Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 14Un honnête commerçant.

Un nombre infini d’objets mouvants seprésentaient chaque jour aux yeux de Jérémiah Cruncher, tandis que,perché sur son escabeau, il attendait à la porte de Tellsone qu’onl’envoyât n’importe où, chargé de quelque message. Qui pourraits’asseoir dans Fleet-Street et y passer la journée sans être éblouipar deux immenses processions, l’une se dirigeant vers l’ouest avecle soleil, l’autre suivant la direction opposée ; toutes lesdeux allant au-delà de cette ligne de pourpre et d’or, d’où lesoleil disparaissait à nos regards !

M. Cruncher, un brin de paille à labouche et son affreux gamin près de lui, regardait passer les deuxcourants sans qu’il pût espérer de les voir tarir ;perspective d’ailleurs qui, pour lui, n’eût pas été brillante,puisqu’il tirait une partie de ses finances du pilotage des femmescraintives, ayant pour la plupart passé la quarantaine, et qui, ducôté de Tellsone et Cie, cherchaient à se rendre de l’autre côté dela rue. Si bref que fût le trajet, M. Cruncher avait le tempsde s’intéresser à la dame, au point de lui exprimer le vif désir deboire à sa santé ; et les sommes, plus ou moins minimes, qu’ilrecevait pour mettre à exécution ce bienveillant dessein formaient,comme nous l’avons dit, l’une des branches de son revenu.

Il fut une époque où un poète allait s’asseoirsur la place publique, et y rêvait sous les yeux des passants.M. Cruncher, également assis dans un lieu de passage, maissans être poète, rêvait aussi peu que possible, et regardait autourde lui. Or, il se trouvait dans une maison où les allants et lesvenants sont en petit nombre, les femmes attardées peucommunes ; et ses affaires allaient assez mal pour qu’ilsoupçonnât son épouse d’indisposer le ciel contre lui, quand unefoule bruyante, se dirigeant vers l’ouest, attira son attention. Ilreconnut bientôt que c’était un cortège funèbre, et qu’il y avait,contre ces funérailles, quelque opposition populaire, d’oùrésultaient les clameurs dont ses oreilles étaient frappées.

« C’est un enterrement, Jerry, ditM. Cruncher à son fils.

– Bravo ! papa, » s’écria legamin en donnant à ce cri de triomphe une significationmystérieuse.

Mais le père Cruncher le prit en mauvaisepart, souffleta le gamin, et dit à son tour :

« À quoi penses-tu, mauvais drôle ?Que je t’entende, et tu auras de mes nouvelles ! Cet enfant-làdevient trop rusé, ajouta-t-il en regardant de côté l’affreuxgamin.

– Il n’y a pas de mal à crier bravo,reprit le marmouset en se frottant la joue.

– Vas-tu te taire ? Je n’entends pasque tu me répondes. Perche-toi là-dessus, et regarde. »

Le fils obéit, et le cortège avança. Lamultitude criait, sifflait autour du corbillard et d’une voiture dedeuil, laquelle ne renfermait qu’un seul pleureur, équipé de noir,ainsi qu’il convenait à ses fonctions. Le malheureux, fort inquiet,cherchait, en se blottissant dans la voiture, à éviter les regardsde la canaille, qui lui faisait d’horribles grimaces, et mêlait aucri de : « À bas les espions ! » une averse decompliments beaucoup trop énergiques pour être rapportés.

En toute saison, M. Cruncher avait pourles pompes funèbres un goût tout spécial ; il suffisait d’unenterrement pour le mettre en émoi : on se figure, dès lors,combien il fut surexcité par le bruyant cortège qui s’avançait verslui.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-ilà un passant.

– Je n’en sais rien, dit l’homme. À basles espions ! Tsitt !… tsitt ! à bas lesespions !

– Qui est mort ? demanda-t-il à unautre.

– Je ne sais pas, répondit cet autre, quise fit un porte-voix de ses mains, et vociféra avec ardeur : Àbas les espions ! À bas les espions ! »

Enfin M. Cruncher put apprendre quec’était l’enterrement d’un nommé Roger Cly.

« Il était donc espion ? demanda lecommissionnaire.

– Espion d’Old-Bailey, réponditl’homme.

– Mais je l’ai vu, j’en suis sûr !s’écria Jerry, qui se souvint du procès de Charles Darnay. Il estdonc mort ?

