Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 11Dernier espoir.

La malheureuse femme du condamné fléchit sousla sentence, comme frappée d’un coup mortel ; mais elle neproféra aucune plainte, et la voix intérieure, qui lui criait desoutenir son mari dans cette dernière épreuve, eut tant de force,qu’elle releva immédiatement la tête pour le consoler duregard.

Les membres du tribunal, devant participer àune démonstration patriotique, ajournèrent au lendemain les causesqui restaient à juger, et la foule s’écoula bruyamment.

Lucie, restée en face du banc des prévenus,tendit les bras au condamné, et leva sur lui des yeux remplisd’amour.

« Si je pouvais l’approcher, l’embrasserune dernière fois ! Ayez pitié de nous, bonscitoyens ! »

Il ne restait plus dans la salle que legeôlier, John Barsad, et les quatre hommes qui, la veille, avaientarrêté Charles Darnay. « Accordons-lui ce qu’elle désire, ditl’espion ; ce sera l’affaire d’un instant. » Les autresfirent un signe affirmatif, aidèrent la jeune femme à escalader lesbancs du prétoire, et la conduisirent dans un endroit où lecondamné put la serrer dans ses bras.

« Adieu, mon amour, adieu ! madernière pensée sera pour toi, mon dernier souffle pour te bénir.Sois tranquille, nous nous retrouverons où les malheureux sontconsolés.

– J’ai la force de tout supporter,Charles ; Dieu me soutient ; j’ai du courage ; nesouffre pas pour moi, ne t’inquiète pas. Ta bénédiction pour notreenfant.

– Bénis-là de ma part ; tul’embrasseras pour son père ; tu lui feras mes adieux.

– Charles… oh ! non, pasencore ! » Il se détachait d’elle.

« Nous ne serons pas longtempsséparés ; je sens que mon cœur se brisera, que je terejoindrai bientôt ; mais je ferai mon devoir jusqu’à lafin ; et quand il me faudra quitter notre fille, Dieu luidonnera des amis, comme il l’a fait pour moi. »

Son père, qui l’avait suivie, allait se mettreà genoux devant eux, mais Darnay étendit la main :

« Non, non, s’écria-t-il ;qu’avez-vous fait dont vous deviez vous excuser ? Nous savonsmaintenant la lutte que vous avez subie ; nous sentons ce quevous avez dû subir en apprenant quelle était ma famille ; nouscomprenons l’antipathie instinctive que vous éprouviez d’abord, etque vous avez surmontée par égard pour elle. Nous vous enremercions de tout notre cœur, et vous avez tout notre amour. Quele ciel vous garde et vous protège ! »

Pour toute réponse, l’ancien captif porta lesmains à ses cheveux blancs, et les tordit en poussant un cri dedouleur.

« Cela devait être ; pourquoi s’enétonner ? reprit Darnay. Tout a concouru à ce tristerésultat ; ce sont mes vains efforts pour accomplir le derniervœu de ma mère qui m’ont fatalement conduit vers vous. Le bien nepouvait pas ressortir de pareils méfaits ; de semblablesprémisses ne pouvaient pas amener de conclusions plus heureuses.Consolez-vous et pardonnez-moi ce que vous avezsouffert. »

On l’emmena ; sa femme, les mainsjointes, le regarda s’éloigner en lui adressant un sourireconsolateur. Lorsqu’elle le vit disparaître, elle posa son frontsur la poitrine de son père, voulut parler, et tomba sansmouvement.

S’élançant alors du coin obscur qu’il avaitoccupé jusque-là, Sydney Cartone vint la relever. Il tressaillit,sa main trembla en soutenant cette belle tête, pâlie par ladouleur ; mais à la profonde compassion qui se peignait surson visage, se mêla un éclair de joie et d’orgueil.

« La porterai-je ? pensa-t-il ;je n’ai jamais senti le poids de son corps. »

Il la prit dans ses bras, et la déposadoucement sur les coussins de la voiture. Le docteur etM. Lorry se placèrent auprès d’elle ; lui, monta sur lesiège, à côté du cocher.

