Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 15La tricoteuse.

La boutique de M. Defarge s’était ouvertebeaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire. Dès six heures du matin, depâles visages collés aux barreaux des fenêtres avaient aperçu àl’intérieur du cabaret d’autres figures blêmes, penchées au-dessusde leurs chopines.

C’était toujours de très-petit vin quedébitait M. Defarge, même dans les meilleures années ;mais jamais sa piquette n’avait été aussi mauvaise qu’elle l’étaità cette époque. Une boisson indescriptible, aigre et surtoutaigrissante, à en juger par l’humeur noire où elle mettait lesbuveurs. Aucune flamme bachique ne sortait du jus de la grappe quevendait M. Defarge, mais il couvait, dans la lie des tonneaux,un feu sinistre qui brûlait dans l’ombre.

Depuis trois jours la boutique du cabaretiers’emplissait dès le matin. À vrai dire on paraissait y aller moinspour boire, que pour y causer de choses sérieuses. La plupart desindividus qui, parlant à voix basse, s’y étaient glissés, dès qu’onavait ouvert la porte, n’auraient pas pu mettre un liard sur lecomptoir, même pour sauver leur âme ; cependant ils nes’intéressaient pas moins que les buveurs à l’objet de laréunion ; et, circulant d’une table à l’autre, ilsrecueillaient des paroles au lieu de vin, et les écoutaient d’uneoreille attentive.

Malgré ce concours inusité de chalands, lemaître du logis n’était pas là. Personne toutefois ne remarquaitson absence, personne ne le demandait, ne le cherchait même duregard. Aucun de ceux qui franchissaient la porte ne s’étonnait devoir Mme Defarge présider à la distribution deschopines, à côté d’une écuelle remplie de menues pièces de monnaie,rognées, tordues, et dont l’effigie primitive était aussi effacéeque chez le billon[11] humainqui les avait tirées de sa poche.

Les espions, qui un peu plus tards’introduisirent dans la boutique de M. Defarge, comme ils lefaisaient partout, depuis les salons de Versailles jusqu’à la courdes geôles, ne virent sur tous les visages qu’un air indifférent oudistrait. Les parties de cartes étaient languissantes, onconstruisait des tours avec les dominos, ou l’on traçait deschiffres du bout du doigt sur les tables souillées de vin.

Mme Defarge, appuyée sur soncomptoir, y dessinait le patron de ses manches avec la pointe deson cure-dent, et, les yeux baissés, apercevait quelque chosed’invisible à la foule.

C’est ainsi que passa la première partie dujour. Midi sonna ; deux voyageurs entrèrent dans le faubourgSaint-Antoine. L’un était M. Defarge, l’autre un cantonniercoiffé d’un bonnet bleu, couvert de poussière, et mourant de soif.Ils se rendirent à la boutique du marchand de vin. Le bruit de leurarrivée, en se répandant sur leur passage, avait allumé dans lefaubourg un feu intérieur, qui se révélait aux portes et auxfenêtres par des visages enflammés. Cependant personne ne les avaitsuivis ; et quand ils entrèrent dans la boutique, pas un deschalands qui s’y trouvait ne leur adressa la parole.

Mais M. Defarge leur ayant dit bonjour,toutes les langues se délièrent et tout le monde lui rendit sonsalut.

« Un mauvais temps, » messieurs, ditle cabaretier en secouant la tête.

Chacun regarda son voisin, baissa les yeux ets’assit en silence, puis un individu se leva et sortit ducabaret.

« J’ai fait une partie de la route avecce brave cantonnier, qui s’appelle Jacques, continua le marchand devin en s’adressant à sa femme ; je l’ai rencontré par hasard àune vingtaine de lieues de Paris ; donne-lui à boire, carc’est un bon enfant. »

Un second individu se leva, et sortit, pendantque la cabaretière plaçait une chopine devant le nouvel arrivé. Lecantonnier remplit son verre, ôta son bonnet bleu, salua lacompagnie, et but d’un trait la piquette du marchand de vin. Puisil tira de sa blouse un morceau de pain noir ; et tandis qu’ilmangeait et buvait tour à tour, un troisième individu se leva etdisparut comme les deux autres.

M. Defarge avait lui-même besoin de serafraîchir ; mais comme le vin n’était pas pour lui choserare, il en but fort peu, comparativement au villageois, et restadebout en attendant que celui-ci eût déjeuné. Personne ne leregardait ; il ne regardait personne, pas même sa femme quiavait repris son tricot.

