Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 24Attiré vers l’abîme.

Trois années se sont écoulées, trois années detempête au milieu des flammes dévorantes, des flots écumeux, destressaillements de la terre, ébranlée par les secousses d’un océanqui monte toujours, toujours, au grand effroi de ceux qui leregardent du rivage.

Trois années de plus ont ajouté leurs filsd’or aux fils dont Lucie Darnay tisse les jours de ceux qu’elleaime, et ramené trois fois l’heureux anniversaire de la naissancede sa fille.

Que de soirées les habitants du coin paisibleont passées, depuis trois ans, à écouter les bruits dont l’écho lesépouvante ; car ils se disent que les pas qu’ils entendentsont ceux d’une foule éperdue qui suit le drapeau rouge, déclare lapatrie en danger, et qu’une terrible incantation a transformé enune troupe de bêtes féroces.

Monseigneur (pris dans un sens collectif),étonné de ne pas être apprécié comme il le mérite, a fui un étatsocial qui présente ce phénomène ; il n’en revient pas que laFrance éprouve si peu le besoin de le posséder, qu’en y restant ilaurait pu être chassé, non-seulement du territoire français, maisencore de ce bas monde. Comme ce paysan de la légende qui, aprèsavoir à grand’peine évoqué le diable, fut si effrayé à la vue dudémon qu’il s’enfuit au lieu de le questionner, Monseigneur, aprèsavoir audacieusement lu à rebours l’oraison dominicale pendant dessiècles, et fait usage de tous les moyens possibles pourcontraindre l’esprit infernal à se montrer, ne l’eut pas plus tôtaperçu qu’il prit ses nobles jambes à son cou.

L’Œil-de-Bœuf s’était éclipsé, pour ne pasêtre le point de mire d’une averse de balles patriotiques. Jamaisil n’avait été bon de regarder de ce mauvais œil, qui avait à lafois l’arrogance de Satan, les passions de Sardanapale[14] et l’aveuglement de la taupe ;mais il avait disparu. La cour, depuis le cercle intime qui enétait le centre, jusqu’à ses limites vermoulues où débordaientl’intrigue, la corruption et l’hypocrisie, la cour entière avaitpris la fuite ; le roi était parti, avait été ramené assiégédans son palais, et venait d’être suspendu au moment où lesdernières dépêches avaient traversé le détroit.

On était au mois d’août 1792, et Monseigneurétait dispersé en tous lieux. Naturellement c’était la banqueTellsone qui, à Londres, était son quartier général. Les espritshantent de préférence les parages qui furent habités par leurscorps, et Monseigneur, dont la poche était vide, se rendait à laplace où ses louis avaient été jadis. Tellsone était d’ailleurs unemaison hospitalière qui avait de grandes libéralités pour sesclients déchus ; il y avait, en outre, parmi les émigrés, desnobles qui, prévoyant le pillage ou la confiscation, avaient, auxpremiers jours de la tempête, placé leurs fonds à Londres ; etc’était chez Tellsone que les nécessiteux avaient la certitude detrouver leur adresse. Ajoutez à cela que tous ceux qui arrivaientde France accouraient chez le banquier, d’où il résultait qu’àcette époque Tellsone était, quant aux nouvelles, une espèce debourse hautement privilégiée. La chose était si connue du public,et les informations qu’il venait prendre étaient si nombreuses, queTellsone avait pris le parti d’écrire sur un morceau de papier lesdernières informations qu’il avait reçues, et de les coller à sesfenêtres pour le bénéfice des passants.

Par une après-dînée humide et suffocante,Charles Darnay, accoudé sur le bureau de M. Lorry, causaitavec le gentleman, et parlait à voix basse. L’autre pénitentiaire,réservé jadis aux entrevues avec les chefs de la maison, servaitmaintenant de bureau à nouvelles, et se trouvait plein comme unœuf. C’était environ une demi-heure avant la clôture de labanque.