Arrivé à la porte, où la veille il étaitrevenu dans l’ombre, pour suivre la trace de ses pas adorés, il lasortit de la voiture, et la porta dans sa chambre, où sa fille etmiss Pross la couvrirent de larmes et de caresses.

« Laissez-la, dit-il, ne la rappelez pasà elle-même, elle est mieux ainsi ; ne lui rendez pas lesentiment de sa douleur.

– Cher Cartone, s’écria la petite filleen se jetant dans ses bras, c’est pour consoler maman que tu esvenu de Londres, n’est-ce pas ? c’est pour sauver papa.Regarde-la, bon ami : toi qui l’aimes, tu l’empêcheras d’êtremalheureuse. »

Il souleva l’enfant, posa sa joue flétriecontre la joue rose du pauvre ange, éloigna la chère petite, etregarda la jeune femme qui était toujours sans mouvement.

Avant de partir il s’arrêta : « Jepeux bien l’embrasser, » dit-il.

On se souvient de lui avoir entendu prononcerquelques mots lorsqu’il se pencha pour la baiser au front, et lapetite Lucie leur dit alors, comme dans sa vieillesse elle leraconta aux enfants de sa fille, qu’elle lui avait entendu proférerces paroles : « Pour une vie qui vous estchère ! »

En quittant la chambre, il se trouva tout àcoup en face de M. Lorry, et s’adressant au docteur quisuivait le gentleman :

« Hier votre influence a été toutepuissante, essayez-la de nouveau, lui dit-il ; vous êtes bienavec les juges, et tous les gens du pouvoir sont reconnaissants devos services.

– Les circonstances ne sont plus lesmêmes, j’étais prévenu de ce qui devait avoir lieu ; j’avaisla certitude de le sauver, répondit M. Manette avec lenteur etd’un air qui révélait son trouble.

– Essayez encore ; nous avons peu detemps d’ici à demain ; mais c’est un motif pour le bienemployer.

– C’est là mon intention ; je nem’arrêterai pas avant d’avoir tout fait.

– À la bonne heure ; l’énergie peutaccomplir de grandes choses ; bien que cependant… ajouta-t-ilavec un soupir ; mais c’est égal, il faut essayer. Si peu devaleur qu’ait cette vie, lorsqu’on en fait un mauvais usage, ellevaut néanmoins qu’on la défende, puisqu’il en coûte de laquitter.

– Je pars, dit M. Manette ; jevais voir le président, les juges, l’accusateur public ; j’enverrai d’autres, j’écrirai… mais il y a fête nationale ; ilssont tous dehors et je ne les verrai que ce soir.

– Ne vous en désolez pas, la chose esttellement désespérée, que ce contre-temps ne vous enlève guère dechances. Je viendrai néanmoins savoir le résultat de vosdémarches ; à quelle heure croyez-vous avoir vu tout votremonde ?

– Une heure ou deux après la chute dujour.

– Il fait nuit à quatre heures ;ainsi, en allant chez M. Lorry entre huit et neuf,j’apprendrai ce que vous avez fait, soit de la bouche du gentleman,soit de la vôtre ?

– Certainement.

– Puissiez-vous réussir ! »

M. Lorry accompagna Sydney jusque sur lecarré.

« Je n’ai pas d’espoir, dit-il en luimettant la main sur l’épaule.

– Moi non plus.

– En supposant que les magistrats, leschefs de la Commune lui soient favorables, et c’est une suppositionbien gratuite, – qu’est pour eux la vie d’un homme ? – je necrois pas qu’ils aient le courage de l’épargner, après lesapplaudissements dont la foule a salué la sentence.

– Je pense comme vous ; j’ai cruentendre la chute du couteau dans leurs acclamations. »

M. Lorry s’appuya au montant de laporte.

« Ne vous laissez pas abattre, ditCartone avec douceur ; j’ai engagé M. Manette à faire desdémarches, parce que sa fille y trouvera une idée consolante ;sans cela elle se dirait qu’on n’a fait aucun effort pour lesauver, et cette conviction pourrait troubler son repos.

– Assurément, répondit le vieillard ens’essuyant les yeux, mais il mourra, je n’ai vraiment aucunespoir.

– Aucun, » dit machinalementCartone ; et il descendit l’escalier d’un pas ferme.

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