Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 10Deux promesses.

Quelques mois après les événements que nousavons rapportés dans les pages précédentes, Charles Darnay étaitétabli à Londres, où il enseignait le français. Aujourd’hui on lequalifierait de professeur ; à cette époque c’était toutsimplement un maître de langues. Il faisait un cours aux jeunesgens qui se trouvaient assez de loisir pour cultiver une languevivante, parlée dans le monde entier, et s’efforçait de répandreparmi ses élèves le goût de la littérature française, dont ilexposait d’ailleurs les beautés en excellent anglais.

Dans ce temps-là de pareils maîtres étaientrares ; des princes qui un jour devaient monter sur le trône,n’enseignaient pas encore les sciences dont plus tard ils devaientdonner des leçons ; les nobles, qui étaient inscrits sur legrand-livre de Tellsone, n’étaient pas encore réduits à faire lacuisine, ou à devenir charpentiers.

Grâce au talent qu’il possédait, à l’étenduede ses connaissances, au charme de son esprit et de ses manières,le jeune maître de langues n’avait pas tardé à réussir. Il étaitd’ailleurs fort au courant des affaires de son pays, qui devenaientchaque jour de plus en plus intéressantes ; et c’était unmotif de plus pour qu’on s’empressât de le rechercher.

Si, en venant à Londres, il s’était attendu àrouler sur l’or et sur l’argent, il est certain qu’il eût éprouvéune amère déception. Mais il avait demandé du travail, en avaitobtenu, s’en acquittait avec zèle, et c’était là tout le secret desa fortune. Il donnait des leçons à l’Université de Cambridge, oùl’on tolérait qu’il passât en contrebande les richesses d’unelangue moderne, au lieu d’y faire entrer du grec et du latin avecapprobation de la douane académique. Ces travaux universitaires luiprenaient une partie de son temps, dont le reste était consacré àses élèves de Londres.

Or, vous savez que depuis l’époque où un étéperpétuel régnait dans l’Eden, jusqu’à nos jours, où il est rareque l’hiver abandonne ces latitudes déchues, les hommes ontinvariablement subi la loi qui les oblige à être amoureux d’unefemme ; et Charles Darnay suivait la loi commune. Il aimaitLucie Manette depuis l’instant où il avait failli mourir. Jamais iln’avait entendu de voix plus douce, plus sympathique, jamais iln’avait contemplé de visage plus céleste, d’émotion plus touchante,qu’au moment où, sur le bord de la tombe, il avait été regardé parle charmant témoin, sommé de le reconnaître, et de déposer contrelui.

Mais c’était un secret qu’il n’avait confié àpersonne. Depuis un an que le marquis était mort assassiné, del’autre côté du détroit, Charles n’avait pas dit à miss Manette unseul mot qui pût faire soupçonner l’état de son âme. Il y avait àcela de bonnes raisons, dont il connaissait trop la valeur.

Cependant un soir Charles Darnay, revenu toutrécemment de Cambridge, se dirigea vers l’endroit aux échos, avecl’intention de dire au docteur ce qu’il avait dans l’esprit. Onétait encore en été, et vers la fin du jour Lucie avait l’habitudede sortir avec miss Pross. Notre amoureux, qui savait cela, trouvaM. Manette seul dans son cabinet, lisant auprès de lafenêtre.

Le docteur avait recouvré peu à peu toute lapuissance morale qui l’avait soutenu dans les premiers temps de sonincarcération, et qui en avait aggravé les tortures. Parfoiscependant l’énergie dont il faisait preuve, s’affaissait tout àcoup, et reparaissait brusquement, ainsi que l’avaient fait sesautres facultés, avant de revenir à leur état normal. Mais cessortes de crises avaient toujours été peu fréquentes et ledevenaient de moins en moins. Il étudiait beaucoup, dormait peu,supportait la fatigue avec aisance, avait le caractère gai, et nemanquait pas d’enjouement. En voyant entrer Charles Darnay, il posason livre et tendit la main au jeune homme.