« Vous êtes certainement l’un des hommesles plus jeunes qui aient jamais vécu, disait Charles avec unecertaine hésitation ; mais je n’en dois pas moins vousreprésenter…

– Que je suis trop vieux, demandaM. Lorry.

– Une saison fâcheuse, un long voyage,des moyens de transport incertains, un pays désorganisé, une villeoù vous-même pouvez avoir à craindre.

– Vous me donnez là, mon cher Darnay,quelques-uns des motifs qui me font précisément partir, et pas unseul qui pourrait me faire rester. Je ne crains rien : quivoudrait s’attaquer à un vieillard de bientôt quatre-vingts ans,lorsqu’on a tant d’individus plus dignes de sa colère ? Ladésorganisation du pays, dites-vous ? Mais sans elle onn’aurait pas besoin d’envoyer là-bas un agent de notremaison ; il est indispensable, vous le comprenez, que cetagent connaisse les lieux, les affaires de longue date, et qu’ilpossède la confiance de Tellsone. Quant au mauvais temps, à lalongueur du voyage, à ses difficultés, si, après tant d’années deservice, je ne m’y soumettais d’avance pour l’intérêt de la maison,qu’est-ce qui les accepterait ?

– Je voudrais tant y aller ! ditCharles avec agitation, et comme un homme qui pense tout haut.

– Vous ! s’écrie le gentleman ;parlez-moi d’être prudent ! vous qui êtes Français, vousvoudriez aller en France ! mais c’est le comble de ladéraison !

– Si je le désire, monsieur Lorry, c’estparce que je suis Français. On ne peut pas s’empêcher de plaindrece misérable peuple, de souffrir de son égarement, et d’espérer, aunom du peu de bien qu’on lui a fait, de lui imprimer une directionmoins fâcheuse. Hier au soir, poursuivit-il d’un air pensif,lorsque nous avons été seuls, je disais à Lucie…

– À Lucie ? interrompit levieillard, vous n’avez pas honte de proférer son nom au moment oùvous parlez d’aller en France !

– Je n’y vais pas, dit Charles avec unsourire ; c’est à propos de ce que vous disiez tout à l’heureque cette idée m’est venue.

– Pour moi c’est différent ; il fautque je parte, et rien ne m’en empêchera. Vous ne sauriez, mon cherDarnay… M. Lorry jeta un regard au chef de la maison qu’onapercevait dans le lointain, et reprit en baissant la voix :vous ne sauriez concevoir avec quelle difficulté se font là-bas nosaffaires, et quels dangers courent nos livres. Dieu seul pourraitdire quelles tristes conséquences en résulteraient, si nos papiersétaient anéantis ou dispersés ; et qui peut répondre que Parisne sera pas brûlé ce soir, ou mis à sac demain ! Vouscomprenez qu’un choix judicieux, dans le plus bref délai possible,préviendrait la perte de documents essentiels ; et personne,mieux que moi, ne saurait juger de leur importance relative. Lamaison n’en doute pas ; puis-je refuser lorsqu’elle me pried’agir ? la maison, dont j’ai mangé le pain depuis soixanteans ! Puis-je manquer de faire mon devoir sous prétexte quemes membres se sont un peu roidis ? Mais je suis un jeunehomme comparativement aux ganaches que nous avons dans nosbureaux.

– Que j’admire la générosité, l’élan devotre caractère ; vous êtes toujours jeune, mon vieil ami.

– Ne plaisantez pas, monsieur ! Vousdevez savoir, mon cher Darnay, poursuivit le gentleman en jetant unnouveau regard au chef de la maison, qu’il est presque impossibled’enlever de Paris quoi que ce soit actuellement ; des papiers(je vous parle en stricte confidence, je ne devrais le dire àpersonne, pas même à vous), des objets précieux, nous ont été remisaujourd’hui par les porteurs les plus bizarres que vous puissiezimaginer, et dont la vie ne tenait qu’à un fil lorsqu’ilsfranchirent les barrières. Autrefois nos paquets voyageaient enFrance avec la même facilité que dans la commercialeAngleterre ; mais maintenant rien ne peut plus circuler…

– Et vous pensez à partir cesoir ?