« As-tu fini ? demanda-t-il aucantonnier, lorsque celui-ci eut achevé son pain.

– Oui, répondit le paysan.

– Dans ce cas-là, viens voir tachambre. »

Ils sortirent de la boutique, allèrent dans lacour, gravirent un escalier roide et puant, et se trouvèrent dansle galetas, où nous avons vu jadis un homme à tête blanche, courbéau-dessus d’un soulier qu’il se pressait de finir. Le vieillard n’yétait plus ; mais les trois buveurs, qui avaient quitté laboutique isolément, s’y trouvaient réunis ; et le seul rapportqu’ils eussent avec le cordonnier d’autrefois, c’est qu’ilsregardaient celui-ci par les fentes de la muraille, au moment oùmiss Manette venait chercher l’ancien captif. Le marchand de vinferma la porte avec soin, et prenant la parole à voixbasse :

« Jacques premier, dit-il, Jacques deux,Jacques trois, voici le témoin auquel j’avais donné rendez-vous.Moi, Jacques quatre, je le prie de vous dire tout ce qu’il a vu,tout ce qu’il a pu savoir. Parle, Jacques cinq.

– Par où faut-il commencer,monsieur ? demanda Jacques cinq en s’essuyant le front avecson bonnet bleu.

– Par le commencement, réponditM. Defarge.

– Je le vis alors, messieurs, dit Jacquescinq, voilà un an fait du mois passé ; il était sous lecarrosse du marquis, et se tenait pendu à la chaîne du sabot.C’était l’heure de quitter l’ouvrage ; le soleil allait secoucher, et la voiture du marquis montait lentement la côte, letraînant toujours dans la position que voilà. »

Le cantonnier recommença la pantomime qu’ilavait exécutée devant monseigneur, et qu’il avait nécessairementperfectionnée, car depuis treize mois elle avait été la seuledistraction du village.

« Le connaissais-tu ? demandaJacques premier au témoin.

– Pas du tout, répondit le cantonnier enrecouvrant sa perpendiculaire.

– Comment as-tu pu le reconnaître ?dit Jacques deux.

– À sa grande taille, répliqua levillageois en touchant le bout de son nez de l’indicateur de samain droite. Lorsque M. le marquis m’a dit comme çà :« Comment est-il ? – Grand « comme unfantôme, » que je lui ai répondu.

– Il fallait dire grand comme une botte,répliqua Jacques deux.

– Est-ce que je savais ? riposta lecantonnier. La chose n’était pas faite ; il ne m’en avait pasparlé. Remarquez d’ailleurs que ce n’est pas moi qui ai offert montémoignage. J’étais près de la fontaine : M. le marquispasse la main par la portière : « Gabelle, qu’il s’écrieen me montrant, faites approcher ce « maraud ! »Vous comprenez, messieurs, je n’ai pas pu faire autrement.

– Il a raison, Jacques, ditM. Defarge à l’interrupteur, continue, Jacques cinq !

– Bon ! dit le paysan d’un airmystérieux, le grand gaillard est perdu ; voilà qu’on lecherche, combien de mois ? neuf… dix… onze…

– Peu importe, dit le marchand de vin, onl’a découvert, continue.

– Je travaillais encore sur la mêmepente ; le soleil allait se coucher, tout comme la premièrefois ; je ramassais mes outils pour descendre au village, afinde revenir chez nous, quand je lève les yeux, et que je vois dessoldats monter la côte. Ils étaient six, et au milieu d’euxj’aperçois un homme de fameuse taille, qui avait les bras attachésau corps. »

Le paysan, au moyen de son indispensablebonnet, représenta un homme dont les deux coudes étaient liésderrière le dos.

« Je me mets de côté, au droit d’un tasde pierres, pour voir les soldats et le prisonnier, car la routeest si déserte qu’on est bien aise de profiter des gens quipassent. Les voilà qui avancent, et, comme je vous le disais tout àl’heure, ils étaient six soldats avec un homme de fameusetaille ; tous les sept me paraissaient quasiment noirs,excepté du côté où le soleil se couchait, qu’ils étaient bordés derouge. Leurs ombres s’allongeaient sur la pente, qu’on aurait ditque c’étaient des ombres de géants, puisque je vois qu’ils sontcouverts de poussière, et que celle de la route s’élève autourd’eux à chaque pas qu’ils font : plan ! plan !plan ! que je suis sûr qu’on les entendait du village. Enfin,lorsqu’ils sont tout près de moi, je reconnais le prisonnier, quime reconnaît aussi. Pauvre garçon ! qu’il aurait été contentde se laisser dévaler du haut en bas, comme ce certain soir que jel’avais rencontré, quasiment à la même place ! »

Le cantonnier semblait encore y être ; ilétait évident que la scène dont il rappelait les détails seretraçait à ses yeux, et d’une manière d’autant plus vive, qu’iln’avait jamais vu grand’chose.

