Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 14Mme Defarge.

Tandis qu’on faisait l’appel descinquante-deux victimes, Mme Defarge tenait conseilavec Jacques trois, et la Vengeance. Ce n’était pas dans laboutique de la rue Saint-Antoine qu’avait lieu cette réunion ;mais dans l’échoppe du scieur de bois notre ancien cantonnier.Celui-ci, aposté dans le voisinage, en guise de sentinelle, nedevait prendre part à la séance qu’au moment où ses explicationsdeviendraient nécessaires, et n’aurait pas même alors voixdélibérative.

« Defarge est certes un bon républicain,dit Jacques trois.

– Il n’y en a pas de meilleur, s’écria laVengeance avec volubilité.

– Paix ! ma petite, répliquaMme Defarge en mettant la main sur la bouche de salieutenante ; mon mari est un bon patriote, aussi brave quesincère, il a bien mérité de la République, dont il possède laconfiance ; mais il a son côté faible et se laisse toucher parce docteur.

– C’est grand dommage, croassa Jacques enportant ses doigts à sa bouche cruelle ; ce n’est pas d’un boncitoyen.

– Quant à moi, je me soucie peu de cedocteur ; il peut garder sa tête ou la perdre, cela m’estabsolument égal. Mais la race des Évremont doit disparaître, et ilfaut que la femme et l’enfant suivent de près celui qui vamourir.

– Une belle tête à ramasser, grognaJacques trois. Les yeux bleus et les cheveux à reflet d’or font àmerveille entre les mains de Samson. »

L’ogre avait des raffinements d’épicurien.Mme Defarge, les yeux baissés, paraissaitréfléchir.

« La petite fille aussi a les cheveuxblonds et les yeux bleus, fit observer Jacques en savourant sesparoles ; il est rare d’ailleurs que nous ayons unenfant ; ces petites têtes sont charmantes !

– En un mot, repritMme Defarge, dont les yeux noirs se relevèrent toutà coup, je ne peux pas, dans cette circonstance, me fier à monmari. Non-seulement j’aurais tort de lui faire part de monprojet ; mais si je ne me presse pas, il est homme à lesavertir de ce qui les menace, et à faire qu’ils nous échappent.

– Cela ne doit pas être, s’écriaJacques ; personne ne doit échapper ; nous n’avons pasnotre compte : il nous faut la centaine par jour.

– En somme, continua la cabaretière,Defarge n’a pas les mêmes raisons que moi pour s’acharner aprèscette famille, et je n’ai pas les siennes pour me sensibiliser àl’égard de ce docteur. Je dois donc ne pas compter sur lui, et agirseule dans cette affaire. »

Elle appela le scieur de bois, à qui elleavait toujours inspiré autant de respect que de terreur, et qui seprésenta immédiatement, son bonnet rouge à la main.

« Tu es prêt, lui dit-elle d’un airsombre, à faire aujourd’hui même ta déposition, relativement auxsignaux dont tu m’as parlé ?

– Et pourquoi pas ! répliqua lepetit homme. Elle venait tous les jours, par tous les temps,quelquefois avec la petite, mais plus souvent toute seule, et dessignes ! ah ! fallait voir ; je sais ce que jesais ; je l’ai vu de mes yeux ; et je ne demande qu’à ledire. »

Le scieur de bois, tout en parlant, avaitgesticulé de manière à imiter les signaux politiques dont il étaitquestion, et qu’il n’avait jamais vus.

« Elle conspirait, dit Jacquestrois ; c’est évident.

– On peut compter sur le jury ? luidemanda la cabaretière avec un sourire sinistre.

– N’en doute pas, chère citoyenne ;je réponds de tous mes collègues.

– Voyons, repritMme Defarge d’un air pensif, dois-je faire à monmari le sacrifice du docteur ? Je n’ai à cet égard aucuneidée ; qu’il vive ou non, cela m’intéresse si peu…

– Ce serait toujours une tête, fitobserver Jacques trois.

Il lui désignait la prison, et gesticulaitavec elle, au moment où je les ai vus tous deux, poursuivit lacabaretière, dès lors je ne vois pas pourquoi on accuserait lafille sans le dénoncer lui-même ; nous verrons cela une foisque j’y serai. Je ne peux pas abandonner à ce petit homme uneaffaire aussi importante, et comme je suis un bon témoin, madéposition confirmera la sienne. »

Jacques trois et la Vengeance s’écrièrentqu’elle était un admirable, un merveilleux témoin, et le petithomme, brochant sur le tout, déclara qu’elle était céleste en toutechose.