– On ne peut plus mort, et il ne le serajamais trop. À bas les espions ! dans le ruisseau lesespions ! Qu’on les prenne et qu’on lestraîne ! »

En l’absence de toute autre idée, celle-ciparut tellement acceptable, que la foule, y mordant tout à coup, serua sur les deux véhicules dont elle interrompit la marche. Laportière de la voiture, brusquement ouverte, l’unique pleureur setrouva face à face avec les assaillants ; mais, audacieux etfluet, il fit si bon usage de ses ressources, qu’en moins d’uneminute, il eut gagné l’extrémité d’une ruelle transversale, aprèsavoir jeté son crêpe, son manteau, son rabat, son blanc mouchoir,et autres emblèmes des larmes symboliques. Tout cela fut mis enpièces et dispersé au loin, tandis que les marchands fermaientleurs boutiques en toute hâte ; car, à cette époque, la fouleétait un monstre redouté.

Les plus entreprenants avaient ouvert lecorbillard et se disposaient à prendre le cercueil, sans tropsavoir ce qu’ils allaient en faire, lorsqu’un brillant génieproposa de laisser le défunt à sa place, et de le conduire à sadernière demeure, au milieu des acclamations générales. Cette idéepratique fut accueillie avec transport ; la voiture futimmédiatement remplie de huit personnes, et chargée d’une douzaineà l’extérieur, pendant que le corbillard recevait tous lesindividus qui pouvaient y grimper, ou s’y accrocher d’une façonquelconque.

Parmi les plus empressés à faire partie ducortège se trouvait Jérémiah Cruncher, dont la tête ébouriffée secachait modestement dans l’un des coins de la voiture, afind’échapper aux observations d’un employé quelconque de la maisonTellsone. Les directeurs officiels des funérailles essayèrent biend’élever la voix contre ce changement de cérémonial ; mais laTamise était d’une proximité alarmante, et diverses remarques àpropos de l’excellent effet des bains de rivière sur lescroque-morts récalcitrants firent cesser les protestations, quid’ailleurs n’étaient pas très-vives, et le convoi s’ébranla.

Un ramoneur, assisté du cocher véritable, quipour ce motif avait été placé à côté de lui, menait la voiture dedeuil, tandis qu’un marmiton, également pourvu des lumières et del’expérience de son ministre, conduisait le char funèbre. Quelquesinstants après, un bateleur, propriétaire d’un ours, très-connudans la Cité, vint s’adjoindre au cortège ; et sa bête, dontle pelage noir et galeux semblait emprunté aux magasins des pompesfunèbres, devint la seule figure sérieuse que l’on trouvât dans lafoule.

C’est ainsi que buvant, fumant, chantant,hurlant, parodiant la douleur, grossissant à chaque pas, le convoidésordonné chemina vers une ancienne église, bâtie extra muros, etdédiée à saint Pancrace. Avec le temps, il arriva au terme de sonvoyage, força les portes du cimetière et finit par enterrer ledéfunt à sa guise et à sa très-grande satisfaction.

La foule, après avoir disposé du mort, ayantbesoin d’un nouveau plaisir, l’un des membres les plus ingénieux,peut-être celui qui l’avait déjà inspirée, conçut la penséedrolatique de s’emparer des passants, de les accuser d’être espionsd’Old-Bailey, et de les traiter en conséquence. À peine eut-onrépandu cette idée lumineuse, qu’une vingtaine de personnesinoffensives, ne connaissant pas même de vue l’ancienne geôle,furent saisies, houspillées et battues de la bonne manière. D’unpareil jeu, au bris des fenêtres, au pillage des tavernes, latransition était aussi naturelle que facile. Enfin, après uncertain nombre d’heures, quand les esprits belliqueux eurentarraché les barreaux des grilles pour s’en faire des armes, etdéfoncé les portes, le bruit courut que les soldats approchaient,et la foule se dispersa immédiatement.

La garde arriva-t-elle ou n’arriva-t-ellepas ? c’est ce que l’on ne pourrait dire, car personne n’étaitlà pour le voir.

Quant à M. Cruncher, il n’avait pas prispart au divertissement final ; après la descente du corps, ilétait resté dans le champ de repos, où il avait offert sescondoléances aux agents des pompes funèbres ; puis il avaitallumé sa pipe, et trouvant un charme particulier au cimetière deSaint-Pancrace, tout en fumant, il en examina les clôtures et enétudia les moindres détails.

« Tu as vu ce Roger Cly, dit-il en separlant à lui-même, tu l’as vu de tes propres yeux ; il étaitjeune, robuste et bien tourné ».

