Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 6Par centaines.

Le docteur Manette habitait, dans le voisinagede Soho-Square, une maison paisible qui faisait le coin d’une ruepeu fréquentée. Il y avait à peu près quatre mois que le procès dehaute trahison avait été jugé, et le public en avait déjà perdu lesouvenir, quand un dimanche, par une belle après-midi de juillet,M. Jarvis Lorry, franchissant les rues brûlantes deClerkenwell, se dirigea vers la maison du docteur, où il allaitdîner.

Après être retombé plusieurs fois dansl’indifférence prétendue où le plongeaient les affaires,M. Lorry avait cédé à l’affection que lui inspiraient ledocteur et sa fille, et le quartier paisible où demeuraient sesamis était devenu le point lumineux de son existence.

Le jour dont nous parlons, M. Lorrys’était mis en route de bonne heure, et cela par troismotifs : d’abord, parce que le dimanche, quand le temps étaitbeau, il avait l’habitude d’aller, avant le dîner, faire un tour depromenade avec le docteur et sa fille. Secondement, parce quetoutes les fois qu’il faisait mauvais, ou qu’une autre raisonmettait obstacle à la promenade, il s’installait chez les Manette,causait en famille, prenait un livre ou regardait par la fenêtre,et se trouvait beaucoup mieux que s’il eût été chez lui.Troisièmement, enfin, parce qu’il avait quelques doutes àéclaircir, et qu’il connaissait assez l’intérieur de ses amis poursavoir qu’à ce moment-là du jour il aurait sans doute l’occasion desatisfaire sa curiosité.

On n’aurait pas trouvé dans toute la ville deLondres un plus charmant endroit que celui qu’habitait ledocteur ; il était peu fréquenté, ainsi que nous l’avons ditplus haut, et des fenêtres de M. Manette l’œil suivait une ruespacieuse, ouverte à l’air et au soleil, et dont l’aspecttranquille invitait au recueillement.

De grands arbres élevaient leur feuillagetouffu de l’autre côté d’Oxford-Road, sur un terrain couvert defleurs sauvages et d’aubépine, où l’on ne voit plus aujourd’huiqu’un amas de briques, sillonné de rues bruyantes ; il enrésultait, qu’à cette époque, les brises de la campagne circulaientavec vigueur autour de Soho-Square, au lieu d’y pénétrerlanguissamment comme des pauvres échappés de leurs paroisses, etqu’il y avait dans le voisinage du docteur de nombreux espaliersexposés au midi, où les pêches mûrissaient en leur saison.

Le soleil frappait brillamment le coin desManette pendant toute la matinée ; il le laissait dans l’ombreau moment où la chaleur allait devenir un peu trop vive, sanstoutefois s’éloigner assez pour qu’on perdît de vue sa lumièreéclatante.

C’était un coin béni ; tiède en hiver,frais en été, paisible sans tristesse, et merveilleux par seséchos : un véritable port situé à la sortie des rues, où lebruit et le mouvement faisaient rage.

Le docteur occupait une partie d’une grandemaison qui renfermait plusieurs ateliers, dont les divers travauxcessaient tous à la nuit. Au fond de la cour, où murmurait lefeuillage d’un magnifique platane, on fabriquait des orguesd’église ; à côté on ciselait des métaux, et, un peu plusloin, l’or était battu par quelque géant mystérieux, dont le brasdoré sortait de la muraille, et semblait menacer les passants deles convertir en son précieux métal.

C’est à peine si l’on entrevoyait lesindividus qui appartenaient à ces divers ateliers, non plus qu’uncélibataire qui, disait-on, habitait le dernier étage, et untapissier pour voitures, qui, d’après la voix publique, avait uncomptoir dans l’une des pièces du rez-de-chaussée.

Mais, si les habitants de la maison étaientsilencieux au point de faire douter de leur existence, les moineauxdu platane et les échos du quartier, dont l’appartement du docteurparaissait être le contre, babillaient et résonnaient librementdepuis le dimanche matin jusqu’au samedi soir.

Le docteur Manette donnait chez lui desconsultations, que lui attiraient son mérite, et plus encore lesouvenir de sa captivité, dont l’histoire se disait à l’oreille etpassait de bouche en bouche. Il devait en outre à ses connaissancesprofondes, aux soins assidus qu’il prodiguait à ses malades, et àl’habileté dont il avait fait preuve au sujet d’expériencesintéressantes, une clientèle sérieuse qui lui donnait largement dequoi satisfaire à ses besoins.