« Comme bien vous l’imaginez,poursuivit-il, je ne montrai pas aux soldats que je connaissaisleur homme ; lui, de son côté, en fit autant, mais d’un coupd’œil nous nous étions dit l’un à l’autre qu’on s’était bienreconnu. « Alerte ! dit le chef aux soldats en leurmontrant le village, alerte ! mes enfants. » La bande sepresse pour obéir à son chef, et moi qui la suis avec mon bissac,et mes outils sur l’épaule. Les bras du prisonnier étaient gonflés,tant les cordes le serraient ; ses sabots qui étaient lourdset mal faits l’avaient rendu boiteux, et, comme ça l’empêchaitd’aller plus vite, ils le poussèrent dans le dos avec la crosse deleurs fusils, si bien qu’en descendant, le pauvre diable tomba, etqu’il fallut s’arrêter. Les soldats se mirent à rire ; enfinon le ramassa ; il avait la figure toute saignante, etcouverte de poussière, et comme il ne pouvait pas l’essuyer,puisqu’il n’avait pas les mains libres, ça fit rire encore lesautres. Ils n’arrivèrent pas moins au village ; tout le mondeaccourut pour les voir, ils passèrent près du moulin, gagnèrent lecoteau, et s’en furent droit à la prison, dont chacun vit la portes’ouvrir, et l’avaler ! »

Le cantonnier écarta les mâchoires de toutesses forces et les rapprocha en faisant claquer ses dents.

« Continue, Jacques, lui dit Defarge,s’apercevant qu’il était prêt à recommencer.

– Tout le village, reprit l’homme aubonnet en baissant la voix et en se levant sur la pointe des pieds,tout le village revint à la fontaine, où chacun dit son mot ;puis tout le monde s’en fut coucher, et rêva de ce malheureux qu’onavait mis en prison, d’où il ne devait sortir que pour être pendu.Au matin, comme j’allais à l’ouvrage, mes outils sur l’épaule, etmangeant mon pain noir, je fis un détour et je passais devant laprison. Il était là, sa pauvre figure sanglante et poudreuse colléeaux barreaux de fer. Les bras étant toujours attachés, il n’a pu mefaire aucun signe, mais ses yeux fixes m’ont regardé comme auraitfait un mort. »

Les trois Jacques et le marchand de vinécoutaient ce récit d’un air sombre, et parfois échangeaient uncoup d’œil où se trahissaient la haine et la soif de vengeance. Dureste, leur visage était calme, leur attitude sévère et pleined’autorité. Deux de ces juges implacables siégeaient sur le grabat,leur main soutenait leur menton, leur regard s’attachait sur lepaysan. Jacques trois, non moins attentif, agenouillé derrière eux,promenait ses doigts crispés sur le réseau de nerfs qui entouraitses lèvres pâles et ses narines frémissantes. Defarge se tenaitdebout entre les juges et le témoin, qu’il avait placé auprès de lafenêtre, et ses yeux alternaient du cantonnier au tribunal.

« Continue, Jacques, dit-il après unmoment de silence.

– Il resta là-haut pendant plus d’unesemaine, reprit l’homme au bonnet bleu. Tout le village avait peur,et n’osait pas approcher ; mais on le regardait de loin, et àla chute du jour, quand après l’ouvrage on se rassemblait à lafontaine, chacun tournait la tête du côté de la prison. Vous pensezbien qu’on jasait ; d’aucuns disaient tout bas qu’il ne seraitpoint exécuté, qu’on avait fait des pétitions, où l’on prouvaitqu’il était devenu fou après la mort de son enfant. On ajoutait,comme ça, qu’une de ces pétitions avait été présentée à la cour.Est-ce que je sais, moi ? Après tout, c’est possible,peut-être que oui, peut-être que non.

