivez ce que je vous dis ?

– Avec une si grande attention que jel’en avais même oublié, dit le gentleman en désignantM. Manette.

– Vous avez de l’argent, et pouvez gagnerla côte aussi rapidement que possible. Vos préparatifs sont faitspour retourner en Angleterre ; demandez demain matin deschevaux de poste, et partez à deux heures.

– Ce sera fait. »

L’entraînement qu’il mettait dans ses parolesinspirait au vieillard une ardeur qui n’était plus de son âge.

« Vous êtes un noble ami, repritCartone ; je savais que nous pouvions compter sur vous. Alleztout de suite lui apprendre le danger qui la menace ;dites-lui bien que son père et sa fille périraient avec elle ;faites surtout valoir cette considération, car elle serait heureusede poser sa belle tête sur l’échafaud en même temps que sonmari. » Sa voix s’altéra en prononçant ces paroles, mais ilreprit avec fermeté : « Par amour pour elle, pour safille et pour son père, faites-lui comprendre la nécessité departir immédiatement. Dites-lui que c’est la dernière volonté decelui qui l’aime. Croyez-vous que, dans l’état où il est, son pèrelui obéisse ?

– Entièrement.

– Fort bien. Faites sans bruit tous lespréparatifs nécessaires ; que la voiture soit dans la cour àune heure, et montez-y d’avance, afin qu’elle puisse partir dès monretour de la prison.

– La chose est convenue. Je dois vousattendre, quoi qu’il arrive, n’est-ce pas ?

– Assurément ; vous avez monpasseport, tous mes effets ; gardez-moi une place, ne partezpas sans qu’elle soit occupée ; mais que les chevauxs’ébranlent aussitôt qu’elle le sera.

– À la bonne heure, dit le gentleman enlui serrant la main ; tout ne reposera pas sur unvieillard ; j’aurai pour me soutenir un homme jeune etdévoué.

– Je l’espère ; mais promettez-moiqu’aucune influence ne vous fera modifier les dispositions que jeviens de vous dire, et que nous nous engageons mutuellement àgarder.

– Je vous le promets, Cartone.

– Je vous en conjure ; pasd’hésitation, pas de retard ; abandonnez celui que rien nepourrait sauver, afin de ne pas sacrifier tant de viesprécieuses.

– Je ne l’oublierai pas, soyeztranquille ; je remplirai ma mission.

– Et moi la mienne. Maintenant je vousdis adieu. »

Bien qu’il eût proféré cette parole d’un air àla fois souriant et grave, et qu’il eût porté la main du vieillardà ses lèvres, il ne s’en alla pas immédiatement. Il aidaM. Lorry à faire lever l’ancien captif, qui gémissait toujoursdevant les charbons éteints, il enveloppa chaudement ce pauvredocteur, lui mit un chapeau, et lui persuada de venir avec eux, enlui disant qu’ils allaient voir où l’on avait caché sonouvrage.

Puis soutenant M. Manette, il se dirigeavers l’endroit où veillait l’affligée, qui était si heureuse àl’époque où il lui avait ouvert son cœur. Il resta quelquesinstants dans la cour, leva les yeux vers la chambre qu’elleoccupait, et avant de partir lui adressa une bénédiction, et unfervent adieu.

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