« Il s’en tirera comme il pourra,continua Mme Defarge sans écouter les éloges dontelle était l’objet ; toute réflexion faite, je ne peux pasl’épargner. Seras-tu là-bas à trois heures,citoyen ? »

L’ex-cantonnier s’empressa de répondreaffirmativement, et profita de la circonstance pour ajouter qu’ilétait un ardent patriote, et serait le plus malheureux des hommess’il était privé du plaisir de fumer sa pipe en admirant l’adressedu barbier national. Il fut tellement chaleureux dans sesprotestations, qu’on aurait pu le soupçonner d’avoir de vivesinquiétudes personnelles ; peut-être même les yeux pénétrantsde Mme Defarge, qui le regardaient avec mépris,avaient-ils découvert ses terreurs, qui pouvaient le faire mettreau nombre des suspects.

« Tu m’y verras, dit lacabaretière ; viens ensuite me trouver dans le faubourg, n’ymanque pas, afin que nous allions à ma section dénoncer les troisautres. »

Le petit homme répondit qu’il serait fierd’accompagner la citoyenne ; celui-ci lança un regard qu’ilévita, en se détournant d’un air confus ; et honteux comme unchien pris en faute, il alla, en rampant, se cacher derrière sesbûches.

Quant à Mme Defarge, ayantfait signe à la Vengeance et au juré de se rapprocher de la porte,elle leur communiqua ses intentions dans les termessuivants :

« La femme d’Évremont doit être chezelle, en attendant l’heure du supplice ; elle doit gémir, sedésespérer, verser des larmes, être en un mot dans un état qui lamet sous le coup de la loi : il est défendu de sympathiseravec les ennemis de la République ; et je m’en vas latrouver.

– Elle est admirable ! dit Jacquestrois avec enthousiasme.

– Ah ! ma chérie ! s’écria laVengeance en l’embrassant.

– Garde-moi mon tricot, repritMme Defarge en mettant son ouvrage dans les mainsde sa lieutenante, tu le poseras sur ma chaise ; va tout droitlà-bas, et ne t’amuse pas en route ; il y aura aujourd’huiplus de monde qu’à l’ordinaire et l’on prendrait nos places.

– Sois tranquille, je t’obéiraifidèlement ; est-ce que tu n’es pas mon chef ? réponditla Vengeance en l’embrassant une seconde fois ; tu n’arriveraspas trop tard ?

– J’y serai avant que l’on commence.

– Il faut voir l’arrivée des tombereaux,es-tu bien sûre d’y être, ma chérie ? » cria lalieutenante en courant après son chef, carMme Defarge avait déjà tourné le coin de la rue.Celle-ci agita la main en faisant signe qu’elle entendait, et qu’onpouvait être sûr qu’elle serait là-bas à temps. Elle s’éloigna d’unpas rapide, laissant Jacques trois et la Vengeance dansl’admiration de sa belle taille, et de ses facultés morales.

Un grand nombre de femmes se trouvaient alorsaffreusement dénaturées par la fureur contagieuse del’époque ; néanmoins la plus à craindre, parmi les plusredoutables, était celle que nous voyons se diriger vers la maisondu docteur. D’un caractère à la fois prudent et audacieux, d’unevolonté inflexible, d’un esprit déterminé, d’une pénétration querien ne mettait en défaut, d’une beauté virile qui imposait auspectateur l’aveu de sa puissance, Mme Defargeaurait, dans tous les cas, surgi du flot révolutionnaire ;mais imbue du souvenir des iniquités dont sa famille avait étévictime, nourrissant depuis l’enfance une haine invétérée contreles nobles, attendant sans cesse le moment de se venger, l’occasionl’avait transformée en tigresse, et lui avait arraché la pitié, sijamais cette vertu s’était trouvée dans son cœur.