Il médita encore pendant quelques instants, ets’éloigna, afin de se retrouver à la porte de Tellsone quand onfermerait la banque. Mais, soit que ses méditations sur la mort luieussent troublé la bile, soit que depuis quelques jours il fûtmécontent de sa santé, ou qu’il n’eût d’autre intention que deprésenter ses respects à un homme de mérite, il passa, en revenant,chez son docteur, qui était l’un des chirurgiens les plusdistingués de Londres.

Le jeune Cruncher rendit à l’auteur de sesjours la place qu’il occupait depuis quelques heures, en déclarant,toutefois, qu’elle n’avait produit aucun bénéfice depuis le départdu titulaire. Les vieux commis ne tardèrent pas à sortir, la banquese ferma, et les deux Jerry, père et fils, rentrèrent chez eux pourprendre le thé.

« Je sais où il est, dit en entrantM. Cruncher à sa femme, et si par aventure la chose tournemal, c’est à toi que je m’en prendrai, car je serai certain que tuas mis le ciel contre moi, tout aussi certain que si je l’avais vufaire. »

La pauvre femme secoua la tête d’un airdécouragé.

« Tu y reviens encore, et à ma barbe,reprit le bourru avec une certaine inquiétude.

– Je n’ai rien dit.

– Mais tu n’en penses pas moins : etque tu sois contre moi d’une façon ou d’une autre, c’est toujoursla même chose. Je ne veux pas plus de méditations que de prières.Tu m’entends ?

– Oui, Jerry.

– Quelle réponse ! dit Cruncher ense plaçant devant sa tasse ; oui, Jerry ! cela secomprend ; oui, Jerry, c’est bien facile à dire. »

Le mari n’attachait à ses paroles aucun sensparticulier. C’était tout simplement une façon ironique d’exprimersa mauvaise humeur, ainsi que le font beaucoup d’autres, enpareilles circonstances.

« Je te crois, poursuivit-il en avalantavec effort une bouchée de sa tartine, je te crois, tu fais bien dene pas dire non.

– Est-ce que tu sortiras cettenuit ? demanda timidement sa femme, lorsqu’il eut avalé uneseconde bouchée de pain.

– Oui, je sortirai.

– Veux-tu que j’aille avec toi,papa ? s’écria le petit Cruncher.

– Non, tu ne peux pas venir ; tamère le sait bien, je vais à la pêche.

– Ta ligne est moisie et l’hameçon estrouillé. Quand est-ce que tu y vas à la pêche ?

– Cela ne te regarde pas.

– Rapporteras-tu du poisson ?

– Cela dépend. Si la pêche n’est pasbonne, le dîner sera court demain ; que cela te suffise,répondit le père en hochant la tête ; assez de questions commecela. »

Pendant tout le reste de la soirée,M. Cruncher eut l’œil sur sa femme, et l’obligea de prendrepart à la conversation, afin d’empêcher qu’elle ne s’adressât auciel pour contrecarrer ses entreprises ; il engagea son fils àle seconder dans ses efforts, et rendit la vie dure à la pauvrefemme, en insistant sur les fautes qu’il avait à lui reprocher, nevoulant point lui laisser une minute de réflexion. Un dévot pleind’ardeur n’eût pas reconnu plus hautement l’efficacité de laprière, qu’il ne le faisait par sa crainte des oraisons de safemme ; il ressemblait à un esprit fort qui ne croirait pas àl’âme, et qui aurait peur des revenants.

« Retiens bien mes paroles, continuaM. Cruncher : demain, pas de plaisanterie ; si lachance est pour moi, et que je rapporte un morceau de viande,j’entends qu’on en mange, et qu’on ne se mette pas au painsec ; si, en ma qualité d’honnête commerçant, je peux acheterun peu de bière, ne me déclare pas que tu ne bois que de l’eau.Quand vous allez à Rome, suivez la coutume de Rome ; et pourtoi, c’est moi qui suis Rome et la coutume. Avec ta manière dereprocher à la nourriture d’où elle vient, je me demande commentnous avons de quoi manger, femme sans cœur ! Vois un peu tongarçon : il est maigre comme une latte ; or, ne sais-tupas que le premier devoir d’une mère est d’engraisser sonenfant. »

Ému de ces paroles, qui le touchaient dans sonendroit sensible, l’enfant adjura sa mère de remplir à son égard ledevoir impérieux qui lui était rappelé avec tant de délicatesse.C’est ainsi que se passa la soirée jusqu’au moment où le petitJerry alla se coucher ; sa mère, invitée à suivre son exemple,ne tarda pas à obéir ; et Jerry, le chef du ménage, fumaplusieurs pipes, en attendant qu’il pût se mettre en route pour sonexpédition.