Tout cela était présent à la pensée deM. Lorry quand il sonna chez le docteur, ce fameux dimanchedont il est question.

« Le docteur Manette y est-il, demanda legentleman.

– Non, mais il va rentrer.

– Miss Lucie ?

– Elle est avec son père.

– Et miss Pross ?

– Il est probable qu’elle est chez elle,mais on ne sait pas si elle est visible.

– Peu importe, dit M. Lorry, jemonte au salon. »

Bien que la fille du docteur eût quitté laFrance en bas âge, elle n’en devait pas moins à son pays natal lafaculté de faire beaucoup avec peu de ressources, faculté précieusequi est l’un des traits caractéristiques les plus utiles et lesplus agréables des Français, chez qui elle paraît innée. Lesmeubles, très-simples en eux-mêmes, étaient relevés par desornements si gracieux, malgré leur peu de valeur, qu’ilsproduisaient un effet charmant. La disposition de chaque objet,depuis celui qui avait le plus d’importance jusqu’à la moindrebagatelle, l’harmonie des couleurs ; l’élégante variété,l’heureux contraste, obtenu par des mains délicates, des yeuxpleins de finesse et de pénétration, unis au bon sens et au bongoût, formaient un délicieux ensemble, et rappelaient tellementcelle qui en était l’auteur, que les chaises et les tablessemblaient demander à M. Lorry, avec cette expressionparticulière qui lui était si connue :

« Trouvez-vous que ce soitbien ? »

Le gentleman ne se lassait pas de regarderautour de lui, et souriait, d’un air d’approbation, en découvrantpartout la main habile qui avait groupé tous ces riens avec tant decaprice et tant d’art. Il avait traversé les trois pièces qui, aupremier étage, formaient l’appartement du docteur, et dont lesportes en enfilade étaient ouvertes pour que l’air circulâtlibrement.

Il s’était arrêté d’abord dans un charmantsalon où étaient les oiseaux de Lucie Manette, ses fleurs, seslivres, son pupitre, sa table à ouvrage et sa hotted’aquarelle ; puis il avait passé dans le cabinet desconsultations, qui servait en même temps de salle à manger, et setrouvait enfin dans une pièce remplie d’ombre mouvante qu’yrépandaient les feuilles agitées du platane, car elle donnait surla cour. C’était la chambre à coucher du docteur, et l’on y voyaitdans un coin le vieux ban et la sébile renfermant les outils ducordonnier, tels que nous les avons vus dans le galetas deSaint-Antoine.

« Je suis toujours étonné, ditM. Lorry en regardant la sébile, que M. Manette aitconservé ce triste souvenir de ses années de douleur !

– Et pourquoi vous étonner ? demandabrusquement une voix qui fit tressaillir M. Lorry. »

Cette question était faite par miss Pross, laforte femme aux cheveux roux, à la main leste, dont le gentlemanavait fait connaissance à l’hôtel du Roi George, connaissance quidepuis lors était devenue plus intime.

« J’aurai pensé… commençaM. Lorry.

– Ah ! bah ! » dit missPross en l’interrompant.

M. Lorry laissa tomber laconversation.

« Et comment vous portez-vous ?reprit la dame d’un ton bref, mais de manière à prouver augentleman qu’elle ne lui en voulait pas.

– Assez bien, je vous remercie, réponditl’homme d’affaires avec douceur ; et vous, miss Pross,êtes-vous contente de votre santé ?

– Il n’y a pas de quoi, répliqua ladame.

– Vraiment !

– Comment voulez-vous que je me portebien ? je suis continuellement à l’envers au sujet de mafauvette.

– Vraiment !

– Ah ! pour l’amour de Dieu !dites-moi autre chose, ou vous me ferez mourir en me portant surles nerfs.

– En vérité ! dit M. Lorry sousforme d’amendement.

– En vérité n’est pas meilleur ;mais c’est égal, cela change un peu, riposta la vieille fille. Jevous disais donc que j’étais sans cesse hors des gonds.

– Puis-je vous en demander lacause ?

– Elle est facile à dire : je suisvexée que des gens tout à fait indignes de ma fauvette aientl’impudence de venir ici, par douzaines, pour la regarder sous lenez.

