Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 5La boutique du marchand de vin.

Une énorme pièce de vin s’était brisée dans larue ; c’était en déchargeant la voiture que l’accident étaitarrivé : la barrique avait roulé jusqu’à terre, les cercless’étaient rompus, et les débris du tonneau gisaient sur le pavé, auseuil de la porte d’une boutique de marchand de vin.

Tous les gens du voisinage avaient suspenduleur travail ou leur oisiveté, pour accourir sur le théâtre del’accident, et pour boire le vin qui s’y trouvait répandu.

Les pavés inégaux, faisant saillie dans toutesles directions, comme si, en les jetant au hasard, on n’avait eud’autre but que d’estropier les passants, avaient retenu la liqueurdivisée par petites flaques. Chacune de ces flaques était entouréed’un groupe d’individus, plus ou moins nombreux, qui sebousculaient à l’envi. Quelques hommes agenouillés, faisant uneécuelle de leurs deux mains, puisaient le précieux liquide ets’empressaient de le boire, ou le défendait contre les femmes qui,penchées sur leurs épaules, essayaient de humer la liqueur avantqu’elle eût filé entre leurs doigts.

D’autres individus, hommes et femmes,plongeaient dans les flaques vineuses de petits gobelets de terreébréchés, ou les mouchoirs qui leur servaient de marmottes, et lesmères en exprimaient ensuite le contenu dans la bouche des enfants.Ceux-ci faisaient en toute hâte de petites chaussées de boue afinde retenir le vin qui fuyait entre les pierres, ou, dirigés par desspectateurs placés aux fenêtres, couraient dans tous les sens pourarrêter les rigoles qui se formaient dans de nouvelles directions.Un certain nombre s’était emparé des éclats du tonneau, couverts delie et de fange, et les suçaient, les mâchaient avec délices.

Bientôt la portion du pavé qui s’étendaitdevant le cabaret fut, non-seulement à sec, mais la boue en avaitété si bien ramassée, qu’on l’aurait attribué au passage d’unbalayeur soigneux, si quelqu’un, parmi les habitants du quartier,avait pu croire à la présence de ce fonctionnaire, inconnu dans lefaubourg.

Un bruit perçant d’éclats de rire et de voixjoyeuses, voix d’hommes, de femmes et d’enfants, retentissait dansla rue où cette buvette avait lieu. Un peu de rudesse et beaucoupd’enjouement caractérisaient le plaisir de cette foule ; unesprit de sociabilité particulière se faisait remarquer dans tousles groupes, ainsi qu’un entraînement visible de chacun à serapprocher des autres, qui, chez les moins malheureux, ou chez lesplus réjouis, se traduisait par des embrassements folâtres, destoasts, des poignées de main et des rondes animées.

Lorsque le vin eut entièrement disparu,laissant entre les pavés les mille rigoles qu’y avaient tracées lesbuveurs, ces démonstrations cessèrent tout à coup, ainsi qu’ellesavaient commencé ; le scieur de bois, dont la scie étaitplantée dans une bûche, alla se remettre à la besogne ; lafemme, qui avait laissé sur le pas de sa porte le gueuxrempli de cendres chaudes où elle essayait de réchauffer ses pieds,ses mains et son enfant amaigri, se dirigea vers sa demeure.

Les ouvriers aux bras nus, aux cheveux emmêléset poudreux, à la face cadavéreuse, qui, du fond des caves, étaientapparus à la clarté de ce jour d’hiver, redescendirent à leursateliers respectifs, et une sombre tristesse plana de nouveau surces lieux où elle sembla moins déplacée que le soleil et lajoie.

C’était du vin rouge qui avait coulé danscette rue obscure du faubourg Saint-Antoine, et qui avait taché lespavés, taché ces mains, ces visages, ces pieds nus. Le scieur debois laissait des marques rouges sur les bûches qu’il prenait. Lafemme, qui allaitait son enfant, portait au front des taches rougesque lui avaient faites le haillon replacé autour de sa tête. Ceuxqui avaient mâché les douelles rougies de la barrique avaientautour de la bouche les traces qu’on voit aux lèvres des tigres, etl’un de ces hommes d’humeur plaisante, la tête sortie presque enentier d’un sale bonnet de coton flottant sur son épaule, trempason doigt dans la bourbe vineuse, et griffonna sur la muraille lemot : SANG.