À une heure moins un quart il se leva, tiraune clef de son gousset, ouvrit une armoire, y prit un sac, unepioche, un levier de belle taille, une corde, une chaîne et diversengins de pareille nature.

Lorsqu’il se fut adroitement chargé de cesobjets, il regarda mistress Cruncher avec inquiétude, souffla lachandelle et sortit.

Le petit Jerry, qui ne dormait pas, et quis’était couché tout habillé, fut immédiatement sur les talons deson père. À la faveur des ténèbres, il le suivit dans l’escalier,dans la cour, dans la rue, sans s’inquiéter de savoir comment ilrentrerait : la maison était pleine de locataires, et, même lanuit, la porte n’était pas fermée. Poussé par le noble désir deconnaître et d’étudier la profession de son auteur, le petit Jerryse glissa le long des murailles, et ne perdit pas de vue sonhonorable père. Celui-ci, se dirigeant vers le Nord, fut bientôtrejoint par un autre disciple d’Isaac Walton ; et les deuxpêcheurs s’en allèrent côte à côte. Une demi-heure après ilsavaient échappé à la lanterne du dernier watchman, et se trouvaientsur une route solitaire. Un troisième pêcheur se joignit tout àcoup aux deux autres, et le fit si rapidement, et avec si peu debruit, qu’on aurait pu croire que l’un des précédents s’étaitdédoublé. Les trois camarades, toujours suivis du gamin,s’arrêtèrent sous une espèce de terrasse qui dominait la route.

Un mur en briques s’élevait sur la terrasse,et une grille de fer surmontait la muraille. Les trois pêcheurss’engagèrent dans une impasse, dont le mur, ayant alors huit ou dixpieds d’élévation, formait l’un des côtés. La première chose quifrappa le petit Jerry, couché à plat ventre, afin de rester dansl’ombre, fut la silhouette de son honorable père qui escaladait lagrille ; les deux autres le suivirent, et, après être demeurésquelque temps immobiles, sans doute pour écouter, ils se traînèrentsur les mains et les genoux.

C’était maintenant au petit Jerry às’approcher de la grille ; il retint son haleine, se tapitdans un coin, et regardant à travers les barreaux, il vit les troishommes ramper dans l’herbe d’un cimetière, dont les tombes,éclairées vaguement par la lune, ressemblaient à une légion defantômes que dominait l’église, pareille elle-même au spectre d’ungéant monstrueux. Quand ils furent arrivés à l’endroit qu’ilscherchaient, les trois hommes se relevèrent ; ils commencèrentà pêcher d’abord avec une bêche ; puis il sembla au petitJerry que son honorable père appliquait à la fosse un énormetire-bouchon. Du reste, quel que fût l’instrument que chacun d’euxemployât, le gamin fut surpris du zèle que les pêcheurs mettaient àleur besogne, et s’en étonna jusqu’au moment où l’horloge ayantfrappé plusieurs coups, il s’enfuit terrifié. Mais le désir qu’ilavait depuis si longtemps de s’éclairer sur la professionpaternelle l’arrêta dans sa course, et le fit revenir sur sespas.

Lorsque le bambin se retrouva près de lagrille, les trois hommes pêchaient toujours avec courage ; ilssemblaient avoir fait quelque prise importante, car tous les trois,penchés au bord de la fosse, attiraient avec force un objet pesant,qui apparut enfin à la surface de la terre.

Bien qu’il devinât sans peine quel était cetobjet, le bambin, pour qui ce spectacle était nouveau, fut saisid’une telle épouvante, en voyant son père se disposer à ouvrir lecercueil, qu’il ne s’arrêta, cette fois, qu’après une course d’unmille. Sans l’obligation où il était de reprendre haleine, il estmême à croire qu’il ne se serait reposé qu’en arrivant au gîte.

Le malheureux se figurait avoir le cercueil àses trousses. Il le voyait toujours prêt à le rejoindre, à lesaisir par le bras, tandis que, jouissant d’une ubiquitédésespérante, le cercueil infernal bondissait devant lui, sortaitdes chemins de traverse, des allées, des coins obscurs, se heurtaitcontre les portes, se frottait contre les murailles, et, prenantune forme humaine, semblait lever les épaules en ricanant dansl’ombre, si bien que le pauvre Jerry avait raison de se croire àdemi mort lorsqu’il gagna sa porte. L’odieux cercueil, lepoursuivant toujours, sauta pesamment les marches, entra dans sachambre, se fourra dans les draps, et, bondissant une dernièrefois, retomba sur la poitrine du gamin dès que celui-ci ferma lesyeux.