– On vient ici par douzaines pourregarder miss Lucie ?

– Par centaines, » ajouta missPross.

L’un des traits caractéristiques de cettebrave dame (ainsi que de beaucoup d’autres qui l’ont précédée ousuivie) était de renchérir sur la proposition qu’elle venaitd’émettre, lorsque celle-ci était révoquée en doute.

« Bonté divine ! s’écriaM. Lorry.

– J’ai vécu avec cette chère mignonne,poursuivit miss Pross, ou plutôt c’est elle qui me paye depuisquinze ans pour vivre avec moi, ce que je n’aurais jamais souffert(qu’elle me payât comprenez bien), si j’avais pu suffire auxdépenses communes, et c’est vraiment très-dur,convenez-en. »

M. Lorry, qui ne savait pas quelle étaitcette chose si dure, se contenta de hocher la tête.

« Voilà toutes sortes d’individus qui nesont pas dignes de dénouer les cordons de ses souliers, et qui s’enviennent de tous les bouts du monde… C’est vous qui avezcommencé.

– Moi ? dit le gentleman avecsurprise.

– Est-ce que ce n’est pas vous qui avezdéterré son père ?

– Certainement ! Et si tel est ceque vous appelez commencer…

– Ce n’était pas la fin, il me semble, etc’était déjà bien assez dur ; non pas que j’aie quelque choseà reprocher à M. Manette, excepté qu’il n’est pas digned’avoir une pareille fille, soit dit sans l’attaquer ; et ilest archidur de voir une foule de gens venir après lui, me chasserdu cœur de ma fauvette. »

M. Lorry connaissait d’avance la jalousiede la vieille fille, mais il savait également que sous cette rudeenveloppe se trouvait l’un de ces êtres dévoués qui se rencontrentseulement parmi les femmes ; créatures excellentes qui, sousl’influence de l’admiration et de l’amour le plus pur, se font lesesclaves volontaires de la jeunesse qu’elles ont perdue, de labeauté qu’elles n’eurent jamais, des talents qu’elles n’ont puacquérir, et qui saluent pour les autres les brillantes espérancesdont leur vie froide et sombre fut toujours déshéritée.

Le gentleman avait assez vécu pour savoircombien le service d’un cœur fidèle et précieux ; et, dans sonrespect pour son humble dévouement, aussi désintéresséqu’infatigable, il casait miss Pross (chacun a ses idées en matièrede justice distributive), il casait miss Pross, disons-nous,infiniment plus près des anges que maintes et maintes ladiesbeaucoup plus favorisées de la nature, beaucoup moins étrangèresaux arts de toute espèce, et qui avaient chez Tellsone des comptesd’un total imposant.

« Il n’y a jamais eu qu’un homme qui aitété digne de ma fauvette, continua l’excellente femme :c’était mon frère Salomon, avant l’erreur qu’il acommise. »

M. Lorry savait depuis longtemps que missPross avait eu pour frère un coquin fieffé, qui, après l’avoirdépouillée sans vergogne de tout ce qu’elle possédait, l’avaitabandonnée sans remords à la misère la plus profonde. C’était de cegarnement sans âme que venait de parler miss Pross, et l’affectionqu’elle conservait pour ce frère dénaturé, sa persistance à ne voirqu’une erreur dans la conduite de cet odieux coquin, ajoutaitencore à la bonne opinion qu’avait d’elle M. Lorry.

« Puisque nous voilà seuls et que noussommes des gens sérieux, dit cet excellent homme, permettez-moi devous adresser une question : le docteur, en causant avec safille, a-t-il quelquefois rappelé l’époque où il faisait dessouliers ?

– Non.

– Il conserve néanmoins ses outils et sonbanc.

– Mais je n’ai pas dit qu’il n’y pensaitjamais, répondit miss Pross en hochant lentement la tête.

– Croyez-vous qu’il y pensebeaucoup ?

– J’en suis sûre.

– Imaginez-vous que…

– Je n’ai point la moindre imagination,interrompit miss Pross.

– Supposez-vous, dirai-je alors… Voussupposez bien quelquefois ?

– De temps en temps.

– Supposez-vous, continua le gentleman,que le docteur ait conservé quelque soupçon à l’égard du motif quil’a fait emprisonner ? Croyez-vous qu’il connaisse le nom deses ennemis !