Un jour devait venir où le sang coulerait surle pavé des rues, et laisserait des taches rouges au front et auxmains de la plupart de ceux qui se trouvaient là.

Depuis que le nuage, écarté un instant par unrayon furtif, assombrissait de nouveau la physionomie deSaint-Antoine, d’épaisses ténèbres enveloppaient tout le faubourg.Le froid, la crasse, l’ignorance, la maladie et la misère formaientle cortège du bienheureux patron : de puissants seigneurs,surtout la faim, qui les domine tous.

Des individus, sans cesse broyés entre desmeules inexorables, frissonnaient dans tous les coins, entraientdans les maisons, débouchaient des allées, regardaient aux portes,aux fenêtres, grelottaient dans chaque guenille agitée par le vent.La meule impitoyable, qui les broyait de la sorte, n’est pas celledu moulin fabuleux qui transforme les vieillards en jeunes gens,mais bien les jeunes gens en vieillards. L’enfance, elle-même,avait la figure vieille, la voix creuse ; et dans les ridesprécoces de son visage, ainsi qu’au masque sillonné de ses pères,la faim avait gravé sa signature.

On la retrouvait partout : dans leshaillons étendus sur les cordes et flottant aux perches quisortaient de chaque fenêtre ; dans la paille, les chiffons,les menus copeaux qui, à l’intérieur, garnissaient les paillasses.La faim répétait son nom dans chaque fragment de bûchette quedébitait le scieur de bois ; elle regardait les passants duhaut des cheminées froides et vides, et surgissait de la ruefangeuse, dont les ordures ne renfermaient pas un seul débris d’unseul objet qui se mange.

La faim se montrait sur les tablettes duboulanger, sur chaque mauvais pain de sa fournée peuabondante ; elle se voyait dans le fromage et les saucisses dechien mort que vendait le charcutier. On entendait bruire ses osdécharnés parmi les marrons qui étaient secoués sur le feu, et dansles quelques gouttes d’huile, mises à regret au fond de la poêle,où crépitaient de menues tranches de pommes de terre.

La faim était logée dans tous les replis decette rue tortueuse, encombrée d’immondices, où aboutissaientd’autres rues, également tortueuses, sales et puantes, peuplées debonnets de coton, et de guenilles sentant la crasse, et où chaqueobjet visible, pâle, maladif ou sordide, paraissait un présage demalheur.

On entrevoyait dans ces physionomies d’animaltraqué sans repos ni trêve, que la bête fauve pourrait bien un jourfaire volte-face et répondre aux abois. Parmi ces spectres abattus,qui fuyaient d’un air craintif, il se trouvait des yeux remplisd’éclairs, des lèvres serrées, pâlies par la rage, et des frontscontractés, où les rides tordues et noueuses ressemblaient à descordes, au souvenir de la potence qu’ils pouvaient subir etpeut-être infliger.

On retrouvait l’image de la faim dans lesenseignes des boutiques, dans les maigres lambeaux de viande peintsau-dessus de la porte du boucher, dans l’ombre du pain sec et noirqui indiquait la boulangerie, dans les buveurs qui, barbouillés surla porte du cabaret, grimaçaient au-dessus de leurs verres de petitvin frelaté, et qui, l’œil en feu, se penchaient l’un vers l’autrepour se faire de mutuelles confidences.

Tout ce qui s’offrait à la vue était chétif etpauvre, excepté les outils et les armes ; le tranchant descouteaux et des haches était brillant et affilé, les marteaux duforgeron étaient lourds, et les fusils nombreux dans la boutique del’armurier.

La voie publique n’avait pas de trottoirs, etla pavé boiteux, avec ses flaques de boue et d’eau fangeuse,arrivait jusqu’aux murailles. Par contre, le ruisseau coulait aumilieu de la rue, quand toutefois il venait à couler, ce quin’arrivait qu’après une forte averse ; et prenant alors desallures excentriques, il inondait les rez-de-chaussée et lescaves.

