Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 22Le flot monte toujours.

Il y avait à peu près huit jours queSaint-Antoine, ivre de joie, adoucissait l’amertume de son painnoir et dur, et suppléait à la modicité de la raison par sesembrassements fraternels, lorsque nous retrouvonsMme Defarge à son comptoir, présidant comme àl’ordinaire au service du cabaret. Elle n’avait pas de rose à sacoiffure, car la confrérie des agents de police manifestait depuishuit jours une extrême répugnance à visiter les domaines du saintpatron : les réverbères de ses rues étroites et fangeusesavaient un balancement qui, pour eux, était de mauvais présage.

Mme Defarge, assise, les brascroisés, à l’air chaud et lumineux du matin, regardait vaguement laboutique et la rue. Dans l’une et dans l’autre on voyait çà et làquelques groupes de flâneurs décharnés et crasseux, mais chez quile sentiment de la force trônait sur la détresse. Le bonnet decoton déchiré, coiffant de travers le plus misérable de cesflâneurs, disait évidemment : « Je sais combien il m’estdifficile, à moi qui porte cette guenille, d’entretenir la vie dansmes veines ; mais savez-vous combien il me serait aisé del’éteindre dans les vôtres ? »

Chaque bras nu et flétri qui, plus d’une fois,avait été sans travail, savait qu’à défaut d’autre ouvrage ilaurait à frapper ; et les doigts des tricoteuses avaientacquis l’expérience qu’ils pouvaient déchirer. Une transformationprofonde s’était opérée dans l’aspect de Saint-Antoine ; il ytravaillait sans relâche, depuis des siècles, mais les dernierscoups de marteau avaient puissamment fait ressortir l’expression del’effigie. Mme Defarge le remarquait avec unsentiment d’approbation contenue, ainsi qu’il appartenait au chefdes femmes de Saint-Antoine. L’une de ses consœurs tricotait auprèsd’elle ; c’était la grasse et courtaude épouse d’untrès-maigre épicier, la mère de deux enfants, et qui, lieutenant dela cabaretière, avait déjà gagné le surnom flatteur de laVengeance.

« Écoute un peu ! » dit cettefemme.

Comme une traînée de poudre qui, del’extrémité de Saint-Antoine, aurait abouti à la porte du marchandde vin, et se serait enflammée tout à coup, un murmure accourait,en grossissant, des limites du faubourg.

« C’est Defarge, dit la cabaretière.Silence, patriotes ! »

Defarge entra tout essoufflé, ôta son bonnetrouge et regarda autour de lui. « Écoutez-le ! » ditsa femme.

Debout et pantelant, il se détachait sur unfond de regards enflammés, de lèvres béantes, groupés en dehors dela porte.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda lacabaretière.

– Des nouvelles de l’autremonde !

– De l’autre monde ? répéta la dameavec mépris.

– Y a-t-il ici quelqu’un qui se rappellele vieux Foulon, ce misérable qui répondit que le peuple, s’ilavait faim, n’avait qu’à manger de l’herbe ? Il était mort etparti pour l’enfer, » poursuivit Defarge.

– Personne n’avait oublié Foulon.

« C’est de lui qu’on a des nouvelles.

– Mais puisqu’il est mort !s’écrièrent toutes les voix.

– Pauvres dupes ! Il a eu si peur denous, et il avait raison, continua le cabaretier, qu’il s’est faitpasser pour mort, s’est commandé un magnifique enterrement, et n’enest pas moins en vie. On l’a retrouvé à la campagne, où il étaitcaché ; on l’a ramené ; je viens de le voir ; on leconduit à l’hôtel-de-ville, où il sera bientôt expédié. Il avaitraison de nous craindre ; n’est-ce pas qu’il avaitraison ? »

Vieux pécheur de plus de soixante-dix ans,s’il avait pu douter de ce qu’il avait à craindre, il en auraitacquis la certitude en entendant l’imprécation qui répondit aumarchand de vin.

Un profond silence succéda au tumulte. Defargeet sa femme se regardèrent, la Vengeance se baissa, et l’onentendit le grincement d’un tambour qu’elle traînait derrière lecomptoir.

« Patriotes, dit le cabaretier d’une voixferme, êtes-vous prêts ? »

Immédiatement Mme Defarge eutle couteau à la ceinture, le tambour résonna, la Vengeance poussades cris aigus, et agitant les bras au-dessus de sa tête, frappa deporte en porte avec furie.

Les hommes, terribles de colère, se penchèrentaux fenêtres, prirent leurs armes et se précipitèrent dans la rue.Les femmes, dont l’aspect aurait glacé d’effroi les plus hardisspectateurs, s’arrachèrent aux occupations que leur laissait lapauvreté : à leurs enfants, à leurs parents infirmes, à leursmalades, gisant nus et affamés sur les carreaux disjoints, etcoururent, les cheveux épars, s’enivrant de haine, s’affolant decris sauvages, et accroissant leur délire de leur fureur mutuelle.« L’odieux Foulon est pris, ma sœur ! L’infâme, le chien,le suppôt du diable est arrêté, ma fille ! »

Elles couraient, se déchirant la poitrine ets’arrachant les cheveux. « Foulon est en vie, leserpent ! Foulon qui trouve que le peuple est bon pour mangerde l’herbe ; Foulon qui me l’a dit quand je manquais de painpour mon vieux père ! Foulon qui a eu le cœur de me dire quemon pauvre petit pouvait téter de l’herbe, quand mes seins étaientdesséchés, le misérable ! Ô sainte Vierge ! ô monDieu ! faut-il donc tant souffrir ! M’entends-tu, monpauvre enfant, toi qui en es mort ? mon pauvre père qui astant agonisé, je vous le jure à deux genoux sur ces pavés, je vousvengerai de ce Foulon ! Vous tous qui êtes des hommes, nosmaris et nos frères, donnez-nous le sang de Foulon, donnez-nous soncœur, donnez-nous le corps et l’âme de ce monstre, que nous lemettions en pièces, et de nos ongles nous lui creuserons une tombeoù il se rassasiera d’herbe ! »

Exaltées jusqu’à la rage, elles tournaient surelles-mêmes, hurlant et frappant leurs propres amis ;plusieurs d’entre elles s’évanouirent et auraient été foulées auxpieds si des hommes ne les avaient relevées.

Néanmoins on ne perdit pas une minute, pas uneseconde. Ce Foulon était à l’hôtel de ville et pouvait êtrerelâché… Non, non ! Saint-Antoine avait trop le sentiment dece qu’il avait souffert et des torts qu’on avait eus enverslui.

La foule, qui se précipitait avec violence,attirait derrière elle la lie du quartier avec une telle forced’aspiration, qu’en moins d’un quart d’heure il ne resta plus dansle giron de Saint-Antoine qu’un petit nombre d’infirmes etd’enfants au berceau.

Ils emplissaient déjà la grande salle où étaitle vieux Foulon, et débordaient jusque dans les rues voisines. LesDefarge, mari et femme, la Vengeance et Jacques trois étaient aupremier rang, à une faible distance de l’odieux accusé.

« Le voyez-vous ? s’écriaMme Defarge en désignant le contrôleur général avecla pointe de son couteau ; le voilà, le vieux monstre !On aurait dû le charger d’un fagot d’herbe ; qu’on lui endonne et qu’il en mange ! » Elle mit son couteau sous sonbras, et applaudit comme au théâtre.

Les hommes qui se trouvaient derrière elleexpliquèrent le motif de sa satisfaction aux gens qui étaientderrière eux, et de proche en proche les applaudissementsretentirent jusque dans les rues environnantes. C’est ainsi quependant trois heures les paroles que l’impatience arrachait àMme Defarge se transmirent au loin avec unerapidité d’autant plus merveilleuse, que des hommes, accrochés auxsculptures extérieures, plongeaient leurs regards par les fenêtres,et, dominant la foule, établissaient une communicationtélégraphique entre la cabaretière et les masses qui emplissaientles rues.

Enfin un rayon de soleil, qui vers midipénétra dans la salle, tomba directement sur la tête du vieillardet sembla le protéger. Cette faveur mit le comble àl’exaspération ; la barrière fragile, qui par miracle étaitencore debout, vola aussitôt en éclats, et Saint-Antoine s’emparadu prisonnier.

On sut immédiatement, jusqu’aux dernièreslignes de la multitude, que Defarge avait franchi la balustrade,sauté par-dessus la table et saisi le malheureux Foulon d’uneétreinte mortelle ; que Mme Defarge avaitsuivi son mari et passé la main dans l’une des cordes quiattachaient le prisonnier. Jacques trois et la Vengeance n’avaientpas encore eu le temps d’approcher, les hommes qui étaient auxfenêtres, celui de s’abattre dans la salle, que les cris :« À la lanterne ! à la lanterne ! » retentirentet planèrent sur toute la ville.

On le renverse, on le traîne dans l’escalier,tantôt sur les genoux, tantôt sur les mains, sur le dos, sur lapoitrine. On le frappe, on l’étouffe, on lui jette à la face despoignées de foin et de paille. Pantelant et brisé, la figure et lesmains saignantes, il supplie, il implore ; ou, se relevantavec force, toutes les fois qu’on se recule pour le regarder, illutte avec désespoir. Enfin, tiré, comme une pièce de bois mort, àtravers des milliers de jambes, on l’entraîne au coin de la ruevoisine, où se balance un réverbère. Arrivée là,Mme Defarge le lâche, comme un chat aurait faitd’une souris, et le contemple avec sang-froid, tandis qu’il chercheà l’attendrir. Les femmes le regardent et lui crachent leursinjures, les hommes demandent d’un air sombre qu’il meure avec labouche remplie d’herbe. Il est suspendu, la corde se brise ;on le ramasse en criant. Il est hissé de nouveau, la corde sebrise ; on le ramasse en hurlant. Enfin, la troisième fois, lacorde a pitié de lui et l’étrangle. Sa tête est mise au bout d’unepique, et l’herbe emplit suffisamment sa bouche pour qu’à cette vuela foule soit satisfaite et danse avec ivresse.

L’affreuse besogne du jour n’était pas encoreachevée. Saint-Antoine, à force de danse et de cris, s’étaitéchauffé au point que son sang bouillonna quand on lui apprit quele gendre de Foulon, un autre ennemi du peuple, arrivait sousl’escorte de cinq cents hommes de cavalerie. Saint-Antoine, aprèsavoir inscrit sur d’éblouissantes feuilles de papier les crimes del’arrivant, alla le saisir au milieu des cinq cents gardes, – ill’aurait pris à une armée, – afin de le pendre en compagnie de sonbeau-père. Sa tête et son cœur furent mis au bout d’une pique, etpromenés dans la ville comme trophées de la victoire.

Il faisait nuit lorsque les gens du faubourgvinrent retrouver leurs enfants, qui pleuraient et qui n’avaientpas de pain. Les boutiques des boulangers furent alorsassaillies ; on fit queue à la porte, afin d’avoir son tour,qu’on attendit avec patience. L’estomac vide, le corps défaillant,ils s’embrassaient les uns les autres en s’adressant desfélicitations, et causaient pour tuer le temps. Peu à peu ceslongues files de gens en guenilles s’égrenèrent etdisparurent ; de chétives clartés brillèrent aux étagessupérieurs, des feux grêles et mal nourris s’établirent dans lesrues, on y fit la cuisine en commun, et l’on soupa devant laporte.

Soupers insuffisants, vierges de toute espècede viande, et n’ayant d’autre sauce qu’un peu d’eau dans la soupe.Mais une profonde sociabilité, une fraternité réelle, donnait aupain noir quelque chose de nourrissant, et en faisait jaillir unegaieté franche et communicative. Des pères, des mères, qui avaientparticipé activement aux massacres, jouaient avec leurs enfants,qu’ils couvraient de leurs baisers ; et dans ce milieuterrible, en face d’un pareil avenir, les amoureux s’aimaient etespéraient.

L’aube approchait lorsque M. Defarge,dont les dernières pratiques venaient de s’éloigner, dit à sa femmeen verrouillant la porte :

« Enfin l’heure du triomphe est arrivée,ma chère.

– À peu près, cela commence, »répondit l’épouse du cabaretier.

Tout s’endormit dans Saint-Antoine ; ycompris Defarge et sa femme ; la Vengeance elle-même futplongée dans un profond sommeil, et le tambour reposa ;c’était la seule voix du quartier à laquelle l’émeute avait laissétoute sa puissance.

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