« Je suis enchanté de vous voir, luidit-il, nous vous attendions depuis plusieurs jours ; MMStryver et Cartone disaient hier que vous restiez à Cambridgebeaucoup plus que de raison.

– Je leur suis fort obligé de l’intérêtqu’ils me portent, répondit Charles d’un ton assez froid, mais quiévidemment ne concernait que ces messieurs. Miss Manette…reprit-il.

– Se porte à merveille, interrompit ledocteur. Elle est sortie pour aller faire quelques achats, maiselle ne tardera pas à rentrer, et je suis sûr qu’elle sera fortcontente de votre retour.

– Je pensais bien ne pas la trouver,répliqua Darnay ; et je profite de l’occasion pour vousdemander un instant d’entretien.

– Approchez-vous et parlez, » dit ledocteur avec une contrainte évidente, et après être resté quelquetemps sans répondre.

Charles prit une chaise, alla s’asseoir àl’endroit indiqué, mais trouva moins facile d’aborder laquestion.

« J’ai été assez heureux, dit-il enfin,pour faire depuis dix-huit mois partie de votre intimité ;cela me donne l’espérance que la chose dont j’ai à vousentretenir…

– Est-ce de Lucie que vous avezl’intention de me parler ? interrompit M. Manette.

– Oui, docteur.

– C’est toujours pour moi un sujetd’entretien pénible ; et je vous avoue qu’il m’esttrès-douloureux d’entendre parler d’elle avec le ton que vous ymettez, monsieur Darnay.

– C’est avec l’admiration la plusfervente, l’amour le plus sincère, docteur, répondit Charles d’unair respectueux.

– Je le crois et je vous rendsjustice, » reprit M. Manette.

Celui-ci tardait tellement à répondre, et lefaisait avec une répugnance si évidente, que Charles Darnay luidemanda en hésitant s’il pouvait continuer.

Le docteur ayant fait un signeaffirmatif :

« Vous savez, lui dit le jeune homme,tout ce que j’ai à vous dire ; mais vous ne pourriezcomprendre de quel intérêt est pour moi cet entretien, que si vousconnaissiez les inquiétudes, les tortures qui ont rempli monexistence. J’aime votre fille d’une tendresse à la foisrespectueuse et ardente ; si jamais il y eut au monde un amourprofond et dévoué, c’est celui que j’ai pour elle. Vous avez aimé,docteur ; rappelez-vous votre ancien amour… »

M. Manette avait détourné la tête, et sesyeux étaient fixés sur le parquet ; aux derniers mots du jeunehomme, il étendit la main en s’écriant :

« Ne parlez pas de cela, monsieur, jevous en conjure ! Oh ! ne me le rappelezpas ?… »

Sa voix exprimait tant de douleur qu’ellerésonna longtemps à l’oreille de Charles, après avoir cessé deretentir. Sa main s’agitait auprès du jeune homme pour lui demanderen grâce de rester silencieux.

« Pardonnez-moi, murmura-t-il, au bout dequelques minutes ; je ne doute pas de votre amour pour mafille ; croyez-le, monsieur Darnay… »

Il se tourna du côté de Charles, mais sansrelever la tête, appuya son front sur sa main, et demeura ainsi, lafigure couverte de ses cheveux blancs.

– Lui en avez-vous parlé ?demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Vous ne lui avez pas écrit ?

– Jamais.

– C’est par égard pour son père que vousavez agi avec tant d’abnégation ; il serait peu généreux de leméconnaître, et son père vous en remercie. »

Le docteur, en disant ces mots, tendit la mainau jeune homme, sans toutefois détourner les yeux du parquet.