Que lui importait qu’un homme fût décapitépour les fautes de ses pères ? ce n’était pas l’innocentqu’elle voyait, mais ceux dont il recueillait l’héritage. Il ne luisuffisait pas que cette mort fit une veuve et une orpheline ;l’enfant et la femme qui portaient le nom abhorré étaient sa proienaturelle, et n’avaient pas le droit de vivre. On aurait en vainessayé de l’émouvoir : comment se serait-elle attendrie ?elle était sans pitié pour elle-même. Elle serait tombée dans larue, au milieu des combats, où elle s’était mêlée tant de fois,qu’elle n’aurait pas eu l’idée de se plaindre ; on l’auraitenvoyée à l’échafaud, qu’elle y serait montée, sans regretter autrechose que de ne pas assister au supplice de ses juges.

Tel était le cœur qui battait sous la robe deMme Defarge. D’une étoffe commune, cette robeflottante, jetée négligemment, comme une draperie de magicienne,allait bien à la grande taille de cette femme, dont les cheveuxd’un noir brillant et d’une rare opulence, s’échappaient à flotsd’un grossier bonnet rouge. Son ample fichu recouvrait un pistolet,et sa ceinture renfermait un poignard. Marchant avec la fermetédont elle faisait preuve en toute chose, et avec la souplesse d’unefemme qui dans son enfance a été pieds nus sur la grève, lacabaretière franchissait rapidement l’intervalle qui la séparait dela maison du docteur.

La difficulté de donner à la gouvernante uneplace dans la voiture avait, dès la veille, attiré l’attention deM. Lorry. Non-seulement il ne fallait pas surcharger le vieuxcarrosse, déjà trop lourd, mais il était bon de réduire autant quepossible le temps que prendrait à la barrière l’examen desvoyageurs, car il ne fallait qu’un retard de quelques minutes pourfaire échouer leur entreprise. Le gentleman avait donc, après mûreréflexion, proposé à la gouvernante, qui pouvait partir quand bonlui semblerait, d’attendre jusqu’à trois heures, et de monter avecJerry dans une voiture légère qu’on se procurerait d’avance. Ilsrejoindraient facilement le carrosse, prendraient les devants etferaient préparer les chevaux sur la route, immense avantage,surtout la nuit où le moindre délai pouvait être fatal.

Miss Pross, comprenant le service que cetarrangement devait rendre aux fugitifs, l’avait accepté avec joie,et n’attendait plus que le moment de le mettre à exécution. Elleavait assisté, avec M. Cruncher, au départ de Lucie, avaitreconnu la personne qu’avait amenée Salomon, avait passé dixminutes dans une inquiétude impossible à décrire, et tandis que latricoteuse approchait, elle tenait conseil avec Jerry au sujet desdernières mesures qui leur restaient à prendre.

« Qu’en pensez-vous, monsieurCruncher ? disait miss Pross dont l’agitation était siprofonde qu’elle pouvait à peine parler, ne ferions-nous pas mieuxd’aller au-devant des chevaux que de les laisser venir dans lacour ? Deux carrosses de voyage partant du même endroit, celapourrait donner l’éveil.

– Mon opinion, miss, est que vous avezraison ; d’ailleurs vous ne l’auriez pas, que je n’en diraispas moins comme vous.

– Je suis tellement troublée à propos deces chères créatures, dit la gouvernante en sanglotant, que je suisincapable de former un projet ; pouvez-vous prendre un parti,monsieur Cruncher ?

– Relativement à l’avenir tous mesprojets sont arrêtés, miss ; quant à présent il me seraitimpossible de faire le moindre usage de mon intelligence.Voudriez-vous m’accorder la faveur de noter ce que je vais vousdire ?

– Au nom du ciel, parlez vite, etoccupons-nous de ce qui nous reste à faire.

– Premièrement, je fais vœu de renoncerpour toujours s’il n’arrive rien aux chères créatures dont vousparlez, miss Pross…

– J’en suis convaincue, monsieurCruncher, et vous prie de ne pas désigner le fait plusparticulièrement.

– Je ne le nommerai pas, soyeztranquille ; je m’engage, en outre, à laisser à mon épouse laliberté de se mettre à genoux, et de prier tant qu’elle voudra.

– La direction de votre intérieur doitappartenir à votre femme, répondit la gouvernante en s’essuyant lesyeux. Oh ! mes pauvres amis.

– Je vais plus loin, continuaM. Cruncher ; mes opinions sont tellement changées à cetégard, que j’espère que ma femme invoque le ciel au moment où jevous parle.

– Que Dieu l’entende ! s’écria missPross avec un redoublement de sanglots.