– Je ne suppose rien ; je ne sais àcet égard-là que ce qui m’a été dit par ma fauvette.

– Et qu’en pense-t-elle ?

– Qu’il sait tout !

– Ne vous fâchez pas de mes questions, jesuis ennuyeux comme un homme d’affaires. Vous, également, vous êtesune femme…

– Ennuyeuse ? demanda miss Prossavec placidité.

– Assurément non ; vous êtes unefemme d’un esprit positif, pratique, c’est là ce que je voulaisdire ; mais revenons à notre affaire. N’est-il pas singulierque le docteur Manette, dont l’innocence est incontestable pourtout le monde, évite avec autant de soin de parler de sonincarcération ? Je ne dis pas avec moi, bien que nous ayonsensemble des rapports d’affaires depuis nombre d’années, etqu’aujourd’hui je sois son ami intime ; mais avec sa charmantefille, avec Lucie qu’il aime tant, et qui lui est si dévouée. Sij’aborde cette question, veuillez être convaincue, miss Pross, quec’est par intérêt pour le docteur, non par curiosité.

– Autant que je puis le comprendre, etvous savez que cela ne va pas loin, répliqua la vieille filletrès-adoucie par le ton du gentleman, c’est un sujet dontM. Manette a peur.

– Comment cela ?

– La chose est naturelle ; pourquoivoulez-vous, qu’en revenant sur les tortures qui lui ont faitperdre la raison, il coure le risque d’ébranler son esprit, etpeut-être de retomber en démence ? d’autant plus que c’est unsouvenir qui n’a rien d’agréable. »

Cette remarque était plus profonde que lebanquier ne s’y attendait.

« Vous avez raison, dit-il, et c’estaffreux à penser ; toutefois je me demande s’il est bon pourle docteur de renfermer de pareils souvenirs en lui-même ;c’est précisément le doute que j’ai à cet égard, et l’inquiétudequ’il me cause, qui m’a fait entamer cette conversation.

– Nous n’y pouvons rien, dit miss Prossen tournant la tête d’un air triste. Chaque fois qu’on touche àcette corde, il change d’une manière effrayante ; je croisqu’il vaut mieux n’en pas parler ; je suis sûre d’ailleurs,qu’il ne répondrait pas à ce qu’on pourrait lui dire. Il lui arrivequelquefois de se lever pendant la nuit et d’arpenter sa chambre delong en large ; nous l’entendons, nous qui sommes au-dessus desa tête. Miss Manette a fini par comprendre que dans ces moments-làson esprit est dans le passé, et qu’il croit parcourir sa prisoncomme il le faisait jadis. Elle va aussitôt le rejoindre, et tousles deux marchent… marchent… marchent de long en large, jusqu’à ceque la présence de sa fille l’ait rappelé à lui-même. Il s’arrêtealors ; non-seulement il est de sang-froid, mais il possèdetoute sa présence d’esprit ; cependant, il cache à Lucie lemotif de son agitation, et la chère enfant est persuadée qu’il vautmieux ne pas réveiller ce souvenir. »

La manière dont miss Pross, en répétant cesmots : « ils marchent… marchent… de long en large, »avait exprimé la pénible monotonie d’une pensée qui vous obsède,prouvait, bien qu’elle n’en voulût pas convenir, qu’elle n’étaitpas dépourvue de toute imagination.

Nous avons dit que l’appartement du docteurétait situé dans un endroit merveilleux pour les échos ;tandis que miss Pross racontait les allées et venues deM. Manette et de sa fille, le banquier aurait pu croire qu’ilentendait la promenade du captif, en écoutant le bruit des pas quiretentissaient à son oreille, s’il n’avait pas su quelle en étaitl’origine.

« Les voilà, dit la gouvernante en selevant pour rompre la conférence, les voilà ; et bientôt lesautres vont arriver en foule. »

C’était un endroit si curieux pour sespropriétés acoustiques, une sorte d’oreille où tous les sonsconvergeaient d’une manière si étrange, que M. Lorry, penché àla fenêtre, crut un instant ne voir jamais apparaître le docteur etLucie, qu’il entendait marcher. Puis c’était un bruit confus, celuid’une foule plus ou moins nombreuse, dont les pas s’éteignaient aumoment où l’on pensait qu’elle allait être en sa présence.