Au-dessus du ruisseau, en travers de la rue,pendaient, de loin en loin, de grossières lanternes, attachées àune corde ; et le soir, quand l’allumeur les avait descendues,éclairées et remontées, un certain nombre de lumignons fumeux sebalançaient au-dessus de vous d’une façon maladive, comme s’ilsavaient été sur les flots. Ils s’agitaient, il est vrai, au-dessusd’une mer orageuse, et le navire et l’équipage étaient menacés parla tempête. Un jour devait venir où les épouvantails décharnés quipeuplaient cette région auraient, dans leur oisiveté et leur faim,regardé si longtemps l’allumeur de réverbères, qu’ils songeraient àse servir de ses poulies et de ses cordes pour hisser des hommes àcôté de ses lanternes, afin d’éclairer d’une lueur plus vive lesténèbres de leur affreuse condition. Mais ce jour était loinencore ; et les vents qui passaient sur la France secouaienten vain les guenilles, de ces épouvantails : les oiseaux, à lavoix douce et au riche plumage, n’y voyaient aucunavertissement.

La boutique du marchand de vin, au seuil delaquelle s’était brisée la barrique, faisait le coin de la rue, etparaissait moins pauvre que la plupart de ses voisines. Sur le pasde la porte se tenait le cabaretier qui, vêtu d’une culotte verteet d’un gilet jaune, avait regardé la foule se disputer le vinrépandu.

« Cela m’est égal, dit-il en haussant lesépaules, quand la dernière goutte fut essuyée. Qui casse les verresles paye ; ceux qui ont été cause de l’accident me donnerontune autre pièce. Eh ! Gaspard ! s’écria-t-il ens’adressant à l’homme qui écrivait le mot SANG sur la muraille,qu’est-ce que tu fais donc là ? »

Gaspard montra du doigt le mot qu’il venait detracer, et mit dans son geste une expression significative, ainsiqu’il arrive souvent aux gens du peuple ; mais il manqua sonbut, et produisit un effet contraire à celui qu’il attendait, commeil arrive souvent encore aux personnes de sa classe.

« Est-ce que tu as perdu la tête ?lui demanda le marchand de vin, qui traversa la rue, prit unepoignée de boue, et effaça la plaisanterie de Gaspard. À quoi bonl’écrire en public, je te le demande ? Est-ce qu’il n’y a pasd’autres endroits où l’on puisse graver de pareilsmots ? »

En terminant cette phrase, le marchand de vin,peut-être sans y penser, peut-être avec intention, posa la maingauche sur le cœur de l’artisan. Celui-ci pressa la main ducabaretier, fit un saut prodigieux, retomba dans une attitudefantastique, en rattrapant son soulier rougi, qu’il avait jeté enl’air, et s’arrêta ferme sur la pointe du pied. Plaisant railleur,qui paraissait tout disposé à mettre ses railleries enpratique.

« Rechausse-toi, dit l’autre, appelle duvin ce qui est du vin, et que tout cela soit fini. »

Le cabaretier essuya sa main boueuse surl’épaule de Gaspard avec autant de sang-froid que s’il l’avaitsalie à cette intention ; retraversa la rue et rentra dans saboutique. Il pouvait avoir trente et quelques années ; sonencolure était celle d’un taureau, il avait l’air martial, et sansdoute beaucoup de chaleur naturelle ; car, bien que le froidfût assez vif, il portait sa veste sur son épaule ; sesmanches de chemise étaient relevées, ses bras nus jusqu’au coude,et pour toute coiffure il n’avait que ses cheveux noirs et crépus,coupés autour de la tête. Sa peau était brune, ses yeux étaientgrands, pleins de franchise et largement écartés. En somme, ilparaissait un garçon de belle humeur, mais sa colère devait êtreimplacable. Évidemment c’était un homme résolu, qu’il ne fallaitpas rencontrer sur un chemin étroit, bordé d’un précipice, car rienau monde ne devait le déranger de sa route.

Mme Defarge, son épouse, étaitassise au comptoir lorsqu’il rentra dans la boutique. C’était unefemme vigoureusement taillée, à peu près du même âge que son mari,et dont le regard vigilant ne paraissait rien voir de ce qui sepassait autour d’elle. Une grande et belle main, chargée de baguespesantes, un visage impassible, des traits fortement accusés, unsang-froid imperturbable la caractérisaient tout d’abord, etquelque chose en elle vous faisait prédire qu’elle se trompaitrarement à son préjudice, dans les comptes dont elle étaitchargée.