– Puisse-t-il, retourna Jerry avec unetendance alarmante à prolonger son discours, et à proférer ses motsavec la solennité qui appartient à la chaire, puisse-t-il ne pas mechâtier de mes fautes en méprisant les vœux que je forme pour lesalut des fugitifs. Puisse-t-il permettre qu’ils sortent sains etsaufs de cet affreux danger ; puissiez-vous, miss ! (jeme trompe.) Puisse-t-il… Qu’il le puisse ! et voilà ce que jedemande ! »

Après s’être efforcé vainement d’en trouverune meilleure, Jerry fut obligé de s’en tenir à la péroraisonprécédente.

Mme Defarge poursuivait sacourse et approchait de plus en plus.

« Si jamais nous rentrons dans notre paysnatal, retourna miss Pross, croyez bien que je rapporterai à votredigne épouse, autant que je pourrai me le rappeler, tout ce quevous venez de dire d’une manière si touchante ; quoi qu’ilarrive, je témoignerai de l’intérêt que vous avez ressenti pour ceschères créatures, dans cette horrible épreuve. Et maintenant, monbrave monsieur Cruncher, avisons, je vous en prie,avisons ! »

Mme Defarge approchait de plusen plus.

« Si vous alliez au-devant de la voiture,dit miss Pross, vous l’empêcheriez de venir ici, et j’irais vousrejoindre tout à l’heure ; cela ne vaudrait-il pasmieux ?

C’était l’avis de M. Cruncher.

« À quel endroitm’attendrez-vous ? »

Le pauvre homme était si bouleversé qu’il luifut impossible de penser à autre chose qu’à Temple-Bar.Hélas ! il en était à des centaines de milles, etMme Defarge était maintenant bien près.

« Si vous alliez m’attendre à la porte dela cathédrale, est-ce que cela vous ferait faire un granddétour ?

– Non miss.

– Dans ce cas-là, mon cher monsieur,courez vite à la poste, et faites changer la direction que devaitprendre la voiture.

– Cela me tourmente de vous laisser touteseule, répliqua Jerry en hochant la tête ; on ne sait pas cequi peut arriver.

– Ne vous inquiétez pas de cela, monsieurCruncher ; soyez à trois heures à la porte de la cathédrale,j’y arriverai en même temps que vous ; cela vaut bien mieuxainsi. Dépêchez-vous donc ! au lieu de penser à moi, songezaux personnes dont la vie est entre nos mains. »

Ces paroles, proférées avec désespoir,décidèrent enfin Jerry à quitter miss Pross, et à faire ce qui luiétait demandé. Restée seule, la gouvernante, délivrée del’inquiétude que lui causait l’arrivée de la voiture, essuya seslarmes, et pensa qu’il était nécessaire d’en effacer les tracespour ne pas attirer l’attention des passants. Effrayée de lasolitude de ces chambres désertes, que son esprit malade peuplaitd’individus, cachés derrière les portes, elle prit de l’eau froideet se lava les yeux, relevant la tête et se retournant à chaqueseconde pour regarder si personne ne l’espionnait. Tout à coup ellepoussa un cri, laissa échapper la cuvette qui se brisa sur leparquet, et le contenu s’en répandit sur les pieds deMme Defarge.

Par quelles voies mystérieuses, et à traversquels flots de sang, les pieds de la cabaretière étaient-ils venusau-devant de cette eau limpide ?

« Où est la femmed’Évremont ? » demanda la tricoteuse.

Une idée subite frappa l’esprit de la vieillefille ; les portes ouvertes pouvaient faire soupçonner ledépart des fugitifs ; elle alla d’abord les fermer, et vints’appuyer contre celle de la chambre qu’avait occupé la jeunefemme.

Mme Defarge suivit des yeux lagouvernante, et arrêta son regard sur la figure de celle-ci, dèsqu’elles se retrouvèrent face à face. Miss Pross était loin d’êtrebelle ; le temps n’avait pas rendu ses traits plus doux, nises formes plus gracieuses ; mais elle était aussi brave, etdu regard elle toisa l’inconnue avec autant d’impassibilité qu’enavait cette dernière.