Au point du jour, l’affreux marmot fut tiré deson cauchemar par la présence de son père dans la chambre voisine.Les choses avaient mal tourné. C’est du moins ce que présuma lepetit Jerry en voyant M. Cruncher tenir sa femme par lesoreilles, et lui frapper la tête contre le dossier de lacouchette.

« Cela t’apprendra, disaitM. Cruncher, tu vois que je suis de parole.

– Jerry ! s’écriait la malheureused’une voix suppliante.

– Pourquoi faire manquer mesentreprises ? Tu veux donc ma ruine et celle de mesassociés ? Ton devoir est de me respecter et de m’obéir…est-ce que tu ne le sais pas ?

– Je fais tous mes efforts pour être unebonne épouse, répondit-elle en pleurant.

– Est-ce être bonne que de m’empêcher degagner ma vie ? Est-ce m’honorer que de jeter le blâme sur moncommerce ? Est-ce m’obéir que de me contrecarrer dans tout ceque j’entreprends. Tu avais pourtant juré d’être soumise etrespectueuse.

– À cette époque-là, Jerry, tu n’avaispas encore cet horrible métier.

« Est-ce que cela te regarde ? Tu asbien assez de tes obligations envers moi, sans te mêler de ce queje fais, ou de ce que je ne fais pas. Une femme qui remplitconvenablement ses devoirs ne s’occupe pas du métier de son mari.Tu dis que tu es pieuse, j’en aimerais mieux une autre, qui auraitoublié de l’être. Tu n’as pas plus le sentiment de tes devoirs quela terre n’a celui du bâton qu’on y enfonce ; il paraît quec’est à coups de marteau qu’il faut t’en pénétrer. »

Après cette mercuriale, qu’il avait faite àvoix basse, l’honnête commerçant défit ses bottes, crottées jusqu’àmi-jambe, s’étendit par terre, où, se couchant sur le dos, il posasa tête sur ses mains couvertes de rouille, et ne tarda point às’endormir.

Il n’y eut pas de poisson au déjeuner, dont lemenu se composa de fort peu de chose. M. Cruncher, d’unehumeur plus massacrante que jamais, gardait à côté de lui lecouvercle de la marmite, afin de le lancer à la tête de sa moitié,si la pauvre créature manifestait la moindre tendance à proférerses grâces.

Il fut toutefois lavé, brossé, habillé, àl’heure de partir, comme il le faisait chaque matin, pour se rendreà son poste. Le petit Jerry, marchant à côté de son père, letabouret sous le bras, au milieu des passants qui remplissaient lesrues, différait essentiellement du bambin terrifié, qui, la nuitprécédente, courait dans l’ombre, poursuivi par un fantôme. Laclarté du jour lui avait rendu sa malicieuse effronterie, et sesterreurs s’étaient dissipées en même temps que les ténèbres. Il estprobable qu’à ce double point de vue, il ne manqua pas de confrèresdans la bonne ville de Londres.

« Papa, dit le rusé marmot en se plaçantà distance respectueuse de l’auteur de ses jours et en s’abritantderrière son tabouret, qu’est-ce qu’un résurrectionniste ?

– Comment le saurais-je ? dit lepapa en s’arrêtant sur le trottoir.

– Je croyais que vous saviez tout,répliqua le bambin.

– Hum ! reprit M. Cruncher ensoulevant son chapeau, pour donner plus de liberté à ses cheveux,c’est un commerçant, mon fils.

– Quel genre de commercefait-il ?

– Un commerce… d’objets scientifiques,dit le papa en se grattant la tête.

– Il vend des cadavres, n’est-cepas ? continua le gamin.

– C’est possible.

– Oh ! papa, quand je serai grand,je me ferai résurrectionniste. »

M. Cruncher, très-flatté du désir de sonhéritier, n’en hocha pas moins la tête, à la façon des moralistes,et répliqua d’une voix sententieuse :

« Cela dépendra de tes dispositions, etdu développement que tu sauras leur donner ; il faut cultiverton intelligence, avoir soin de ne parler à qui que ce soit, quepour dire les choses vraiment indispensables. Quant à l’adressenécessaire, je ne vois rien jusqu’à présent qui puisse me fairecraindre que tu ne sois pas capable un jour de remplir cesfonctions. »

Ravi de cet encouragement paternel, le bambincourut planter l’escabeau devant Tellsone et Cie, tandis que sonpère se disait à lui-même :

« Jerry, brave et honnête commerçant, ily a tout lieu d’espérer que cet enfant-là sera la consolation detes vieux jours, et te dédommagera amplement de ce que sa mère tefait souffrir ! »

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