– Ce soir même ; la situation esttrop pressante pour admettre le plus simple délai.

– Vous ne partez pas seul ?

– On m’a proposé toute sorted’individus ; mais il ne me convient pas d’avoir affaire àeux. J’ai l’intention d’emmener Jerry ; il est depuislongtemps mon garde du corps, je suis habitué à ses bons offices.Personne ne le soupçonnera d’être autre chose qu’un bouledogue, etd’avoir d’autre dessein que de mordre quiconque voudrait toucher àson maître.

– Je le répète, je ne puis qu’admirervotre esprit loyal et généreux.

– Et je ne puis que vous prier de nouveaude ne pas vous moquer de moi. Quand j’aurai accompli ce derniertravail, il est possible que j’accepte la proposition que me faitTellsone, et que je prenne ma retraite, afin de vivre à ma guise.Alors j’aurai le temps de sentir le poids des années et de merappeler que je ne suis plus jeune. »

Ce dialogue, ainsi que nous l’avons dit encommençant, avait lieu près du bureau de M. Lorry. À deux pasde là, Monseigneur se vantait du châtiment qu’il infligerait, avantpeu, à la canaille révoltée. C’était, chez Monseigneur, au milieude ses traverses, et chez les membres de l’orthodoxie britannique,un parti pris d’envisager la révolution française comme la seulemoisson qui jamais ait mûri sans avoir été semée ; d’en parlercomme si l’on n’avait rien fait, rien omis pour amener cerésultat ; comme si des observateurs, frappés du sort desmasses, du mauvais emploi des ressources qui auraient fait laprospérité du peuple, n’avaient pas vu s’amasser la tempête, etn’avaient pas dit nettement ce qu’ils avaient sous les yeux.

Tant de fatuité de la part de Monseigneur,jointe à ses projets extravagants pour rétablir un ordre de chosesqui avait fatigué le ciel et la terre, était difficile à supporterde la part de tout individu sain d’esprit et connaissant lasituation. C’était cette fumée redondante qui, bourdonnant auxoreilles de Charles Darnay, augmentait le malaise moral qu’iléprouvait, sans se l’expliquer, et causait son agitation.

Au nombre des parleurs était M. Stryver,l’avocat du banc du roi, qui, sur le point d’arriver à un posteofficiel, déployait son éloquence sur le thème susdit, et débitaità Monseigneur une foule de plans ingénieux pour exterminer lepeuple, le faire disparaître de la face de la terre, et se passer àtout jamais de cette détestable engeance ; bref, pour arriverà l’abolition des aigles, en mettant un grain de sel sur la queuede toute la race. Parvenu au comble de l’irritation, Charles étaitpartagé entre l’envie de s’éloigner pour ne pas en entendredavantage, et celle de rester pour dire son mot, lorsquel’événement décida la question.

Tellsone approcha, mit sur le bureau deM. Lorry une lettre salie et cachetée, et demanda au gentlemans’il avait découvert quelque chose au sujet de la personne à quiappartenait cette lettre. Charles, qui se trouvait à côté deM. Lorry, ne pouvait s’empêcher de voir l’adresse, et lasaisit d’autant plus vite qu’elle était ainsi conçue :

« Très-pressée. À monsieur le ci-devantmarquis Saint-Évremont ; remise aux soins de MM. Tellsoneet Cie, banquiers à Londres. »

Le jour du mariage de sa fille, le docteuravait exigé de M. Darnay la promesse de ne révéler sonvéritable nom à qui que ce fût, à moins que lui, docteur Manette,ne l’eût dégagé de cette obligation impérieuse. Charles avait doncgardé le secret que lui avait imposé son beau-père ; Lucieelle-même était loin de se douter qu’il s’appelât autrement, etM. Lorry ne le soupçonnait pas davantage.

