Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 2La meule à aiguiser.

La succursale que la maison Tellsone avaitétablie à Paris, occupait dans le quartier Saint-Germain, l’ailegauche d’un hôtel immense, situé au fond d’une vaste cour ;une épaisse et haute muraille séparait cette cour de la rue, etflanquait de chaque côté une porte cochère d’une résistance à touteépreuve. Le gentilhomme, à qui appartenait cet hôtel, l’avaithabité jusqu’au moment où il avait fui la capitale sous les habitsde son cuisinier, et s’était dirigé en toute hâte vers la frontièrela plus prochaine. Simple bête effarée, se sauvant au premier cride la chasse, il n’en était pas moins dans sa métempsycose, leMonseigneur dont le chocolat exigeait naguère pour arriver jusqu’àses lèvres, le concours de quatre hommes vigoureux, sans parler decelui qui l’apprêtait.

Monseigneur une fois parti, ses robustesvalets s’étaient absous du crime d’avoir touché ses gages, en sedéclarant tout prêts à lui couper la gorge ; son hôtel avaitété mis sous le séquestre et enfin confisqué. Les choses allaientsi vite, les décrets succédaient aux décrets avec tant de rapidité,que le soir du 3 septembre, des émissaires de la loi, étaient enpossession de l’hôtel qu’ils avaient décoré d’un drapeau rouge, etbuvaient de l’eau-de-vie dans les appartements d’honneur.

À Londres un local pareil à celui que Tellsoneoccupait avec Monseigneur, eût mis la maison hors d’elle-même etl’eût fait citer dans la gazette. Qu’auraient dit, en effet, laresponsabilité, la respectabilité britannique, en voyant descaisses d’oranger dans la cour d’un lieu d’affaires, et un Cupidonau-dessus du comptoir ? Cela existait néanmoins à Paris.Tellsone avait, il est vrai, fait passer un lait de chaux sur leperfide enfant ; mais on le voyait toujours, dans son légercostume, suspendu au plafond, d’où (ce qui lui arrive trop souvent,hélas !) il visait des écus du matin jusqu’au soir. DansLombard-street à Londres, la banqueroute serait infailliblementsortie de ce jeune païen, de l’alcôve à rideaux galants situéederrière cet enfant immortel, du miroir incrusté dans la muraille,et de ces commis pas du tout vieux, qui auraient dansé en public àla moindre provocation. Mais un Tellsone français pouvait, avec cesénormités, faire d’excellentes affaires ; et depuis leurorigine, pas un client n’avait pris la fuite à leur aspect, nitremblé pour sa fortune.

Combien Tellsone aurait-il désormais derestitutions à faire ? Combien resterait-il dans ses coffresd’argent non réclamé ? Combien de joyaux et de vaisselleplate, se terniraient dans ses cachettes, après la mort de leursdépositaires ? Parmi ses comptes courants, combien s’entrouveraient-ils dont la balance ne se ferait point ici-bas ?Personne n’aurait pu le dire, pas même M. Lorry, que cesquestions préoccupaient vivement.

L’agent de Tellsone était au coin du feu(l’hiver prématuré se faisait déjà sentir), et sur l’honnête etcourageuse figure du gentleman était une ombre plus épaisse que nepouvaient la projeter les objets environnants. Dans sa fidélité àla maison, dont il était devenue partie intégrante, M. Lorrys’était logé à la banque, et sa chambre était voisine des bureaux.Le hasard voulait qu’il fût protégé par l’occupation patriotique dubâtiment principal ; mais l’excellent homme ne l’avait pascalculé : pourvu qu’il fît son devoir, tout le reste lui étaitindifférent.

De l’autre côté de la cour, en face desappartements du gentleman se trouvaient les remises de l’hôtel,soutenues par une colonnade, et où l’on voyait encore les voituresde Monseigneur ; à l’un des piliers étaient attachés deuxflambeaux, qui brûlaient en plein vent, et répandaient leur clartérutilante sur une grande meule à aiguiser, machine grossière,apportée là d’un atelier quelconque.

Le gentleman, qui s’était approché de lafenêtre, pâlit à la vue de ces objets, innocents en eux-mêmes, etrevint s’asseoir auprès du feu ; il avait ouvert la croiséepour fermer les persiennes, avait tiré les rideaux, et frissonnaitdes pieds à la tête.

Aux bruits du soir qui bourdonnaient dans laville, ainsi qu’il arrivait tous les jours, se mêlait à diversintervalles quelque chose qui n’avait rien de terrestre : unerumeur indescriptible, de sons poignants et inconnus, qui montaientjusqu’au ciel.

« Mon Dieu, murmura M. Lorry enjoignant les mains, je vous rends grâces de n’avoir dans ces lieuxaucun des êtres qui me sont chers. Puissiez-vous avoir pitié deceux qui sont en péril ! »

Bientôt après la cloche de la grand’porte sefit entendre. « Les voilà revenus ! » pensa legentleman qui écouta malgré lui ; mais une irruption bruyanten’eut pas lieu dans la cour, comme il s’y attendait ; la portese referma pesamment, et le silence régna de nouveau dansl’hôtel.