– Écoute bien, Jacques, dit à son tourl’un des juges ; une pétition a été présentée au roi et à lareine ; c’est Defarge qui, au péril de sa vie, s’est élancéau-devant des chevaux, et qui l’a remise lui-même. Nous quatre, iciprésents, avons vu cette pétition aux mains du roi.

– Écoute encore, Jacques, dit l’hommeagenouillé derrière les autres, et qui de sa main convulsive secaressait la bouche, comme s’il avait été sous l’empire d’une faiminassouvie, écoute encore, Jacques : les gardes du roi, tant àpied qu’à cheval ont entouré le porteur de la pétition, et l’ontfrappé ; tu entends, Jacques, ils l’ont frappé.

– C’est bien, dit Defarge ; continueJacques cinq.

– D’un autre côté, poursuivit lenarrateur, on disait à la fontaine qu’on l’avait ramené chez nouspour le faire mourir à l’endroit même du crime, et que pour sûr ilserait exécuté. Quelques-uns disaient même qu’ayant tuémonseigneur, et monseigneur étant considéré comme le père de sestenanciers, il aurait à subir la peine des parricides. Un de nosanciens dit alors qu’on lui mettrait un couteau dans la maindroite, et qu’on la lui brûlerait tout entière ; puis, qu’onlui ferait dans les bras, dans la poitrine, par tout le corps, desblessures où l’on verserait de l’huile bouillante, du plomb fondu,de la résine, du soufre, de la cire enflammée, et que finalement onlui arracherait les membres en l’écartelant avec des chevaux. Notreancien prétendait que la chose avait eu lieu à l’occasion d’unparricide, qui avait essayé de tuer le roi Louis XV. Comment vousdirais-je s’il a menti, moi qui ne sais pas seulementlire ?

– S’il a menti ! reprit l’homme auxlèvres félines ; écoute-moi encore, Jacques : le nom dece parricide était Damiens ; toutes ces horreurs ont étécommises en plein jour, en pleines rues ; et parmi la foulequi affluait pour jouir de ces tortures, les femmes de qualité seremarquaient en grand nombre, des femmes élégantes qui restèrentjusqu’à la fin du supplice, jusqu’à la fin, Jacques ! Il étaitnuit, le malheureux avait perdu un bras et deux jambes et respiraitencore. Oui, tout cela s’est fait. Mais quel âge as-tu ?

– Trente-cinq ans ! répondit levillageois, qui en paraissait soixante.

– Eh bien ! tu aurais pu le voir,car tu avais plus de dix ans lorsque la chose eut lieu.

– Assez ! dit Defarge avecimpatience. Continue, Jacques ; et vive l’enfer !

– Ainsi donc, reprit le cantonnier, lesuns disaient ceci, les autres disaient cela ; on ne parlaitplus d’autre chose, et jusqu’à la fontaine, qui semblait dire sonmot et chuchoter comme nous. Enfin, un dimanche soir, quand toutele village est censé endormi, des soldats, je ne sais combien ilsétaient, descendent de la prison, ils s’arrêtent et on entend leursfusils résonner sur le pavé. Des ouvriers prennent la pioche, etles voilà qui creusent, et qui cognent, pendant que les soldats semettent à rire et à chanter ; si bien qu’au point du jour unegrande potence de quarante pieds de haut s’élevait près de lafontaine. »

Les yeux du cantonnier percèrent la toiture,et il leva les mains comme s’il avait vu la potence se dresser versle ciel.

« Personne ne travaille, personne ne mèneles bêtes aux champs, tout le monde est là comme vous pensez, lesvaches avec le reste. À midi on entend battre le tambour ; lessoldats, qui étaient rentrés à la prison, en redescendent avec lecondamné. Il a toujours les bras derrière le dos, et de plus unbâillon, qui lui fend la bouche jusqu’aux oreilles et lui donnel’air de rire. En haut de la potence est planté le couteau, dont ils’est servi pour monseigneur ; on le met à quarante pieds deterre, à côté de son couteau ; il y est restépendu. »

Les quatre Jacques se regardèrent, tandis quele paysan s’essuyait le front avec son bonnet bleu.