Néanmoins le père et la fille se montrèrent,et miss Pross courut immédiatement à la porte de la rue, où elleles attendit.

En dépit de son extérieur, de sa grandetaille, de sa robe étroite et de son visage écarlate, il futtouchant de lui voir prendre le chapeau de miss Manette,l’épousseter avec le coin de son mouchoir, et lisser les beauxcheveux de la jeune fille d’un air aussi fier que si cettechevelure opulente lui avait appartenu, et qu’elle eût été la plusvaine, la plus coquette des femmes.

Il fut charmant de voir la jeune fille laremercier, l’embrasser avec effusion, et protester contre la peineque l’on se donnait pour elle, ce qu’elle fut obligée de dire enriant, pour ne pas blesser sa gouvernante, qui en aurait eu leslarmes aux yeux. Il fut touchant de voir le docteur regarder l’uneet l’autre, gronder miss Pross de ce qu’elle gâtait Lucie, etprouver par son accent et par ses yeux qu’il l’aurait gâtée plusencore, si la chose avait été possible.

Enfin, il n’était pas moins doux de contemplerM. Lorry qui, tout rayonnant sous sa petite perruque,remerciait son étoile célibataire de lui avoir donné dans savieillesse toutes les joies du foyer domestique.

Mais il ne vint personne pour jouir du tableauque présentait la famille ; et M. Lorry attenditvainement la foule qu’avait annoncée la gouvernante : le dînerarriva, mais pas une seule visite.

Miss Pross, qui, dans la maison, était chargéedu ménage, s’en acquittait d’une façon merveilleuse ; sesrepas, toujours simples en eux-mêmes, étaient si bien servis, latable d’une propreté si engageante, la cuisine mi-anglaise,mi-française, tellement parfaite, qu’on n’imaginait pas qu’il y eûtdes mets plus recherchés. Sans cesse occupée du bien-être de ceuxqu’elle servait avec amour, l’excellente femme avait fouillé toutle voisinage pour découvrir de pauvres Français qui, tentés par sesdemi-couronnes, lui avaient fait part de tous leurs secretsculinaires ; et le talent qu’elle avait su acquérir auprès deces enfants de la Gaule était si prodigieux, que les deux servantesplacées sous ses ordres la tenaient pour une sorcière ou pour unefée, capable de prendre un poulet, un lapin, un légume quelconque,et de les transformer en ce que bon lui semblait.

Le dimanche miss Pross dînait à la table dudocteur ; mais en semaine, elle prenait ses repas à une heureinconnue, soit dans les basses régions où était située la cuisine,soit dans la chambre bleue qu’elle occupait au second étage, et oùpersonne, excepté Lucie, ne mettait jamais les pieds.

Le jour dont nous parlons, elle se déridacomplètement pour répondre aux attentions dont la comblait missManette ; et le dîner fut des plus agréables.

Après le dessert (il faisait une chaleurétouffante), Lucie proposa d’aller s’asseoir à l’ombre du platane.Comme ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux quil’entouraient, chacun se leva immédiatement ; elle prit labouteille, à l’intention de M. Lorry, dont elle était l’Hébé,et nos convives s’installèrent dans la cour.

Des murailles et des toits mystérieux lesregardaient sourire en causant, tandis que les branches du platanemurmuraient au-dessus de leurs têtes. Bientôt M. Darnay vintaugmenter le petit cercle de famille ; mais cela ne faisaitqu’une personne ; et les centaines d’individus annoncés parmiss Pross étaient toujours absents.

Le docteur Manette et sa fille accueillirentCharles avec un empressement affectueux. Quant à la gouvernante,elle fut prise d’inquiétudes dans les membres qui l’obligèrent derentrer ; malaise auquel miss Pross était sujette, et qu’elleappelait sa crise de nerfs.

Jamais le père de Lucie n’avait été enmeilleure disposition ; il avait surtout un air de jeunessequi rendait encore plus frappante la ressemblance que sa filleavait avec lui, et l’on retrouvait avec plaisir la même expressionde bonheur sur ces deux visages, alors rapprochés l’un del’autre.

La tête de Lucie était appuyée sur l’épaule deM. Manette, dont le bras était posé sur le dos de la chaise desa fille ; on parlait d’anciens édifices, et le docteurprenait part à la conversation avec un entrain qui ne lui était pasordinaire, quand M. Darnay lui demanda s’il avait vu la Tourde Londres.