L’émotion fébrile, l’horreur qu’il éprouvaitaugmentait chez M. Lorry cette vague inquiétude que donnetoujours la responsabilité d’une charge importante. Le gentleman seleva ; – la caisse et les livres étaient bien gardés, – et nevoulant pas rester seul, il se disposait à rejoindre les commisfidèles qui veillaient dans le bureau, quand la porte s’ouvrit toutà coup, et laissa passer deux personnes dont l’apparition le fitreculer de surprise.

Lucie et son père ! Lucie, les brastendus, et l’air désespéré d’autrefois, ajoutant à l’expressionqu’elle avait aujourd’hui.

« Qu’y a-t-il ? demandaM. Lorry avec stupeur. Qu’est-ce que c’est, Manette ?Lucie ? qu’est-ce qui peut vous amener ? »

Les yeux fixés sur lui, pâle, éperdue, elle sejeta dans les bras du vieillard. « Mon mari ! dit-elled’une voix haletante.

– Votre mari, chère enfant ?

– Oui, Charles.

– Que lui est-il arrivé ?

– Il est ici.

– À Paris ?

– Depuis plusieurs jours, trois ouquatre, je ne sais pas ; je n’ai plus de mémoire. Un appel àson honneur l’a fait partir à notre insu ; on l’a arrêté à labarrière et on l’a mis en prison. »

Un cri s’échappa de la poitrine duvieillard ; au même instant la cloche de la grand’portes’agita violemment, et des voix et des pas se précipitèrent dans lacour.

« Quel est ce bruit ? demandaM. Manette, qui se dirigea vers la fenêtre.

– N’ouvrez pas, s’écria legentleman ; docteur, au nom du ciel, ne regardez pasdehors. »

La main sur l’espagnolette, le docteur seretourna en souriant, et lui dit avec calme : « Soyeztranquille, mon ami, je suis pour eux un être sacré. Il n’y a pasen France un patriote qui, en apprenant que j’ai été à la Bastille,mettrait la main sur moi, autrement que pour me serrer dans sesbras ou me porter en triomphe. C’est grâce à mon ancien martyre quej’ai passé la barrière, que j’ai pu savoir où était Charles, et queje suis arrivé près de vous. Je ne doutais pas de mon influence,cela devait être ; Charles n’a rien à craindre, je lesauverai, je l’ai promis à Lucie. Mais qu’est-ce qu’on entenddonc ?

– Ne regardez pas, je vous en supplie. Nivous non plus, cher ange, dit-il en entourant d’un bras la taillede la jeune femme. Ce n’est pas une raison pour vouseffrayer ; je vous jure que je ne sais rien d’alarmant sur lecompte de Charles ; j’étais même loin de penser qu’il fût àParis. Dans quelle prison est-il ?

– À la Force.

– À la Force !… Lucie, mon enfant,si jamais vous avez été bonne et courageuse, et vous l’aveztoujours été,… je vous en prie, soyez calme ; faites bien ceque je vais vous dire, c’est beaucoup plus important que je ne peuxvous l’exprimer. – Vous ne pouvez rien faire ce soir, il vousserait impossible de sortir. Je vous dis cela au nom de Charles, etdans son intérêt ; je sais combien le sacrifice est pénible,mais entrez dans ma chambre, laissez-moi seul avec votre père, jevous en conjure, obéissez ; vite, vite, au nom de ceux quivous aiment.

– Je vous suis entièrement soumise, bonami, vous le savez ; vous ne me tromperiez pas, je le vois survotre figure. »

Le vieillard l’embrassa, et l’entraîna dans lapièce voisine, dont il ferma la porte à double tour. Revenu près dudocteur, il ouvrit la fenêtre, écarta légèrement les persiennes, etlui et M. Manette regardèrent au dehors.

Environ cinquante individus, hommes et femmes,étaient rassemblés dans la cour. Aussitôt que les gardiens leuravaient ouvert la porte, ils avaient couru vers la meule, ettravaillaient avec zèle. C’était pour eux, évidemment, qu’on avaitapporté cette machine, afin qu’ils pussent faire leur ouvrage sansqu’on les dérangeât.

Mais quels travailleurs, et quelle affreusebesogne !