« Rien encore, répondit le gentleman auchef de la maison. J’ai présenté cette lettre à tous ceux quiviennent ici, et personne n’a pu me dire où pouvait être cegentilhomme. »

Les aiguilles de l’horloge allaient marquerl’heure de la fermeture de la banque, et les amateurs de nouvelles,se dirigeant vers la porte, côtoyèrent M. Lorry, qui leurprésenta la lettre en les interrogeant du regard. Monseigneur, dansla personne de ces émigrés, à la parole hautaine et conspiratrice,jeta les yeux sur l’adresse ; et chacun laissa tomber un motsur le compte de l’introuvable marquis.

« C’est, je crois, le neveu, mais, entout cas, l’indigne héritier de ce parfait gentilhomme qui mourutassassiné dans son château, dit l’un des passants. Je m’estime fortheureux de ne l’avoir pas connu.

– Un lâche, qui a déserté son poste, il ya une quinzaine d’années, dit un autre qui venait de quitter Paris,à demi étouffé dans une charrette de foin.

– Infecté des doctrines philosophiques,reprit un troisième en regardant l’adresse à travers sonlorgnon ; il a fait une opposition constante à l’ancienmarquis, son oncle, dont il a fini par abandonner les domaines àcette vile canaille ; j’espère que ces manants vont l’enrécompenser comme il le mérite.

– En vérité, clabauda M. Stryver,c’est un garçon de pareille espèce ! Que je voie un peu le nomde ce gueux-là ; au diable le philosophe ! »

Darnay, incapable de se contenir pluslongtemps, frappa sur l’épaule de l’avocat au banc du roi.

« Je connais ce philosophe, dit-il.

– Ah ! bah ! par Jupiter, j’ensuis fâché, répondit l’autre.

– Pourquoi cela ?

– N’avez-vous pas entendu ce qu’il afait ?

– Parfaitement.

– Dans ce cas-là ne demandez paspourquoi.

– Je le demande, au contraire.

– Alors je vous le répète, monsieurDarnay, j’en suis fâché pour vous : et fâché de vous entendrefaire une semblable question. Voilà un être imbu de doctrinespestilentielles, gangrené de principes blasphématoires, quiabandonne ses terres à l’écume de la société, à une gente scélératequi fait l’assassinat en grand, et vous me demandez pourquoi jesuis fâché qu’une pareille brute soit connue d’un homme quiinstruit la jeunesse ? Je n’ai qu’une réponse à vous faire,monsieur : j’en suis fâché parce qu’il y a dans le contactd’un pareil drôle une souillure pour celui qui lefréquente ! »

Se rappelant le secret qu’il avait promis degarder, Charles étouffa sa colère, bien qu’avec beaucoup de peine,et dit à l’avocat :

« Peut-être ignorez-vous les motifs dumarquis, et dès lors vous ne pouvez pas comprendre…

– Dans tous les cas, je n’ignore point lamanière de vous fermer la bouche, monsieur Darnay, interrompitl’avocat ; si ce faquin est vraiment né gentilhomme, je necomprends rien à sa manière de voir, et je ne veux pas lacomprendre. Vous pouvez le lui dire, en lui présentant mescompliments, et ajouter de ma part, qu’après leur avoir faitl’abandon de ses biens, je suis étonné qu’il ne soit pas allé semettre à la tête de ces manants transformés en bourreaux. Mais non,gentilshommes dit l’orateur qui fit claquer ses doigts en regardantautour de lui, je connais assez la nature humaine pour savoir qu’unpareil coquin ne se fie pas à la clémence de ses infâmesprotégés ; il a eu bien soin de leur tourner les talons, et des’enfuir au plus vite. »

Après avoir appuyé ces derniers mots d’unclaquement de doigts final, M. Stryver se poussa dansFleet-Street au milieu de l’approbation de ses noblesauditeurs ; et MM Lorry et Darnay restèrent seuls à labanque.