« Vous pourriez être la femme de Satan,pensa la gouvernante ; mais ce n’est pas une raison pour quevous ayez le dessus ; je suis Anglaise et nous allons bienvoir. »

Malgré la froideur méprisante qu’exprimait sonvisage, il était évident que Mme Defarge avaitconscience de la détermination de son adversaire. Elle savaitparfaitement que cette grande femme, au poignet masculin, dont lefourreau collait sur une charpente anguleuse, était entièrementdévouée aux gens qu’elle voulait perdre. Miss Pross, de son côté,ne doutait pas que Mme Defarge ne fût l’ennemieacharnée de ceux qu’elle aimait.

« En me rendant là-bas, dit lacabaretière qui étendit la main dans la direction de l’endroitfatal, je suis passée par ici pour lui faire mes compliments, et jedésirerais lui parler.

– Tu ne peux avoir que de mauvaisesintentions, riposta la gouvernante ; aussi compte bien que jem’opposerai de tous mes efforts à ce que tu réussisses. »

Chacun employait sa propre langue, et necomprenait rien à ce que lui disait l’autre ; mais toutes deuxse regardaient fixement, et cherchaient à deviner, d’après laphysionomie de leur adversaire, le sens des mots inconnus quivibraient à leur oreille.

« À quoi bon se cacher ? repritMme Defarge ; on n’en sait pas moins cequ’elle fait ; va lui dire que je suis là,entends-tu !

– Quand tes yeux seraient des étaux etqu’ils me tiendraient dans leurs mâchoires, tu aurais beauserrer : je ne te céderais pas davantage. »

Les détails de cette observation furentprobablement perdus pour Mme Defarge, qui cependanten comprit le sens.

« Vieille imbécile ! s’écria-t-elleen fronçant les sourcils. Il n’y a donc pas moyen de t’arracher uneréponse ! Je veux la voir ; va lui dire, ou bienlaisse-moi passer. »

Le geste énergique dont elle accompagna cesmots, les expliqua suffisamment.

« Je ne croyais pas, répliqua miss Pross,avoir jamais le désir de comprendre ton baragouin ; mais jedonnerais tout au monde pour savoir si tu soupçonnes lavérité. »

La cabaretière, qui jusque-là n’avait pasbougé, fit un pas en avant.

« Je suis Anglaise et réduite audésespoir, s’écria la vieille fille ; je me soucie autant dela vie que d’une pièce de deux pence ; plus je te ferai perdrede temps, plus ma fauvette en gagnera ; et si tu oses metoucher, seulement du bout du doigt, tu ne garderas pas sur ta têteune poignée de tes cheveux noirs. »

Ainsi parla miss Pross, dont les yeuxflamboyaient ; elle n’avait jamais donné une chiquenaude àpersonne, et cependant elle était prête à exécuter ses menaces.

Toutefois son courage prenait sa source dansun sentiment d’une nature attendrissante, et il lui fut impossiblede réprimer ses larmes. Mme Defarge, à qui touteémotion était complètement étrangère, prit ces larmes pour un signede faiblesse.

« Te voilà donc rendue !s’écria-t-elle en riant ; pauvre folle, va ! mais je n’aipas de temps à perdre : citoyen docteur ! citoyenneÉvremont ! répondez-moi, je suis la citoyenneDefarge ! »

Peut-être le silence qui suivit ses paroles,peut-être la physionomie de la gouvernante, ou quelquepressentiment ; toujours est-il que, pour la première fois,elle pensa qu’ils pouvaient s’être enfuis. Elle ouvrit les troisportes qu’avait fermées la vieille fille.

« Ces trois pièces sont en désordre, on ya fait des paquets ; y a-t-il quelqu’un dans cettechambre ? ajouta-t-elle en désignant la porte où l’Anglaiseétait appuyée.

– Je ne t’y laisserai pasregarder, » répliqua la gouvernante, qui avait compris laquestion, tout aussi bien que son adversaire entendit laréponse.

« S’ils ne sont pas là, c’est qu’ils sontpartis, dit Mme Defarge ; mais on peut lespoursuivre, les ramener…

– Aussi longtemps, pensa l’Anglaise, quetu te demanderas s’ils ne sont pas dans cette chambre, tu ne saurasque faire, et c’est autant de gagné ; d’ailleurs quand tun’aurais plus d’incertitude à cet égard, tu ne bougeras pas d’icitant que j’aurai la force de t’y retenir.

– Je te mettrai en pièces s’il lefaut ; mais j’ouvrirai cette porte, repritMme Defarge.