La meule avait une double manivelle ;deux hommes la tournaient avec furie, deux démons dont la figure,entourée de longs cheveux qui tombaient en avant, et se rejetaienten arrière à chaque tour de roue, était plus horrible à voir quecelles des sauvages les plus atrocement grimés. De faux sourcils,de fausses moustaches collaient à leurs masques hideux ; leurstraits, tachés de sang étaient convulsés par les cris, leurs yeuxdilatés et fixes, leurs paupières rougies par l’ivresse, etl’absence de sommeil. Tandis qu’ils tournaient la machine, sefouettant la figure de leurs cheveux nattés, s’en flagellantensuite le cou et les épaules, des femmes leur portaient du vin auxlèvres, afin qu’ils pussent boire sans arrêter la meule ; etces gouttes rougies, qui tombaient de leurs faces et de leursvêtements, ces flots d’étincelles, qui jaillissaient de la pierre,créaient autour d’eux une atmosphère infernale. L’œil n’en voyaitaucun d’ailleurs, qui, dans ce groupe, ne fût barbouillé de sang.Les uns, nus jusqu’à la ceinture, en avaient le corps et lesmembres couverts ; les autres leurs guenilles imbibées ;des hommes, diaboliquement parés de dentelles et de rubans, lesavaient teints dans la mare sanglante. Couteaux, haches,baïonnettes ou sabres, tout ce qui était là pour être affilé, étaitrouge et humide. Des lambeaux d’étoffe, ou de linge, nouaient auxpoignets de quelques-uns des lames ébréchées ; le tissudifférait, mais la nuance était la même : et quand lespossesseurs de ces armes les arrachaient du flot d’étincelles et seprécipitaient dans la rue, en les brandissant avec frénésie, lateinte rouge qui n’était plus sur l’acier, se retrouvait dans leursregards qu’un spectateur ayant conservé la raison, aurait vouluéteindre d’une balle, au prix de vingt années d’existence.

Tout cela fut aperçu en un moment ;l’homme qui est en train de se noyer, ou qui est en face du péril,verrait un monde en une minute, s’il l’avait sous les yeux. Lesdeux amis s’éloignèrent de la fenêtre et M. Manette questionnadu regard le gentleman au sujet de cette horrible vision.

« Ils massacrent les prisonniers, dit levieillard en baissant la voix, et en jetant les yeux autour de lui.Si vraiment vous avez l’influence dont vous parliez tout à l’heure,faites-vous reconnaître de ces démons, et allez avec eux à laForce ; il est possible qu’il soit trop tard, je n’en saisrien ; mais il n’y a pas une seconde à perdre. »

Le docteur, la tête nue, se précipita hors dela chambre, et se trouva dans la cour au moment où le gentlemanrevenait à la croisée. Ses longs cheveux blancs, sa figureremarquable, la confiance avec laquelle il se jeta au milieu desarmes qu’il écartait sur son passage, impressionnèrent lesspectateurs, et en moins d’une minute il arriva au centre du groupequi entourait la meule. La machine s’arrêta, il y eut un instant desilence, puis un murmure qui alla croissant, et auquel se joignitla voix du docteur. M. Lorry vit le groupe s’ébranler, vingthommes se mettre en ligne, entourer M. Manette, et sortir dela cour en criant : « Vive le prisonnier de laBastille ! Place au prisonnier de la Bastille ! À laForce pour délivrer le gendre du prisonnier de laBastille ! » et mille autres acclamations de mêmenature.

Le gentleman referma la porte, tira lesrideaux, et le cœur palpitant, s’empressa d’aller rejoindre Lucie,pour lui dire que son père, assisté par le peuple, était alléchercher M. Darnay. La jeune femme avait à côté d’elle sapetite fille et miss Pross ; mais M. Lorry ne s’aperçutde leur présence que longtemps après, lorsque assis au coin du feu,il eut recouvré autant de sang-froid que pouvait en permettre cetteeffroyable nuit.

Lucie, plongée dans la stupeur, était à sespieds et se cramponnait à sa main comme à son dernier appui. MissPross avait couché l’enfant sur le lit du gentleman, et sa tête,s’inclinant peu à peu, était tombée sur l’oreiller où reposait lapetite fille. Que la nuit fut longue à côté de cette femmeéplorée ! Qu’elle fut longue, oh ! mon Dieu ! Ledocteur ne revenait pas ; et l’on était sansnouvelles !

Deux fois on avait sonné à la grand’porte,deux fois la cour avait été envahie, la meule avait tourné et faitjaillir ses étincelles au milieu du vacarme.

« Qu’est-ce que c’est ? avaitdemandé Lucie avec terreur.

– Chut ! mon enfant ; c’est iciqu’on aiguise les sabres des soldats ; l’hôtel est maintenantpropriété nationale, et sert d’atelier pour la confection desarmes. »

Toutefois la dernière séance avait été pluscourte que les autres, et la besogne s’était faite avec moinsd’ardeur et moins de suite. Peu de temps après on vit poindre lejour. M. Lorry se détacha doucement de l’étreinte de la jeunefemme, approcha de la fenêtre, l’ouvrit avec précaution, et regardace qui se passait dans la cour. Un homme, tellement ensanglanté,qu’on l’aurait pris pour un soldat tombé sur le champ de bataille,gisait auprès de la meule. Exténué par le massacre, il se levapéniblement, promena autour de lui un regard hébété, et découvrit,à la lumière naissante, l’un des carrosses de Monseigneur ; ilse traîna en chancelant jusqu’au somptueux équipage, y monta, enreferma la portière, et s’endormit sur les coussins, d’une exquiseélégance.

La terre, cette grande meule, avait tournéquand M. Lorry regarda de nouveau par la fenêtre, et le soleilrougissait les pavés et les murs de la cour ; la pierre àaiguiser se détachait seule dans l’air calme du matin, et avait unreflet rouge que le soleil ne donna jamais, et que sa lumière nepeut effacer.

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