« Si vous connaissez le marquis, dit legentleman, voulez-vous être assez bon pour vous charger de cettelettre ?

– Volontiers.

– Vous aurez bien soin de dire audestinataire que nous avons fait tous nos efforts pour découvrirson adresse, et que nous regrettons vivement de n’avoir pas pu luitransmettre plus tôt cette missive, qui est chez nous depuislongtemps.

– Je n’y manquerai pas, soyez tranquille.Est-ce d’ici que vous partez ?

– Oui, mon ami, ce soir à huitheures.

– Je reviendrai vous faire mesadieux. »

S’en voulant à lui-même, à l’avocat, à laplupart des hommes, Charles se dirigea vers le Temple ; unefois dans ce lieu solitaire, il décacheta sa lettre, et lut cesquelques lignes :

Paris, prison de l’Abbaye, 21 juin 1792.

« Monsieur, et ci-devant marquis,

« Après avoir failli mourir entre lesmains des gens du village, j’ai été arrêté violemment et conduit àParis, dont on m’a fait faire la route à pied. Je ne vous parleraipas des souffrances que j’ai endurées pendant la route ; maisce n’est pas tout : ma maison a été abattue et rasée jusqu’àterre.

« Le seul crime dont on m’accuse, celuiqui m’a fait emprisonner, et pour lequel je vais être condamné àmort, si votre aide généreuse ne vient pas à mon secours, monsieurle marquis, est de m’être rendu coupable de haute trahison àl’égard du peuple, en agissant au nom d’un émigré. Je leurreprésente en vain que c’est au contraire pour le peuple quej’agissais, d’après vos ordres mêmes ; que bien avant leséquestre, j’avais toujours, d’après vos ordres, remis l’impôt àceux qui ne le payaient pas (et personne ne le payait), et que nerecevant aucun fermage, je m’étais abstenu de poursuivre lesdébiteurs. Ils me répondent à cela que je n’en suis pas moins lefondé de pouvoirs d’un émigré, et ils me demandent où est cetémigré.

« Ah ! mon bien cher monsieur, etci-devant marquis, où êtes-vous, où êtes-vous ? Je le criedans mon sommeil ; je le demande au Seigneur, viendrez-vous àmon secours ? Mais je n’obtiens pas de réponse. Ah !monsieur et ci-devant marquis, j’adresse en Angleterre cetteplainte désolée, dans l’espoir qu’elle pourra vous arriver parl’entremise de la banque Tellsone, bien connue à Paris.

« Pour l’amour de Dieu et de la justice,au nom de votre générosité, de votre honneur, je vous en conjure,monsieur et ci-devant marquis, venez me délivrer. Ma seule fauteest de vous avoir été fidèle ; je vous en supplie, à votretour, ne m’abandonnez pas.

« De cette horrible prison, d’où à chaqueinstant je m’approche de la mort, je vous envoie, monsieur etci-devant marquis, l’assurance de mon infortuné dévouement.

Votre respectueux et affligé,

« GABELLE »

Charles comprit immédiatement la nature dumalaise qu’il éprouvait : c’était le remords d’avoir failli àson devoir. Le danger de cet ancien serviteur, dont le seul crimeétait de lui être resté fidèle, surgissait tout à coup et luiadressait de tels reproches qu’il se cacha le visage pourdissimuler sa rougeur.