« Je sais, répondit Charles, et commentne le saurais-je pas, moi qui vous ai vu chaque jour ? je saisqu’il y a entre miss Manette et vous une affection tellementtouchante, tellement exceptionnelle, en raison des circonstances oùelle s’est développée, qu’il est impossible de la comparer même ausentiment le plus vif qui ait jamais existé entre un père et safille. Je le sais, docteur ; il y a dans l’amour qu’elle vousporte un mélange de cette tendresse profonde et dévouée quiappartient à la femme, et de l’instinct irréfléchi, de la confiancede l’enfant. Non-seulement elle vous aime, mais vous avez pour elleun caractère sacré dont rien ne saurait diminuer le prestige. Envous regardant elle se rappelle sa mère, et vous aime tous deux àl’âge où nous sommes aujourd’hui. Elle souffre de vos malheurs,elle bénit le ciel de votre délivrance, et tout cela vientaccroître la tendresse qu’elle vous donne ; je le sais, j’y aipensé nuit et jour depuis l’époque où vous m’avez admis dans votreintérieur. »

M. Manette garda le silence ; sarespiration devint plus vive ; mais il ne donna aucun signedes sentiments qui l’agitaient.

« C’est parce que je savais cela,docteur, et que, moi-même, je vous voyais au front l’auréole dumartyre, que je me suis abstenu de parler, aussi longtemps que lecourage me l’a permis. Je sentais, et je sens encore maintenant,que placer mon amour entre vous deux est presque une faute :mais je l’aime trop, et n’ai plus la force de me taire.

– Je l’avais déjà pensé, dit tristementl’ancien captif.

– Ne croyez pas cela, répliqua Charles, àqui cette voix douloureuse produisit l’effet d’un reproche, que sije devais lui appartenir un jour, l’idée me vint jamais de vousséparer l’un de l’autre. Ce serait d’ailleurs impossible, ensupposant que je sois assez cruel pour l’essayer. Mais ne craignezrien, docteur, ajouta-t-il en prenant la main de M. Manette,je ne peux pas y penser. Comme vous, chassé de la France par sesfolies et ses misères, comme vous, demandant au travail de quoivivre, et me confiant dans un avenir plus heureux, je n’ai d’autreambition que de m’asseoir à votre foyer et de vous être fidèlejusqu’à la mort. Bien loin de songer à vous prendre votre enfant,je demande à partager les soins qu’elle vous donne, à me joindre àelle pour augmenter votre bonheur, et à resserrer vos liens, si lachose est possible. »

Après avoir répondu à la pression de main dujeune homme, le père de Lucie releva la tête pour la première foisdepuis le commencement de la conférence. Sa figure trahissait lalutte qui se passait dans son âme, et avait une tendance manifesteà exprimer le doute et l’effroi. Il fit cependant un effort surlui-même, et dit avec calme et douceur :

« Je vous remercie, Charles Darnay ;vos paroles sont à la fois dignes et touchantes, et je vais à montour vous parler avec franchise. Avez-vous quelque motif de croireà l’amour de Lucie ?

– Aucun jusqu’à présent.

– Est-ce pour vous assurer du fait, aprèsm’en avoir averti, que vous avez entamé cet entretien ?

– Non, docteur ; en venant ici, jen’élevais pas jusque là mes prétentions ; mais j’espère, c’estpeut-être une erreur de ma part, que vous me permettrez demain d’enacquérir la certitude.

– Me demandez-vous un conseil ?

– Je ne le demande pas, docteur. Jedésire seulement que vous fassiez à mon égard tout ce que vouscroirez bon.

– Est-ce une promesse que vous êtes venuchercher ?

– Oui, docteur.

– Laquelle ?

– Je sais à merveille que sans vous jen’ai rien à espérer. Miss Manette aurait-elle quelque sympathiepour moi, ce que je suis bien loin de prétendre, qu’elle ne me lagarderait pas contre la volonté de son père.

– S’il en est ainsi, l’effet contrairepourrait se produire. Y avez-vous pensé ?

– Il est facile de comprendre qu’uneparole de votre bouche, en faveur d’un soupirant quelconque,balancerait auprès d’elle ses propres sentiments, et que vos désirsl’emporteraient sur les siens. C’est pour cela, docteur, que je nevous demanderais pas cette parole, au péril de ma vie.

– Je n’en doute pas, monsieurDarnay ; mais il y a entre les personnes le plus étroitementliées, des mystères impénétrables qui naissent précisément del’étendue de leur affection, et je ne saurais deviner l’état ducœur de Lucie.

– Puis-je vous demander, monsieur, sivous pensez qu’elle soit…

– Recherchée par quelqu’un ?