« N’est-ce pas terrible ! continuale villageois. Comment voulez-vous qu’aujourd’hui les femmesaillent puiser de l’eau ? Comment se réunir autour de lafontaine, et causer sous ce pendu ? Quand je suis parti lundisoir, le soleil se couchait ; en haut de la côte, je meretourne, et je regarde : l’ombre de ce malheureux s’étendaitsur l’église, sur le moulin, sur la prison, elle s’étendait, mesbons messieurs, jusqu’à l’endroit où le terre se joint auciel. »

L’homme affamé se rongeait les ongles, enregardant les trois autres, et ses doigts frémissaient del’horrible faim dont il était saisi.

« Voilà tout, messieurs, dit le paysan.J’ai quitté le village au coucher du soleil, ainsi qu’on me l’avaitcommandé ; j’ai marché toute la nuit, toute la matinée dulendemain, jusqu’à ce que j’aie rencontré le camarade quevoilà ; puis nous avons cheminé ensemble, tantôt à pied,tantôt en voiture ; et en fin de compte me voici.

– Bien ! dit le premier Jacquesaprès un instant de silence ; tu as agi fidèlement et dit lavérité. Va nous attendre au dehors pendant quelquesminutes. »

Defarge sortit avec le villageois, qui allas’asseoir sur les premières marches de l’escalier ; puis ilrevint près des trois Jacques ; lorsqu’il entra, ceux-ci,très-rapprochés les uns des autres, paraissaient être endélibération.

« Qu’en dis-tu ? lui demanda lepremier des trois Jacques, faudra-t-il enregistrer ?

– Oui, répondit le marchand de vin, etcomme devant être détruits.

– La famille et le château ?

– La famille et le château, répliqua lemarchand de vin ; extermination complète.

– Superbe ! croassa l’homme auvisage de tigre.

– Es-tu bien sûr que notre façon de tenirnos comptes ne nous sera jamais un motif d’embarras ? ditJacques deux au cabaretier. C’est un langage secret s’il en fût,puisque personne n’en connaît l’existence ; mais pourrons-nousle déchiffrer, ou plutôt, en sera-t-elle toujourscapable ?

– Jacques, répondit le marchand de vin ense redressant de toute sa hauteur, ma femme aurait gravé tous noscomptes dans sa mémoire, qu’elle n’en perdrait pas une syllabe.Sois tranquille ; ces mailles, qui d’après une combinaisonspéciale, forment une écriture, dont les caractères sont fixes, nemanqueront jamais de clarté pour celle qui les a faites. Crois-moi,il serait plus aisé au dernier des lâches de sortir de ce monde,que d’effacer du tricot de Mme Defarge une lettrede son nom, ou de la liste de ses crimes. »

Un murmure approbateur accueillit ces paroles,et la chose en resta là.

« J’espère qu’on va renvoyer cecampagnard dans son village, dit le troisième Jacques ; il esttellement simple qu’il pourrait être dangereux.

– Il ne sait rien de relatif aux autres,répondit le marchand de vin, tout ce qu’il pourrait dire neservirait qu’à le faire pendre : soyez sans inquiétude, c’estmon affaire ; je le renverrai quand il faudra ; il veutvoir le roi, la reine et toute la cour, et je me propose de les luimontrer dimanche.

– Comment ! s’écria l’homme à labouche féline, peut-on compter sur un homme qui a le désir de voirla noblesse et le roi ?

– Jacques, répondit Defarge, montre dulait à un chat, si tu désires qu’il en ait soif ; et mets unchien en face de sa proie, si tu veux qu’un jour il tel’apporte. »

Les quatre Jacques n’en dirent pas davantage,et se disposèrent à descendre. Sur les premières marches, ilstrouvèrent le paysan qui s’était assoupi, et lui conseillèrentd’aller dormir dans le grenier ; le brave homme ne se le fitpas répéter deux fois, et fut bientôt plongé dans un profondsommeil.

Il aurait été difficile, pour un provincial decette espèce, de trouver dans Paris une hospitalité plusconfortable que celle du marchand de vin ; excepté la craintemystérieuse que lui inspirait la cabaretière, le genre de vie qu’ilmenait chez les Defarge était, pour le cantonnier, aussi agréableque nouveau ; mais la maîtresse de la maison, assise toute lajournée dans la boutique, semblait si peu se douter de sa présence,et paraissait tellement décidée à ne pas s’en apercevoir, qu’ilfrissonnait, jusque dans ses sabots, toutes les fois que ses yeuxs’arrêtaient malgré lui sur cette femme impassible. À quoipensait-elle ? Qui pouvait dire ce qu’elle allait imaginer, cequ’elle allait entreprendre ? Il est certain, pensait levillageois, que s’il lui prenait fantaisie d’affirmer qu’elle m’avu tuer un homme, elle irait jusqu’au bout, et me verrait pendresans broncher.

