Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 6Triomphe.

Le Tribunal Révolutionnaire, composé de cinqjuges, de l’accusateur public, et d’un jury dont les décisionsétaient sans appel, siégeait tous les jours. La liste des accusésqui devaient comparaître devant lui était envoyée la veille danschaque prison, et lue par le geôlier à ceux qu’elle concernait.

« Approchez tous, et écoutez : voicile journal du soir ! » répétait chaque jour l’homme de lageôle, dont cette phrase était sa plaisanterie favorite.

« Charles Évremont, dit CharlesDarnay ! » C’est ainsi qu’enfin débuta le journal du soirà la Force, le jour où la pauvre Lucie avait vu danser lacarmagnole.

Dès que le nom d’un prisonnier était appelé,celui qui le portait devait sortir de la foule et aller se mettre àl’écart dans un endroit réservé aux prévenus désignés pour lelendemain. Charles avait de tristes raisons pour ne pas ignorer cetusage : depuis quinze mois il avait vu disparaître tous sescompagnons d’infortune, après avoir été soumis à cetteformalité.

Le geôlier bouffi regarda par-dessus seslunettes pour s’assurer que ledit Évremont avait été se placer àl’endroit voulu, et continua sa lecture, en s’arrêtant de la mêmemanière à chaque nom qu’il prononçait. La liste en portaitvingt-trois ; vingt prisonniers seulement répondirent àl’appel ; les trois derniers étaient morts : l’un dans laprison même, les deux autres sur l’échafaud ; mais on l’avaitoublié.

La lecture de cette liste avait lieu dans lagrande pièce ou Charles avait été introduit le jour de son entrée àla Force. Tous ceux qu’il y avait trouvés à cette époque avaientété massacrés en septembre ; et depuis lors chacun des amisqu’il avait vus partir n’était sorti de prison que pour monter àl’échafaud.

Quelques adieux s’échangèrent à la hâte, maisla séparation fut bientôt terminée ; c’était un incidentquotidien dont on avait pris l’habitude, et ce soir-là précisémentla société de la Force se préparait à jouer aux gages, et devaitavoir un petit concert. Elle se pressa aux grilles pour voir ledépart des accusés ; quelques larmes furent répandues sur lesmalheureux qui s’éloignaient ; mais vingt places étaientvides, il fallait les remplir afin de ne pas faire manquer lesamusements promis ; et l’heure pressait ; bientôt allaitvenir le geôlier qui fermerait les portes, et livrerait la sallecommune et les corridors aux chiens de garde qui faisaient le guetpendant la nuit.

Ce n’est pas que les prisonniers dont nousparlons fussent insensibles ; leur insouciance venait de lacondition où ils étaient placés, de la nature même de l’époque oùils vivaient, et non d’une absence de cœur. L’espèce de fanatisme,ou d’enivrement, qui conduisit alors plusieurs personnes à braverla guillotine, et à courir au-devant du supplice, n’était pas unesimple bravade, mais l’effet contagieux de la frénésie publique. Ona vu en temps de peste de certains individus saisis de vertige êtreattirés par le mal et souhaiter d’en mourir. Nous avons tous ennous-mêmes de ces bizarreries mystérieuses qui, pour se révéler,n’ont besoin que d’une circonstance qui les évoque.

Le passage de la Force à la Conciergerie étaitcourt et ténébreux ; la nuit dans leurs nouvelles cellules,hantées par la vermine, fut longue et froide pour les vingtaccusés. Amenés à la barre dès le matin, quinze d’entre euxpassèrent devant les juges avant celui qui nous occupe. Tous lesquinze furent condamnés à mort ; leur interrogatoire et leurjugement, rendu à part pour chacun d’eux, avaient pris une heure etdemie au tribunal.

« Charles Évremont, dit CharlesDarnay ! » cria l’huissier.

Les magistrats portaient le chapeau àplumes ; mais le bonnet rouge, orné de la cocarde tricolore,dominait partout dans la salle. En jetant un regard sur les juréset sur l’auditoire, le prévenu aurait pu se dire que l’ordrenaturel des choses était renversé, et que les criminels jugeaientles honnêtes gens. Ce qu’il y a de plus vil et de plus atroce parmila populace d’une grande cité, dirigeait les débats, faisait debruyants commentaires, applaudissait, désapprouvait, anticipait etprécipitait le jugement, sans la moindre opposition de la part dutribunal. Presque tous les hommes étaient armés ;quelques-unes des femmes avaient des dagues et des couteaux ;plusieurs d’entre elles mangeaient et buvaient, tout en regardantce qui se passait à la barre ; le plus grand nombre tricotait.L’une de ces dernières avait une pièce de tricot sous le bras, etn’en travaillait pas moins avec activité. Placée au premier rang,elle était auprès d’un homme que l’accusé n’avait pas vu depuis sonarrivée à Paris, mais qu’il reconnut immédiatement pour le citoyenDefarge. La tricoteuse parla une ou deux fois à l’oreille de sonvoisin, d’où Charles supposa qu’elle était la femme ducabaretier ; et ce qui frappa surtout le prévenu, c’estl’affection que mettaient l’un et l’autre à ne pas se tourner verslui, dont ils étaient aussi près que possible. Tous deux ilsparaissaient peu satisfaits, et leurs regards ne quittaient pas lesjurés.

Au-dessous du président était assis le docteurManette, vêtu de ses habits ordinaires ; autant que CharlesDarnay put en juger, lui et M. Lorry étaient les seuls dansl’auditoire qui n’eussent pas adopté la carmagnole.

Charles Évremont, dit Charles Darnay,comparaissait devant le tribunal en qualité d’aristocrate, accuséd’émigration, et l’accusateur public demandait sa tête au nom dudécret de bannissement qui interdisait, sous peine de mort,l’entrée de la France aux émigrés. Peu importait que le retour duprévenu fût antérieur au décret invoqué : ledit Évremont étaitlà, on l’avait pris en France, le décret existait, il fallait qu’ille subît.

« Qu’on lui coupe la tête ! crial’auditoire ; c’est un ennemi de la République. »

Le président agita la sonnette, et demanda auprévenu s’il n’était pas vrai qu’il eût passé de longues années enAngleterre ?

« Sans aucun doute. »

Dès lors c’était un émigré ; comment sequalifiait-il ?

De Français, habitant l’Angleterre, mais nonpas d’émigré, dans le sens que la loi donnait à cettequalification.

« Et pourquoi ? » lui fut-ildemandé.

Parce qu’il avait renoncé volontairement à uneposition et à un titre qui lui étaient odieux ; et que s’ilavait quitté son pays, ce qu’il avait fait bien avant que le motémigré eût la signification que lui donnait le tribunal, c’étaitparce qu’il avait mieux aimé vivre de son propre travail, enAngleterre, que de celui du peuple dont il pouvait jouir enFrance.

Quelle preuve en donnait-il ?

Le témoignage de Louis Gabelle et d’AlexandreManette.

« Mais c’est à Londres qu’il s’étaitmarié, lui rappela le président.

– Oui ; mais non pas à uneAnglaise.

– À une citoyenne de France ?

– Oui.

– Son nom ?

– Lucie Manette, fille du docteurManette, ex-prisonnier à la Bastille. »

Cette réponse produisit le meilleur effet surl’auditoire. Des cris à la louange du bon docteur retentirent danstoute la salle ; et telle était la mobilité du peuple que deslarmes coulèrent sur plus d’un de ces visages féroces, quil’instant d’avant exprimaient la fureur.

Charles avait suivi jusqu’à présent lesinstructions réitérées de son beau-père, dont la vigilance avaittout aplani sur la route dangereuse où le prévenu était engagé.

« Pourquoi l’accusé était-il revenu à lafin de l’année précédente ? pourquoi avait-il attendujusque-là pour rentrer dans sa patrie ? lui demanda leprésident.

– S’il n’était pas revenu plus tôtc’était, répondit-il, parce qu’il n’avait dans son pays d’autresmoyens d’existence que la fortune patrimoniale dont il avait faitl’abandon, tandis qu’en Angleterre il gagnait de quoi vivre enenseignant la langue et la littérature françaises. S’il avaitquitté Londres, c’était à la prière de l’un de ses compatriotes,dont son absence mettait la vie en danger. Il était accouru poursauver les jours de ce citoyen, en venant dire la vérité à sesrisques et péril : était-ce un crime aux yeux de laRépublique ?

– Non ! non ! » crial’auditoire avec enthousiasme. Le président agita en vain lasonnette ; les dénégations continuèrent jusqu’au moment où ilplut à la populace de rester silencieuse.

« Quel est le nom de cecitoyen ? » demanda le président aussitôt que le vacarmes’apaisa.

Le citoyen en question était le premier témoinà décharge. Le prévenu s’en référait avec confiance à la lettre dece citoyen, lettre qui lui avait été prise à la barrière, lors deson arrivée à Paris ; mais qui se trouvait, sans aucun doute,parmi les dossiers placés devant le tribunal.

Le docteur avait eu soin de l’y faireintroduire, et s’était assuré qu’on l’y avait mise ; en effetla lettre fut produite et lue par le président.

Le citoyen Gabelle, cité à la barre pour yfaire sa déposition, confirma non-seulement tout ce qu’avait ditl’accusé, mais insinua, avec une extrême délicatesse, qu’au milieude la quantité d’affaires imposées à la justice par les nombreuxennemis du peuple, il étai resté pendant trois ans à l’Abbaye,totalement effacé de la mémoire patriotique du tribunal, jusqu’à lafin de la semaine précédente, où il avait été appelé àcomparaître ; et, qu’on l’avait mis en liberté sur la réponsedu jury, déclarant que l’accusation portée contre ledit Gabelleétait annulée par la présence du citoyen Charles Darnay.

M. Manette fut ensuite interrogé. Lapopularité dont il jouissait, la précision de ses réponsesproduisirent un effet marqué tout d’abord ; mais quand ildémontra que l’accusé avait été son premier ami, lorsqu’il étaitsorti de la Bastille ; que le prévenu, depuis cette époque,n’avait cessé de lui être dévoué dans son exil ; que loind’être en faveur auprès du gouvernement aristocratique del’Angleterre, Charles Darnay avait été mis en accusation commeennemi de la Grande-Bretagne, et comme ami des États républicainsd’Amérique, le tribunal partagea les sentiments de l’auditoire.Enfin lorsque, appuyant sur tous ces points avec la force etl’entraînement de la vérité, il eut fait appel à M. Lorry,citoyen de Londres, actuellement dans la salle, et qui avait déposédans l’affaire susmentionnée, le jury déclara qu’il en avait assezentendu, et se trouvait prêt à rendre son verdict, si le présidentvoulait bien le recevoir.

À chacun des votes (les jurés opinaientverbalement et à haute voix) l’assemblée fit retentir la salle deses acclamations. Tous les membres se prononcèrent en faveur duprévenu, et Charles Darnay fut déclaré innocent à l’unanimité.

Alors commença l’une de ces démonstrationsauxquelles la populace se livrait quelquefois, même à cette époquede fureur sanguinaire. Était-ce pour obéir à un esprit versatile,pour céder aux impulsions généreuses qui sommeillaient en elle, oupour compenser les actes féroces dont elle chargeait saconscience ? Personne ne pourrait le dire ; il estprobable que ces trois motifs y avaient part, bien que le secondprédominât sur les deux autres. Quoi qu’il en soit, l’acquittementne fût pas plus tôt prononcé, que les larmes coulèrent avecabondance, et que les embrassements furent prodigués à CharlesDarnay par tant de personnes des deux sexes, qu’il manqua de setrouver mal, affaibli qu’il était par sa longue détention, et toutému en pensant que la même foule, portée par un autre courant,l’aurait déchiré avec un égal enthousiasme.

La nécessité de faire place à de nouveauxaccusés délivra notre ami des caresses dont il était l’objet. Onvenait d’introduire devant le tribunal, pour y être jugés en bloc,cinq prévenus accusés d’être ennemis de la République, en ce sensqu’ils ne l’avaient assistée ni par leurs discours ni par leursactions. Telle fut la promptitude que mirent les membres dutribunal à dédommager le peuple, à se dédommager eux-mêmes de lalibération précédente, qu’il fut décidé que les cinq prévenusseraient exécutés dans les vingt-quatre heures, avant que CharlesDarnay ait pu sortir de la salle. L’un des condamnés lui apprit lasentence qui les frappait, en levant un doigt, ce qui signifiait lamort, d’après les signes en usage dans les prisons, et tous lescinq ajoutèrent d’une voix ferme : « Vive laRépublique ! »

À vrai dire, cette dernière cause n’avait paseu d’auditoire qui pût en prolonger les débats ; car ensortant du palais de justice, le docteur et son gendre setrouvèrent au milieu d’une foule considérable, dans laquelleM. Manette reconnut tous les visages qu’il avait vus dans lasalle, excepté deux personnes qu’il y chercha vainement. Aussitôtqu’on eut aperçu Charles, accompagné du docteur, les acclamationsrecommencèrent, les larmes, les cris, les applaudissements, lesembrassades, tour à tour, puis ensemble, jusqu’à ce que le vertigeuniversel parut avoir gagné la rivière, et s’être emparé de l’onde,affolée comme le peuple qui était sur ses rives.

Ils avaient parmi eux une chaise qu’ilsavaient prise, soit au tribunal même, soit dans l’une des sallesvoisines ; après l’avoir recouverte d’un drapeau rouge, ils yavaient attaché une pique surmontée d’un bonnet rouge. Quelles quefussent les supplications du docteur, il ne put empêcher qu’onn’élevât son gendre sur cette chaise patriotique ; et pendantqu’on le ramenait en triomphe, au milieu de cette mer houleuse debonnets couleur de sang, d’où surgissaient à ses yeux des débris defaces humaines, Charles se demanda plus d’une fois s’il n’était pasdans le tombereau qui le conduisait à la guillotine.

C’est ainsi que l’entourant d’un cortège quilui semblait le produit d’une hallucination, embrassant tous ceuxqu’ils rencontraient sur leur passage, le leur montrant du doigt enpoussant des cris d’enthousiasme, ils le portèrent par laville ; et rougissant de la couleur républicaine les rues dontils avaient rougi le pavé d’une teinte plus sombre, ils arrivèrentà la maison du docteur, et entrèrent dans la cour où ils déposèrentCharles Darnay.

Lucie, préparée au spectacle qu’elle allaitavoir par M. Manette qui avait couru l’en avertir, étaitdescendue, lorsque Charles mit pied à terre et tomba sansconnaissance dans les bras de son mari.

Pendant qu’il la pressait sur son cœur, ayanteu soin de se placer entre elle et ceux qui l’escortaient, pour ladérober aux regards de la foule, quelques individus se mirent àdanser ; tous les autres suivirent immédiatement leur exemple,et la Carmagnole tournoya dans la cour. Puis ils portèrent sur lachaise triomphale une jeune fille qui figura la déesse de laliberté, et débordant de la cour dans les rues voisines, sur lequai et sur le pont, la Carmagnole, dont les flots grossissaient àchaque minute, s’éloigna en tourbillonnant.

Après avoir serré la main à son beau-père quile regardait avec orgueil ; celle de M. Lorry quiarrivait tout essoufflé par la lutte qu’il avait soutenue contreles danseurs ; après avoir embrassé la petite Lucie qu’onélevait pour qu’elle pût lui passer les bras autour du cou, et lafidèle Pross qui tenait l’enfant, il prit sa femme dans sesbras :

« Lucie ! ma bien aimée ! jesuis sauvé, je suis à toi !

– Charles, mon adoré, laisse-moiremercier Dieu, comme je le priais encore hier. »

Tous inclinèrent leurs fronts et leurscœurs.

« Et maintenant, mon bon ange, parle àton père, dis-lui tout ce que j’éprouve ; nul autre au monden’aurait pu faire ce qu’il a fait pour moi.

Elle posa sa tête sur la poitrine deM. Manette, comme elle avait autrefois appuyé sur son cœur lapauvre tête du cordonnier. Il était heureux d’avoir pu la payer deretour ; il avait enfin la récompense de tous ses maux, ilétait fier, il était fort. « Pas de faiblesse, mignonne,dit-il d’un ton de reproche, et néanmoins plein de douceur.Pourquoi trembler, enfant ? je l’ai sauvé ; il n’a plusrien à craindre. »

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