– C’est là ce que je voulais dire.

– Vous avez vu ici M. Cartone,répondit le docteur après un instant de réflexion ;M. Stryver vient également quelquefois : cela ne pourraitêtre que l’un ou l’autre.

– À moins que ce ne soit tous lesdeux.

– Je n’en crois rien ; il est mêmeprobable que pas un d’eux n’y a songé – mais la promesse dont ilétait question ?

– Si jamais Mlle votrefille venait à vous faire une confidence analogue à celle que vousvenez d’entendre, promettez-moi, docteur, de lui rapporter mesparoles et de lui dire que vous y avez ajouté foi. J’espère vousavoir inspiré assez d’estime pour que vous ne me desserviez pasauprès d’elle ; c’est là tout ce que je vous demande ;veuillez à votre tour m’imposer la condition que vous avez le droitd’y mettre, je l’accepte immédiatement et sans réserves.

– Je vous promets de faire ce que vous medemandez, et sans condition aucune ; je crois fermement toutce que vous m’avez dit, je suis persuadé que vous n’avez nulleintention d’affaiblir les liens qui m’unissent à la plus chèrepartie de moi-même. Si elle me dit que vous êtes nécessaire à sonbonheur, je vous la donnerai, monsieur Darnay. »

Le jeune homme saisit la main du docteur et lapressa avec reconnaissance.

« Alors même qu’il y aurait despréventions motivées, de graves sujets d’antipathie contre l’hommequ’elle aimerait, tout serait oublié par amour pour elle. Lucie esttout pour moi, elle a sur mon âme plus d’influence que la douleur,que le souvenir, elle est plus puissante que… Mais à quoi bon cesparoles ? »

Il y eut quelque chose de si étrange dans lamanière dont sa voix s’éteignit et dont son regard se fixa dans levide, que Charles Darnay sentit sa main se refroidir dans la mainqui se retira bientôt, et qui retomba inerte à côté du docteur.

« Vous me disiez quelque chose, repritM. Manette en souriant, qu’est-ce quec’était ? »

D’abord fort embarrassé de répondre, Charlesse rappela qu’il avait parlé d’une condition à remplir, en échangede la promesse qui lui avait faite le père de Lucie.

« Votre confiance en moi, dit-il audocteur, doit être payée de retour. Vous vous rappelez que le nomque je porte aujourd’hui, bien qu’il soit à peu près celui de mamère, est un nom supposé. Je désire que vous sachiez à quellefamille j’appartiens, et pourquoi…

– Pas un mot de plus ! s’écria lemédecin de Beauvais.

– Je veux cependant mériter votreconfiance, n’avoir pas de secret pour vous.

– Je vous en conjure !… »

Le docteur, qui d’abord avait porté les mainsà ses oreilles, les croisa toutes deux sur les lèvres du jeunehomme.

« Vous me le direz plus tard, lorsque jevous le demanderai, pas maintenant. Si elle vous aime il sera tempsde me l’apprendre le matin de votre mariage. Promettez-vous de nem’en parler qu’à cette époque ?

– Volontiers.

– Votre main ; elle varevenir ; il vaut mieux qu’elle ne nous trouve pas ensemble.Bonsoir, et que Dieu vous garde. »

Le soleil venait de se coucher lorsque Darnays’éloigna, et il faisait nuit noire quand miss Manette rentra. Ellecourut au salon et fut surprise de ne pas y trouver le docteur.

« Mon père, » dit-elle en élevant lavoix.

Pour toute réponse, elle n’entendit que lebruit sourd d’un marteau dans la chambre, et s’enfuit touteffrayée. Mais revenant bientôt sur ses pas, elle frappa légèrementà la porte et appela son père à voix basse. Le bruit cessa dèsqu’elle eut parlé, son père vint à elle, et tous les deuxarpentèrent la chambre en silence jusqu’à une heure assez avancée.Pendant la nuit, elle se leva et descendit pour le voir ; ildormait d’un profond sommeil, et le petit blanc, dans la sébiled’outils et le soulier inachevé, avaient été remis à leurplace.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer