Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 15Derniers échos.

De funèbres voitures grincent et roulentpesamment dans les rues ; six charrettes mortuaires conduisentà l’échafaud sa ration quotidienne. Tous les monstres altérés desang que l’imagination de l’homme a jamais inventés, sont fondus enun seul, et réalisés dans la guillotine. Mais sur la terre deFrance, à la fois si féconde et si variée dans ses richesses, pasun fruit, pas une feuille, une graine ou un brin d’herbe ne sedéveloppe et ne mûrit par des lois plus certaines que lesconditions impérieuses qui produisent cette horreur. Forgez encorel’humanité avec de pareils marteaux, elle se tordra sous vouscoups, et vous rendra les mêmes monstres. Semez de nouveau leprivilège rapace, l’oppression tyrannique, et vous êtes assurés derecueillir les mêmes fruits.

Six tombereaux conduisent à la guillotine saration quotidienne. Siècles passés, montrez-les sous la formequ’ils avaient autrefois, et, à la place du funèbre cortège, onverra les carrosses de monarques absolus, les équipages de noblesféodaux, les toilettes d’éblouissantes Jésabels, les églises qui,au lieu d’être la maison du divin Père, sont des cavernes devoleurs ; on verra les masures où des millions de paysansmeurent de faim. Mais le temps, qui obéit aux lois immuables duCréateur, ne revient jamais sur les transformations qu’il aopérées. « Si tu n’as été changé de la sorte que par unmagicien, dont la puissance est passagère, disent les voyants decontes arabes, reprends ta forme primitive ; mais si tu l’asperdue par la volonté de Dieu, demeure tel que tu esaujourd’hui. »

Et les tombereaux, chargés de victimes, sedirigent vers leur but, sans espoir de retour à ce qui futautrefois. Leurs roues sinistres fendent la populace, où ellesouvrent un sillon tortueux ; une crête de figures humaines,rejetées à droite et à gauche, se forme des deux côtés de la raieprofonde, et la charrue suit fermement la route qui lui estassignée. Les habitants des maisons qui se trouvent sur son passageont tellement l’habitude de la voir, qu’il y a peu de monde auxfenêtres, et que chez quelques-uns des spectateurs les doigts n’ontmême pas suspendu leur travail, tandis que l’œil examine lesvisages qui sont dans les tombereaux. Ça et là des curieux sont envisite chez des habitués qui, avec la complaisance d’un curateurantique, ou du maître d’une exhibition, leur désignent telle outelle charrette, et semblent leur dire qui l’emplissait hier, etqui s’y trouvera demain.

Parmi ceux qu’emportent les tombereaux,quelques-uns voient d’un air indifférent tout ce qui lesenvironne ; il en est plusieurs dont la vue s’attache auxmanifestations de la vie ; d’autres baissent la tête avec unmorne désespoir, tandis que, préoccupés de la figure qu’ils doiventfaire, certains de leurs compagnons, jettent sur la foule desregards qu’ils n’ont trouvés qu’au théâtre, ou dans les tableauxd’histoire. La plupart ferment les yeux et cherchent à serecueillir. Un seul est tellement ébranlé par la perspective dusupplice, qu’ayant perdu la raison, il chante, et essaye dedanser ; mais il n’y en a pas un qui, par son regard ou parses gestes, fasse appel à la pitié du peuple.

Des cavaliers précèdent le convoi, et sontfréquemment interrogés par des curieux. La question qu’on leuradresse paraît toujours la même, car à chacune de leur réponse, lafoule se presse à la rencontre de la troisième charrette, où ilsdésignent quelqu’un du bout de leurs sabres. On se demande quel estcet individu ; la curiosité devient générale, et tous lesregards se dirigent vers un homme qui, la tête baissée, cause avecune humble jeune fille, dont il presse les mains entre les siennes.La foule qui l’entoure n’excite pas plus son intérêt que safrayeur. Quant il passe dans la rue Saint-Honoré, différentes voixs’élèvent contre lui ; mais il accueille ces injures avec unsourire, et baisse un peu plus la tête pour cacher son visage.

Sur les marches d’une église, un espion attendavec impatience l’arrivée des tombereaux ; il regardeavidement dans le premier : il n’est pas là ; dans lesecond : pas davantage. « M’a-t-il sacrifié ? »se dit Barsad en lui-même, quand apercevant la troisième charrette,sa figure s’éclaircit tout à coup.

« Où est Évremont ? lui demande unhomme qui est placé derrière lui.

– C’est le dernier du tombereau ; levois-tu ?

– Celui qui tient la main de cette jeunefille ?

– Précisément.

– À bas Évremont ! crie l’homme detoutes ses forces. À la guillotine les aristocrates ! À basÉvremont !

– Silence ! dit timidementBarsad.

– Et pourquoi me tairais-je,citoyen ?

– Il va expier ses fautes ; danscinq minutes il aura payé sa dette ; ne le tourmentonspas ! c’est inutile. »

Mais le patriote n’en crie que plus fort.« À bas Évremont ! À bas lesaristocrates ! »

Celui qu’on insulte relève la tête, aperçoitl’espion, le regarde fixement, et continue sa route.

Trois heures vont sonner ; les tombereauxse détournent, et creusent leur sillon sur la place où est dresséela guillotine ; la foule se referme derrière eux, car chacunde ceux qui la composent se dirige vers l’endroit du supplice. Aupremier rang, sur des sièges, placés comme pour une fête publique,des femmes sont assises et tricotent avec activité. La Vengeance,debout sur sa chaise, regarde si elle apercevra son amie.

« Thérèse ! crie-t-elle de sa voixla plus stridente ; qui a vu Thérèse Defarge !

– Elle n’a pas encore manqué, dit l’unedes tricoteuses.

– Elle ne manquera pas aujourd’hui,riposte la Vengeance. Thérèse !

– Crie plus fort, lui conseille savoisine.

– Plus fort donc, plusfort ! »

La Vengeance ajoute à ses cris des juronsretentissants ; mais Thérèse n’arrive pas. Des femmes sontenvoyées à sa recherche : elle se sera attardée quelquepart ; qu’on la trouve et qu’on lui dise de venir.

Si intrépides que soient les émissaires qu’onlui dépêche, il est douteux qu’ils aillent assez loin pour laramener.

« Quel guignon ! s’écrie laVengeance en trépignant sur sa chaise. Les tombereaux quiarrivent ! Il va être expédié en moins d’un instant ; etdire qu’elle ne sera pas là ! J’ai son tricot ; sa placeest retenue… c’est à pleurer de rage ! »

Tandis que la Vengeance met pied à terre, ets’assied en pleurant, les tombereaux commencent à vider leurcontenu. Les ministres de la sainte Guillotine sont en costume, etprêts à fonctionner. Un coup bref se fait entendre : la têteest présentée à la foule. Une ! disent les tricoteuses quil’ont à peine regardée lorsqu’elle était vivante.

Le second tombereau a déposé sa charge ets’éloigne ; on fait approcher le troisième. Nouveaubruit : Deux ! comptent les tricoteuses dont les doigtspoursuivent leur travail avec la même sûreté.

Le prétendu Évremont, qui n’a pas quitté lamain de la jeune fille, place la pauvre enfant de manière qu’ellene puisse pas voir fonctionner l’horrible machine.

L’humble créature a les yeux fixés sur lessiens et le remercie avec effusion.

« Sans vous, cher monsieur, dit-elle, jen’aurais pas été si tranquille ; je ne suis pas forte de manature ; mon pauvre cœur s’en va, quand j’ai la moindrecrainte, et je n’aurais jamais pu élever mon âme vers celui qui estmort pour que nous soyons consolés. Vous m’avez été envoyé par leciel, cher monsieur.

– Je pourrais vous en dire autant, chèresœur. Regardez-moi, ne détournez pas les yeux, ne pensez pas àautre chose.

– Je n’y pense pas, tandis que j’ai mamain dans la vôtre, et lorsqu’elle me quittera, s’ils vont bienvite…

– Très-vite, chère enfant ; n’ayezpas peur. »

Ils étaient au milieu du groupe de victimesqui s’éclaircissait rapidement ; mais ils parlaient commes’ils avaient été seuls.

Le regard, la main et le cœur unis, ces deuxenfants de la mère universelle, dont le point de départ était sidifférent, se rejoignaient sur la route obscure, pour revenirensemble où les attendait cette mère féconde et généreuse.

« Voulez-vous me permettre de vous faireune question, mon excellent ami ? je suis si ignorante ;et il y a une chose qui m’inquiète.

– Qu’est-ce que c’est, chèreenfant ?

– J’ai une cousine qui, toute petite, aperdu, comme moi, ses père et mère, et que j’aime de tout mon cœur,elle a quinze ans et se trouve en service, dans une ferme deTouraine. C’est la misère qui nous a forcées de nous quitter. Ellene connaît pas mon sort ; car je ne sais pas écrire ; etquand même je l’aurais su, à quoi bon lui faire de la peine ?Mais depuis que nous sommes dans la charrette, il y a une idée quim’est venue : si la République empêche que le pauvre mondesoit aussi malheureux, si l’on n’a pas grand’faim, et que de toutemanière les souffrances diminuent, ma cousine pourra vieillir.

– Eh bien ! chère sœur, qu’y a-t-ilà cela qui vous inquiète ?

– Croyez-vous (les larmes remplirent sesgrands yeux d’une résignation touchante, et ses lèvres tremblèrent)croyez-vous que le temps me paraisse bien long pendant que jel’attendrai ?

– Rassurez-vous, pauvre ange ; iln’y a plus là-bas ni temps ni inquiétudes.

– Que vous êtes bon de me consolerainsi ! je suis tellement ignorante. Puis-je vous embrasser àprésent ? est-ce que le moment est venu ?

– Oui, pauvre sœur. »

Ils s’embrassent, ils se bénissent.

La petite main desséchée ne tremble pas, etsur le doux visage de l’humble créature, on ne voit autre chosequ’une fermeté radieuse. Elle passe immédiatement avant lui. Elle apassé : vingt-deux ! comptent les femmes quitricotent.

« Je suis la résurrection et la vie, ditle Seigneur ; et quiconque vit en moi est assuré de vivre àjamais. »

Un murmure de voix nombreuses, un mouvement detous les regards, qui se dirigent vers l’échafaud, une ondulationde la foule qui se resserre, et se porte en avant, puis s’écarte ets’abaisse : vingt-trois ! comptent les tricoteuses.

*

**

Le soir, on disait dans la ville que sa figureavait été la plus calme de toutes celles qu’on avait contemplées aumême endroit ; plusieurs ajoutaient que l’expression en étaitsublime et prophétique.

Une femme avait, quelque temps avant, demandé,au pied de l’échafaud, qu’on lui permit d’écrire les pensées quil’inspiraient. Si Cartone avait exprimé les siennes, et il eût étéprophète, voici quelles auraient été ses paroles :

« Je vois Barsad, la Vengeance, Defarge,les magistrats et les jurés, une longue file de nouveauxoppresseurs qui ont remplacé les anciens, périr par cet instrumentrétributif avant même qu’il ait été déplacé.

« Je vois une cité splendide, une nationglorieuse et prospère, sortir de cet abîme ; et par ses luttespour conquérir la liberté, par ses triomphes et ses défaites, jevois cette nation expier graduellement, puis effacer à jamais lescrimes de cette époque sanglante, et ceux des temps anciens qui ontengendré ces fureurs.

« Je vois les êtres vénérés pour lesquelsje vais mourir, mener en Angleterre une vie calme, utile etheureuse. Je vois celle dont le bonheur m’est plus précieux quel’existence, ayant dans les bras un enfant qui porte mon nom. Jevois son père, courbé par les années, mais sain d’esprit et decorps, fidèle et dévoué à ceux qui souffrent. Je vois ce bonvieillard, qui les aime, vivre dix ans près d’eux, leur donner safortune, et quitter ce monde pour aller chercher sa récompense.

« Je vois le sanctuaire qu’ils m’ont faitdans leur cœur, et dans celui de leurs descendants. Je la vois danssa vieillesse, pleurant encore à l’anniversaire de ce jour. Elle etson mari, je les vois s’éteindre ensemble, après une longuecarrière ; et j’ai la certitude qu’ils n’étaient pas plussacrés l’un à l’autre, que ma mémoire ne l’était pour tousdeux.

« Je vois l’enfant qui porte mon nom,grandir et faire son chemin dans la vie, où je me suis égaré ;je le vois noble de cœur et d’intelligence, vaincre les obstaclesavec tant de succès, que mon nom se purifie et devient illustre parl’éclat du sien. Je le vois, à la tête de la magistrature de sonpays, honoré de tous, père d’un fils qui est également appelé commemoi, qui a ces cheveux d’or, ce front si expressif, dont mes yeuxsont remplis. Je le vois prenant l’enfant sur ses genoux, et luiracontant mon histoire d’une voix émue et tremblante.

« Ce que je fais aujourd’hui estinfiniment meilleur que tout ce que j’aurais fait dans l’avenir, etje vais enfin goûter le repos que je n’ai jamais connu. »

FIN.

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