« J’y suis allé un jour avec Lucie,répondit-il, et seulement en passant ; mais cela nous a suffipour comprendre l’immense intérêt qu’elle éveille.

– J’y ai séjourné davantage ; vousvous le rappelez, continua M. Darnay avec un sourire un peuamer, et, malgré cela, je n’en sais pas plus que vous à cet égard.Toutefois on m’a raconté un incident assez curieux qui s’est passépendant que je m’y trouvais. Les ouvriers avaient été mis dans unancien cachot pour y faire un changement, ou une réparation, je nesais lequel ; toujours est-il que parmi les dates, les noms,les plaintes, les prières dont les parois de ce cachot étaientcouvertes, on remarqua dans un coin trois lettres majuscules,gravées d’une main tremblante, et sans doute au moyen d’untrès-mauvais instrument. On prit d’abord ces trois lettres pour lesinitiales D. J. C., mais en y regardant de plus près, on vit que ladernière était un G. Or, comme ces initiales ne se rapportaientnullement aux prisonniers qui avaient habité la cellule, on finitpar comprendre qu’elles formaient, non pas un chiffre, mais un mot,et que ce mot était DIG[9]. Dès qu’oneut fait cette découverte, on examina l’endroit du carrelage qui setrouvait directement sous l’inscription, et après avoir levé unepierre ou un carreau, on trouva un chiffon de papier réduit enpourriture, au milieu des débris d’un portefeuille et d’un petitsac de cuir. Il fut impossible de savoir ce qu’avait écrit leprisonnier ; mais il est évident qu’il avait écrit quelquechose, et qu’il l’avait caché là pour le dérober aux recherches deses gardiens.

« Êtes-vous malade ! monpère ? » s’écria Lucie avec effroi.

Le docteur s’était levé subitement, avaitporté ses deux mains à sa tête, et promenait autour de lui unregard qui les effraya tous.

Néanmoins, se remettant presqueaussitôt :

« Non chère enfant, dit-il ; je meporte à merveille. Ce sont des gouttes de pluie qui, en me tombantsur le front, m’ont causé une impression désagréable. Je crois quenous ferons bien de rentrer. »

La pluie tombait réellement en larges gouttes,et M. Manette montra que sa main était mouillée ; mais ilne dit pas un mot de l’épisode dont il venait d’êtrequestion ; et pendant toute la soirée M. Lorry crutdécouvrir sur la figure du docteur, chaque fois qu’elle rencontraitcelle de M. Darnay, l’étrange expression de défiance, mêlée dehaine, qu’il avait remarquée au moment où chacun félicitait lejeune homme d’avoir échappé à la mort. M. Manette avaitnéanmoins recouvré tout son sang-froid ; il était si calme, ilavait dans les manières tant de grâce et d’aisance, queM. Lorry douta de ses yeux, et mit sur le compte d’un souvenirimportun la singulière physionomie que, par instants, il croyaitvoir au docteur.

C’était le moment de faire le thé ; missPross s’en acquitta avec un talent habituel, en dépit d’unenouvelle crise nerveuse. Pourtant la foule qu’elle redoutaitn’arrivait pas ; on venait, il est vrai, d’introduireM. Cartone dans le salon, mais cela ne faisait jamais que deuxpersonnes étrangères, ce qui était loin de plusieurs centaines.

Jamais l’air n’avait été plus orageux, lachaleur plus accablante. Dès qu’on eut fini de prendre le thé,chacun s’approcha des fenêtres et plongea ses regards dans lesténèbres, qui s’épaississaient de plus en plus. Miss Manette étaità côté de son père, M. Darnay auprès d’elle, etM. Cartone appuyé au balcon de la fenêtre voisine. Le ventd’orage, qui entrait dans le salon par bouffées violentes, suiviesdes éclats du tonnerre, gonflait les rideaux blancs, et les faisaitflotter comme les ailes diaphanes d’une ombre séraphique.

« Les gouttes de pluie sont toujourslarges et rares, dit M. Manette. Comme cet orage vientlentement !

– Et sûrement, » ajoutaM. Cartone.