Très-sensible au froid,Mme Defarge était enveloppée de fourrures et avaitautour de la tête un fichu de couleur éclatante qui, néanmoins,laissait à découvert d’énormes boucles d’oreille. Elle avait prèsd’elle son tricot, et venait de le poser pour se curer les dents.Le coude droit soutenu par la main gauche, la cabaretière ne fitpas un geste, ne détourna pas même les yeux lorsqu’entra sonmari ; mais elle toussa légèrement, sans changer d’attitude.Ce léger accès de toux, joint à un mouvement imperceptible dessourcils noirs et bien marqués de la dame, suggéra au mari l’idéede chercher dans la boutique, si pendant son absence il n’était pasentré de nouveaux buveurs. Il promena son regard autour de lasalle, et l’arrêta sur un homme d’un certain âge, et sur une jeunefille qui étaient assis dans un coin.

Deux individus jouaient aux cartes, deuxautres finissaient une partie de dominos ; trois grandsgaillards étaient debout près du comptoir, où ils faisaient durerle plus possible un tout petit verre de vin. M. Defarge, aumoment où il passa derrière eux, observa que le monsieur d’uncertain âge adressait à sa compagne un regard qui signifiait :« Voilà notre homme ! »

« Eh ! que diable venez-vous fairedans cette galère ? » se demanda M. Defarge.

Il ne sembla pas néanmoins faire attention auxdeux étrangers, et se mit à causer avec les trois camarades qui setenaient près du comptoir.

« Jacques, lui demanda l’un des troisbuveurs, est-ce qu’ils ont tout ramassé ?

– Jusqu’à la dernière goutte,Jacques. »

Après cet échange de noms de baptême,Mme Defarge, qui continuait à faire usage de soncure-dents, toussa de nouveau et releva les sourcils.

« Il est si rare que ces pauvres diablesconnaissent le goût du vin ! reprit le second buveur, ens’adressant au cabaretier ; la plupart d’entre eux n’ontjamais, leur vie durant, que celui du pain noir, et celui de lamort à la fin de leurs jours.

– Très-vrai, Jacques, répondit encoreM. Defarge. »

Après ce second échange de noms de baptême, lafemme du marchand de vin, se servant toujours de son cure-dentsavec le même sang-froid, toussa et releva les sourcils.

« C’est une rude existence que la vie dupauvre monde, Jacques !

– Il n’en connaît que l’amertume, dit letroisième buveur, en posant son verre sur le comptoir et en faisantclaquer ses lèvres.

– Tu as raison, Jacques, » répondittoujours le cabaretier.

Au moment où avait lieu ce troisième échangede noms de baptême, Mme Defarge mit son cure-dentsde côté, releva les sourcils et s’agita légèrement sur sachaise.

« C’est vrai. Chut ! murmura lemari, c’est ma femme, messieurs. »

Les trois buveurs ôtèrent leurs chapeaux etsaluèrent Mme Defarge. Elle répondit à leurshommages en inclinant la tête, et en leur adressant un regardrapide ; puis elle jeta les yeux comme par hasard autour de laboutique, reprit son tricot, avec le plus grand calme, et parutdonner à son ouvrage toute l’attention dont elle étaitsusceptible.

« Je vous souhaite le bonjour, messieurs,dit le mari aux trois Jacques, sans quitter sa femme du regard. Lachambre garnie que vous désirez voir, et dont vous me parliez toutà l’heure, au moment où je suis allé dans la rue, est au sixième,l’escalier à gauche, au fond de la petite cour, par ici ; maisje me rappelle que l’un de vous l’a déjà visitée, il pourra vousmontrer le chemin. Au revoir, messieurs. »

Les trois camarades payèrent, et sortirent dela boutique.

M. Defarge, appuyé sur le comptoir,paraissait étudier l’ouvrage de sa femme, qui tricotait toujours,lorsque le monsieur d’un certain âge s’étant avancé, lui demandas’il pouvait lui dire un mot.

« Très-certainement, monsieur, » etle marchand de vin se dirigea vers la porte, avec soninterlocuteur.