– Nous sommes seules au dernier étaged’une maison qui a peu de locataires, la cour est déserte, personnene nous entendra ; que je sois assez forte pour t’empêcher desortir, et chaque minute de retard vaut des millions de guinéespour ma Lucie. »

Au même instant Mme Defarge,qui s’élançait vers la porte, fut saisie par les deux bras de lagouvernante, qui lui entourèrent le corps. En vain elle essaya delutter. L’amour, bien plus puissant que la haine, centuplait lavigueur de miss Pross. En vain elle frappa l’Anglaise de ses deuxpoings fermés ou lui déchira le visage : l’excellente fille nerelâchait pas son étreinte, et se cramponnait à l’ennemie plusfortement qu’un noyé à l’objet qu’il rencontre.

Tout à coup la citoyenne cessa de frapper, etporta la main à sa ceinture.

« Il est sous mon bras, dit miss Prossd’une voix sourde ; mais tu ne le tireras pas ; je suisplus forte que toi, Dieu merci ! »

Mme Defarge porta les mains àsa poitrine, miss Pross leva les yeux, vit un pistolet, s’enempara, en fit jaillir la foudre, et demeura seule, aveuglée par lafumée.

Un silence effrayant succéda à la détonationqu’on venait d’entendre, le nuage s’éclaircit ; et passa dansl’air en même temps que le dernier souffle de la tricoteuse, dontle corps inanimé gisait sur le parquet.

La première impulsion de la gouvernante fut dese précipiter vers l’escalier pour aller chercher du secours ;mais elle songea heureusement aux conséquences de cette démarcheavant qu’il fût trop tard. Malgré l’horreur que lui inspirait cettechambre, elle s’empressa d’y revenir, mit son châle et son chapeau,ferma la porte à double tour, en ôta la clef, s’arrêta sur lapremière marche pour reprendre haleine, et s’éloigna en toutehâte.

Par bonheur elle avait un voile épais, et elleétait assez laide pour que rien ne pût la défigurer ; sanscela il lui aurait été difficile de ne pas attirerl’attention : les doigts de son adversaire avaient laissé destraces profondes sur son visage, des mèches de cheveux lui avaientété arrachées, et bien que d’une main tremblante elle eût essayé deremettre un peu d’ordre dans sa toilette, ses vêtements n’enétaient pas moins tordus et déchirés d’une façoncompromettante.

Lorsqu’elle fut sur le pont, elle jeta dans laSeine la clef qu’elle avait prise, et se dirigea vers la place deNotre-Dame. Arrivée la première au rendez-vous, et forcéed’attendre quelques minutes qui lui parurent des heures, elle sedit que peut-être avait-on déjà repêché la clef, qui avait putomber dans un filet, qu’on l’avait sans doute reconnue, que laporte allait être ouverte, qu’on verrait le cadavre, qu’elle seraitarrêtée à la barrière, jetée en prison, et condamnée commeassassin ! C’est au milieu de ces pensées délirantes que latrouva Jerry, qui la fit monter en voiture, et dit au postillon dese rendre à la barrière.

« Est-ce qu’il y a du bruit dans lesrues ? demanda-t-elle à son compagnon de voyage.

– Comme tous les jours, réponditcelui-ci, non moins étonné de cette question que de l’aspect de lavieille fille.

– Qu’est-ce que vousdites ? »

Ce fut en vain que M. Cruncher répéta sesparoles ; et ne pouvant se faire entendre il fit un signe detête.

« Il y a du bruit dans larue ? »

Nouveau signe affirmatif.

« Je n’entends rien.

– Devenue sourde en moins d’uneheure ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ? se demanda Jerryd’un air pensif.

– Il paraît, dit la gouvernante, quecette détonation est la dernière chose que j’entendrai dans mavie.

– Dieu me bénisse, elle est folle, ditCruncher de plus en plus troublé. Que pourrai-je lui dire qui laramène à la raison ? Écoutez, miss ! Entendez-vous ceroulement ?

– Je n’entends rien, repartit miss Prossqui lui voyait remuer les lèvres. Oh ! mon chermonsieur ! un silence de mort a succédé à cette détonation, ettant que je vivrai, il ne sera jamais rompu.

– Si elle n’entend pas rouler ceshorribles tombereaux, dit Cruncher, m’est avis, en effet, qu’ellen’entendra plus rien. »

Et l’excellente femme n’entendit plus rienici-bas.

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