Ils parlaient à voix basse, comme la plupartdes gens qui sont dans les ténèbres, comme tous ceux qui attendentà la lueur des éclairs. On se pressait dans les rues voisines, pourchercher un abri contre l’orage ; et, l’écho merveilleuxmultipliant le bruit des pas, on eût dit qu’une foule immenseallait et venait sous les fenêtres, où cependant il ne passaitpersonne.

« Le bruit de la multitude, et néanmoinsl’isolement ! dit Charles Darnay en prêtant l’oreille àl’écho.

– Est-ce que cela ne vous fait pas unevive impression ? demanda Lucie. Quant à moi, lorsque le soir,je suis assise à côté de cette fenêtre… mais je ferais mieux de metaire… je frissonne rien que d’y songer… Cette nuit est si obscure,si imposante !

– Dites toujours, miss Manette ;nous frissonnerons avec vous, répondit M. Darnay.

– Il est possible que cela ne vous fasserien, reprit la jeune fille ; les folles idées qui noustraversent l’esprit doivent toute leur influence à notre proprenature, et l’émotion qu’elles nous font ressentir ne peut pas secommuniquer. Jugez-en par vous-même : lorsque le soir jereste, dis-je, à côté de cette fenêtre, il me semble que toutes cesallées et venues, dont l’écho m’apporte le bruit, sont les pas degens qui s’approchent dans l’ombre pour se mêler à notreexistence.

– S’il en est ainsi, la foule qui doit unjour se trouver sur notre chemin sera bien considérable, » ditM. Cartone d’une voix indifférente.

Les pas devenaient de plus en plus nombreux,de plus en plus rapides. En les répétant, l’écho éveillait d’autreséchos. Un piétinement précipité résonnait dans tous les sens ;on entendait la foule se ruer sous les fenêtres, se presser dans lesalon, aller et venir, s’arrêter, courir au loin, assiéger les ruesvoisines ; et l’œil ne découvrait personne.

« Tous ces pas doivent-ils nous rejoindreen masse, ou se diviser pour suivre chacun de nous, missManette ?

– Je l’ignore, monsieur Darnay. C’est unefolle idée qui ne vaut pas qu’on la discute. Lorsqu’elle m’estvenue, j’étais seule, et je me suis imaginée, comme je le disaistout à l’heure, que c’étaient les pas d’individus qui, un jour,doivent entrer dans ma vie et dans celle de mon père.

– Que tous viennent me trouver, ditCartone ; je ne sais pas de restriction, je ne réclame ni nestipule rien. Une grande foule s’ébranle et se dirige vers noustous, miss Manette, je la vois à la lueur des éclairs. »

Une vive clarté remplit le salon comme ildisait ces mots, et le montra négligemment appuyé contre lafenêtre.

« Je l’entends, poursuivit Cartone, aprèsun effroyable coup de tonnerre, elle vient rapide etfurieuse. »

Il faisait allusion à la tempête et aux nuéesqui fuyaient sous un ciel noir ; la pluie qui tomba subitementcouvrit sa voix et chacun garda le silence.

Jamais ils n’avaient vu d’orage aussi affreux.Pas le moindre intervalle entre les détonations de la foudre ;s’entre-croisant dans la nuit, elles roulaient au milieu deséclairs et des nappes d’eau torrentielles qui se déversaient avecfracas.

Malgré sa violence, l’orage fut de longuedurée. La grande cloche de Saint-Paul venait de sonner une heuredans l’air calme et pur, lorsque M. Lorry, escorté deCruncher, qui portait une lanterne, s’achemina vers son logis.

Pour se rendre de Soho-Square à Clerkenwell,on avait à franchir certains endroits solitaires, et l’agent deTellsone, qui pensait toujours aux voleurs, ne manquait jamais dese faire accompagner d’une lanterne portée par Jerry, bienqu’ordinairement il sortît de chez les Manette avant onzeheures.

« Quel effroyable temps, Jerry, dit legentleman ; un temps à faire sortir les morts de leurstombeaux.

– Je ne sais pas, monsieur, répondit lecommissionnaire ; je n’ai jamais vu, et j’espère bien nejamais les voir ressusciter.

– Bonsoir, monsieur Cartone, dit l’hommed’affaires. Bonsoir, monsieur Darnay. Quel orage !… Y enaura-t-il jamais de pareil, et le verrons-nous ensemble ?

– Peut-être, » répondit SydneyCartone.

*

**

Peut-être verront-ils fondre sur eux la foulerapide et mugissante.

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