La conversation fut brève ; à la premièreparole le cabaretier fit un mouvement de surprise, et manifesta leplus vif intérêt ; la seconde phrase était à peine achevée,que d’un signe il engagea l’inconnu à le suivre, ainsi que la jeunefille qui l’avait accompagné, et tous les trois s’éloignèrent.

Quant à Mme Defarge, le frontcalme, les yeux baissés, elle tricotait rapidement, et ne vit riende ce qui se passait au seuil de la boutique.

M. Lorry et miss Manette furent conduitspar le marchand de vin à l’escalier que venaient de prendre lestrois Jacques. Il fallait, pour y arriver, traverser une petitecour humide et puante, commune à plusieurs maisons habitées par unnombre considérable de locataires. Dès qu’il eut pénétré sous lavoûte obscure où débouchait l’escalier, M. Defarges’agenouilla devant la fille de son ancien maître, et lui baisa lamain. Une transformation complète s’était opérée chez lecabaretier : ce n’était plus le bon vivant, à la figureouverte et riante, mais un homme grave, discret et menaçant.

« Ne vous pressez pas, c’est un peu haut,et l’escalier est très-roide, dit-il d’une voix sombre, ens’adressant à M. Lorry.

– Il est seul ? murmura legentleman.

– Bonté divine ! Qui donc seraitauprès de lui ? répliqua le marchand de vin, également à voixbasse.

– Il est toujours seul ?

– Toujours !

– Est-il bien changé ?

– S’il est changé ! »

Le marchand de vin s’arrêta pour frapper lamuraille, et proféra entre les dents une imprécation effroyable.Nulle réponse ne pouvait être plus significative, et M. Lorrys’attrista de plus en plus à mesure qu’ils avançaient.

L’escalier d’une maison de pareil ordre, avecses accessoires, est encore actuellement, dans les anciensquartiers de Paris, une chose assez révoltante ; mais, à cetteépoque, il était difficile, à quiconque n’y était pas habitué, d’ensupporter la vue et l’odeur. Chaque appartement, ou plutôt chaquepièce de cette ruche à six étages, déposait ses ordures sur lecarré, et jetait le reste par la fenêtre. Cette masse de débris endécomposition aurait été plus que suffisante pour vicier l’air leplus vif, alors même que la misère n’y aurait pas ajouté seseffluves ; et ces deux sources combinées l’empêchaient d’êtrerespirable.

C’est au milieu de cette atmosphèreempoisonnée que se dressait la voie sombre et fangeuse, suivie parle marchand de vin et ses deux compagnons. M. Lorry s’étaitreposé trois fois, par besoin personnel et par pitié pour missManette, dont l’agitation devenait de plus en plus vive. Chacune deces pauses avaient eu lieu près d’un jour de souffrance, dont lesbarreaux laissaient échapper la partie la moins corrompue del’atmosphère, tandis que les miasmes empestés rampaient àl’intérieur, où ils s’accumulaient sans cesse. À travers cettegrille, couverte de sanie dégoûtante, on avait l’avant-goût, plutôtque la vue, d’une massa confuse de maisons voisines ; et, àl’exception du sommet des tours de Notre-Dame, on n’apercevait rienqui rappelât une vie saine ou des aspirations honnêtes.

Nos amis gagnèrent enfin la dernière marche del’escalier, où ils se reposèrent une quatrième fois. Un secondescalier, encore plus roide et plus étroit, à vrai dire uneéchelle, conduisait au grenier.

Le marchand de vin, toujours un peu en avant,et toujours du côté de M. Lorry, comme s’il avait redouté lesquestions de la jeune fille, s’arrêta, fouilla dans la poche de laveste qu’il portait sur son épaule, et en tira une clef.

« Est-ce qu’il est enfermé ? demandaM. Lorry avec surprise.

– Comme vous dites, répliquaM. Defarge.

– Vous croyez que c’estnécessaire ?

– Indispensable.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il a vécu trop longtemps sousles verrous, et qu’il aurait peur, qu’il se tuerait, ferait je nesais quelle extravagance, s’il trouvait la porte ouverte.

– Est-il possible ! s’écriaM. Lorry.

– Certes, répondit le cabaretier avecamertume. L’heureux monde que celui où pareille chose estnon-seulement possible, mais où, comme tant d’autres faits qui luisont analogues, elle se passe chaque jour à la face du ciel !Mais continuons. »

Ce dialogue avait eu lieu à voix basse, et lajeune fille n’en avait rien entendu ; toutefois son émotionétait si vive, sa terreur si profonde, que M. Lorry crutdevoir lui adresser quelques mots.