Il savait très-bien que, dans son horreur dufait qui avait mis le comble à la mauvaise réputation de safamille, dans son ressentiment pour la mémoire de son oncle, dansson aversion pour le domaine seigneurial dont il avait pu disposer,il n’avait pas agi comme il aurait dû le faire. Il savaittrès-bien, qu’absorbé par son amour, s’il avait, en changeantd’existence, renoncé aux privilèges et à la fortune qui lui étaientéchus, cette renonciation était incomplète et sans valeur. Il sedisait, qu’au lieu de cet abandon personnel que rien n’avaitconsacré, il aurait dû faire un acte légal, reconnaître ses droits,se démettre à bon escient de la fortune dont il était dépositaire,et en surveiller l’emploi fécond. À une autre époque il se l’étaitpromis, et, le moment arrivé, il n’en avait rien fait.

Les joies du foyer domestique, la nécessitéd’un travail continu, les troubles qui étaient survenus en France,la rapidité des événements, leur instabilité qui détruisait lelendemain les projets formés la veille, autant de raisons quil’avaient empêché de se tenir parole à lui-même. Il avait cédé auxcirconstances, non pas sans se le reprocher, mais sans faired’efforts pour résister au courant. Il attendait le momentd’agir : l’occasion fuyait toujours, et il en fut ainsijusqu’à l’époque où les nobles ayant quitté la France, leurs biensfurent confisqués, leurs châteaux détruits, leurs titresdéchirés.

Mais il n’avait opprimé personne, n’avait jetépersonne en prison ; loin d’employer la force pour rentrerdans ce qui lui était dû, il en avait fait la remise de son propremouvement. Dépouillé de toutes les faveurs qu’il devait à lanaissance, il avait gagné son pain par un travail honnête.M. Gabelle, le régisseur de la terre appauvrie et grevée qu’ilpossédait depuis la mort de son oncle, avait reçu l’ordre, écrit desa propre main, d’épargner les paysans, de leur donner en hiver lepeu de bois, en été le peu de seigle ou d’orge que ne prendraientpas les créanciers ; il pouvait en fournir la preuve.N’était-ce pas suffisant pour qu’il n’eût rien àcraindre ?

Cette persuasion confirma le dessein queCharles formait de quitter Londres et d’aller à Paris.

Comme le marin de la légende, les flots et lesvents le poussaient vers la roche aimantée qui l’attirait à saperte. Chacune de ses réflexions l’en rapprochait davantage. Cetétat pénible de son esprit, dont tout à l’heure encore il nes’expliquait pas la nature, provenait du mal qui s’était commis surses domaines. Pourquoi avait-il abandonné à des êtres indignesl’influence qu’il aurait pu avoir ? Pourquoi n’était-il pas làpour arrêter l’effusion du sang, et pour parler au nom del’humanité ? Il se le reprochait tout bas lorsqu’il avait eu àcomparer ses faiblesses au courage de M. Lorry, chez qui lesentiment du devoir suppléait à la force. À cette comparaison,toute à son désavantage, avaient succédé les insolences deMonseigneur, les injures de l’avocat, dont il avait étéprofondément blessé ; puis la lettre de Gabelle ; laprière d’un innocent qui le suppliait au nom de la justice et del’honneur d’accourir à son aide.

C’était bien décidé, il irait à Paris.L’aimant l’attirait par une force invisible, il ne voyait pasl’écueil et ne pensait plus au danger. Il lui semblait qu’une foisen France il n’aurait qu’à prouver ses bonnes intentions, pour êtrecru sur parole, et pour obtenir l’assentiment général. Venaitensuite la pensée de faire le bien, ce glorieux mirage qui seprésente aux esprits généreux et séduit par cette chimère, il sevoyait assez d’influence pour guider la révolution, qui couraitavec furie vers de nouveaux massacres.

Son projet bien arrêté, Charles ne pensa plusqu’aux préparatifs qui lui restaient à faire. Lucie et le docteurne devaient apprendre son départ que lorsqu’il serait déjà loind’eux ; il épargnerait à sa femme les déchirements de laséparation, et à M. Manette les vains efforts qu’il auraitcertainement faits pour le détourner de ce voyage.