Aussi, lorsqu’arriva le dimanche, notrecantonnier fut-il peu satisfait, en voyant queMme Defarge l’accompagnait à Versailles. Commentn’être pas troublé d’avoir cette femme à côté de soi, dans lavoiture publique, où elle tira son ouvrage et tricota sans leverles yeux ? Comment ne pas se déconcerter de plus en plus, enla retrouvant auprès de soi dans la foule, sans que la prochainearrivée du roi pût la distraire de son éternel tricot ?

« Quelle ardeur à la besogne,madame ! lui dit un des ses voisins.

– J’ai beaucoup à travailler, réponditMme Defarge.

– Peut-on, madame, vous demande ce quevous faites ?

– Une foule de choses.

– Par exemple ?

– Des linceuls. »

Le questionneur s’éloigna de la tricoteuseaussitôt qu’il put y parvenir, et le cantonnier, pris subitement desuffocation, fut obligé de s’éventer avec son bonnet bleu. Sitoutefois, pour surmonter ses défaillances, il avait besoin d’uncortège royal, le remède n’était pas loin. Bientôt apparurent, dansleur carrosse doré, le roi aux fortes mâchoires, et la reine aubeau visage, suivis d’une multitude de brillants seigneurs et defemmes souriantes, élégamment parées. Si bien qu’à la vue de tantde bijoux, de panaches, de poudre, de soie, de splendeur, debeauté, de figures dédaigneuses et de regards insolents, notrecantonnier fut pris de vertige, et, dans son ivresse temporaire,cria : « Vive le roi ! Vive la reine ! Viventles nobles ! Vive tout le monde ! » comme s’iln’avait jamais entendu dire qu’il existât des Jacques.

À force de regarder ces jardins, ces cours,ces terrasses, ces fontaines et ces fleurs, de contempler denouveau le roi, la reine et toute leur suite, de crier :« Vive chacun ! Vivent eux tous ! » il finitpar pleurer d’admiration, et pendant trois heures que dura cespectacle, il ne cessa d’acclamer et de larmoyer, tandis que lemarchand de vin le retenait par sa blouse, comme pour empêcherqu’il ne se ruât sur les objets de son culte, et ne les mît enlambeaux.

« Très-bien ! lui dit Defarge en luifrappant sur l’épaule, très-bien ! tu es un bravegarçon ! »

Rentré en lui-même, le villageois commençait àcroire qu’il avait dû se tromper, et que ses manifestationspourraient bien être une faute. Mais non, car M. Defarge luidisait à l’oreille :

« Tu as bien fait, mon ami, ce sont lesgens de ton espèce qui leur font croire que tout cela dureralongtemps ; ils n’en sont que plus tranquilles, et la chose enfinira plus tôt.

– C’est pourtant vrai, dit le cantonnierd’un air pensif.

– Ils ne se doutent de rien, ces fousorgueilleux qui te méprisent ; ils feraient périr cent de tespareils, plutôt qu’un de leurs chevaux ou un de leurs chiens ;mais ils croient ce que tu leur dis, et ne connaissent pas autrechose. Continue à les tromper, mon ami, continue : leurillusion ne sera jamais assez profonde. »

Mme Defarge regarda lecantonnier d’un air impérieux, et fit un signe affirmatif.

« Vous, lui dit-elle, vous applaudirez etvous pleurerez toujours, dès qu’il y aura du bruit et de la foule,n’est-ce pas ?

– C’est bien possible, madame.

– Si l’on te montrait une masse depoupées, et que l’on te jetât sur elles, en te disant de les mettreen pièces et de les piler, tu choisirais les plus brillantes,n’est-ce pas ?

– Bien sûr que oui, madame.

– Si l’on te plaçait en face d’une trouped’oiseaux, ne pouvant pas s’enfuir, et qu’on t’ordonnât de lesplumer à ton profit, tu exterminerais ceux dont la dépouille seraitla plus riche, n’est-ce pas ?

– C’est bien vrai, madame.

– Tu as vu tout à l’heure de magnifiquespoupées, de superbes oiseaux, lui dit la tricoteuse en lui montrantla place où venait de passer la cour ; maintenant tu peuxretourner dans ton village ! »

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