« Chère miss, du courage ! luidit-il ; une affaire importante… le plus cruel est de franchirla porte, et puis tout sera fini. Pensez aux consolations, aubonheur que vous lui apportez. Chère enfant, laissez-vous soutenirpar cet excellent Defarge. Très-bien, mon cher ami ; allons,enfant, du courage, c’est une affaire… une affaire… »

L’échelle était courte ; ils arrivèrentbientôt à son extrémité. L’espèce de corridor où ils débouchèrentfaisait un brusque détour, et ils se virent en face de trois hommesqui, rapprochés les uns des autres, avaient les yeux collés à unefente de la muraille, et regardaient avec une extrême attention.Ces hommes se retournèrent en entendant marcher auprès d’eux, etM. Lorry reconnut les trois buveurs qui un instant auparavantétaient à côté de Mme Defarge.

« Votre visite m’a tellement surpris queje les avais oubliés, dit le marchand de vin. Laissez-nous,camarades, nous avons affaire ici. »

Les trois hommes s’éloignèrent et disparurenten silence. Dès qu’ils furent passés, le cabaretier se dirigea versla seule porte qu’on aperçut dans le corridor.

« Faites-vous de M. Manette un objetde curiosité ? lui demanda tout bas M. Lorry, avec unecertaine irritation.

– Je le montre seulement à quelquesélus.

– Croyez-vous que ce soit bien ?

– Je le pense.

– Quels sont les gens à qui vous lemontrez ainsi ?

– Des gens de cœur, des hommes quiportent mon nom (je m’appelle Jacques), et pour qui ce spectacleest salutaire. Vous êtes Anglais, vous, c’est autrechose. »

M. Defarge se baissa, mit un œil à lacrevasse de la muraille ; puis s’étant redressé, frappa deuxou trois coups à la porte, sans autre intention que de faire unbruit quelconque ; c’est pour le même motif qu’il fit grincerla clef dans la serrure.

La porte s’ouvrit avec lenteur, le cabaretieravança la tête, il proféra certaines paroles auxquelles réponditune voix faible ; et se retournant du côté de M. Lorry etde miss Manette, il leur fit signe de venir. M. Lorry sentitchanceler la jeune fille, et la soutint dans ses bras au moment oùelle allait tomber.

« Du courage, enfant !balbutia-t-il, le front trempé d’une moiteur qui n’avait rien decommun avec les affaires, du courage ! vous voyez bien qu’ilfaut entrer !

– J’ai peur, répondit-elle enfrissonnant.

– Peur de quoi, chère miss ?

– De lui, de mon père ! »

Effrayé de l’état où il voyait sa compagne, ettroublé par les signes que lui faisait le marchand de vin,M. Lorry prit un parti désespéré ; il souleva la jeunefille et se précipita avec elle dans la mansarde, où, la faisantasseoir, il continua de la soutenir.

Defarge, après avoir fermé la porte à doubletour, retira la clef de la serrure, et la conserva dans la main.Tout cela méthodiquement et avec bruit. Enfin, il alla d’un pasmesuré jusqu’à la fenêtre, et se retourna du côté desvisiteurs.

Le galetas où ils venaient d’entrer, construitpour y mettre du bois, était complètement sombre ; la fenêtre,c’est-à-dire ce que nous avons nommé ainsi, n’était qu’une brèche àla toiture, close par une porte, non vitrée, que surmontait unegrosse poulie au moyen de laquelle étaient hissés les fagots ettous les gros objets qu’on voulait mettre au grenier. Les deuxbattants de cette porte, à peine entr’ouverts, sans doute à causedu froid, laissaient pénétrer si peu de jour dans ce taudis, qu’ilfallait une bien longue habitude de l’obscurité pour y faire unebesogne exigeant un peu de soin.

Quelqu’un cependant y travaillait avecapplication ; la figure tournée vers la fenêtre, près delaquelle le marchand de vin se tenait debout, un vieillard, assissur un escabeau, la tête penchée sur son ouvrage, faisait une pairede souliers qui l’absorbait entièrement.

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