Charles continua sa promenade jusqu’au momentoù il revint à la banque pour faire ses adieux au gentleman ;il avait bien l’intention, dès qu’il serait à Paris, de seprésenter à cet excellent homme ; mais il devait le laisserpartir sans lui confier ses projets.

Une voiture et des chevaux de poste étaientdevant la maison Tellsone ; et Jerry, tout équipé, attendaitles ordres de son maître.

« J’ai remis la lettre à son adresse, ditCharles à M. Lorry, on m’a donné la réponse ; mais jen’ai pas consenti à ce qu’elle fût écrite, peut-être vouschargerez-vous de la transmettre verbalement.

– Avec plaisir, répliqua legentleman ; elle n’offre aucun danger ?

– Aucun ; elle est cependant pour unprisonnier de l’Abbaye.

– Quel est son nom ? demandaM. Lorry en ouvrant son carnet.

– Gabelle.

– Très-bien. Que faut-il répondre à cetinfortuné ?

– Tout bonnement que sa lettre a étéreçue, et que la personne arrivera.

– Il n’y a pas d’époque àmentionner ?

– On partira demain soir.

– Pas de nom propre à citer ?

– C’est inutile. »

Charles aida M. Lorry à se couvrir d’unefoule de vêtements, et, précédé du gentleman, il passa de l’airchaud de la vieille banque à l’atmosphère brumeuse deFleet-Street.

« Mes plus tendres compliments à Lucie età notre cher ange ; prenez bien soin d’eux jusqu’à monretour, » dit M. Lorry au moment où les chevauxs’ébranlaient. Charles secoua la tête, et lui répondit par unsourire douteux.

Ce soir-là (on était au 14 août), CharlesDarnay, au lieu de se coucher dès qu’il eût quitté le salon,écrivit deux lettres ferventes ; dans la première, qui étaitdestinée à Lucie, il expliquait le motif de son départ,l’obligation impérieuse qui lui était faite d’aller en France, etdémontrait clairement qu’il n’avait rien à craindre. Dans laseconde lettre, qui était adressée au docteur, il confiait sa femmeet sa fille à son beau-père, et s’étendait également sur lapersuasion où il était de ne courir aucun danger ; enfin ilpromettait à l’un et à l’autre de leur écrire aussitôt son arrivée,et de leur donner fréquemment de ses nouvelles.

Ce fut une journée douloureuse que la journéedu lendemain ; pour la première fois, depuis qu’ils étaientmariés, Charles avait une préoccupation que ne partageait pasLucie ; et il lui était difficile de ne pas lui ouvrir soncœur. À tout moment il était bien sur le point de le faire, tant illui semblait étrange de penser et d’agir sans le doux appui qu’iltrouvait auprès d’elle ; mais en la voyant calme et souriante,il retenait les paroles prêtes à lui échapper, et continuait àdissimuler son trouble. Si pénible que lui parût cette contrainte,la journée s’écoula rapidement. Le soir il prétexta un rendez-vousqui l’appelait au dehors, et qui pouvait le retenir jusqu’à uneheure avancée ; il embrassa plusieurs fois sa femme et safille, alla prendre la petite valise qu’il avait secrètementpréparée, et se plongea au milieu du brouillard, ayant dans l’âmeplus de tristesse que les rues sombres et désertes n’avaientd’obscurité.

Il confia ses deux lettres à un ami fidèle,recommanda bien de ne les remettre que vers onze heures et demie auplus tôt ; puis il monta à cheval, rejoignit la route deDouvres, et commença son voyage, le cœur défaillant au souvenir desêtres aimés qu’il laissait derrière lui.

« Pour l’amour de Dieu et de la justice,au nom de votre générosité, de votre honneur, » sedisait-il ; et retrouvant des forces en répétant ce cri dedétresse, il courut vers l’écueil, dont rien ne balançait plusl’attraction irrésistible.

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