Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 6Le cordonnier.

« Bonjour ! dit M. Defarge ens’adressant au vieillard.

– Bonjour ! lui répondit une voixtellement affaiblie qu’on l’aurait prise pour un écho lointain.

– Vous êtes toujours ferme àl’ouvrage ? » continua le cabaretier.

Après un instant de silence, la tête blanchiese releva, deux yeux hagards se fixèrent sur M. Defarge, et lavoix murmura faiblement :

« Oui… je travaille. »

Cette voix avait quelque chose de poignant etd’horrible ; ce n’était pas la faiblesse qui résulte del’appauvrissement physique, bien que cependant la souffrance y eûtcontribué sans aucun doute ; c’était celle qui est contractéedans la solitude, et qui vient du manque d’usage. Cette paroleéteinte, d’où la vie était absente, et qui n’avait plus rien desvibrations de la voix humaine, produisait le même effet qu’uneriche couleur, effacée par le temps, et qui n’est plus qu’une tachepâle et fanée, sans rapport avec la nuance qu’elle avait autrefois.On aurait dit, tant cette voix était creuse, qu’elle s’échappaitd’un souterrain, et son accent expressif était celui dont unvoyageur, mourant de soif au désert, se lamente en se rappelant lapatrie et les êtres aimés qu’il ne reverra jamais.

Lorsqu’il eut travaillé en silence pendantquelques minutes, l’homme aux cheveux blancs releva de nouveau lesyeux, non par intérêt ou par curiosité, mais sous l’influence d’uneperception toute machinale : parce que l’endroit où il avaitaperçu M. Defarge, le seul des trois visiteurs qu’il eûtdécouvert, était toujours occupé.

« Je voudrais y voir davantage, dit lemarchand de vin, qui ne le quittait pas du regard, pouvez-vousapporter une lumière un peu plus vive ? »

Le cordonnier détourna la tête, jeta les yeuxsur le plancher, à droite et à gauche, en prêtant l’oreille d’unair distrait ; puis il regarda M. Defarge.

« Qu’avez-vous dit ?murmura-t-il.

– J’ai demandé si vous supporteriez sanssouffrir une lumière un peu plus vive.

– Il faudra bien que je la supporte, sivous le voulez. »

L’ombre d’une intention avait fait timidementressortir ce dernier membre de phrase.

M. Defarge poussa l’un des volets, qu’ilassujettit ; dans la position où il venait de le placer, unvif rayon de lumière entra subitement et permit de voir lecordonnier qui, sa forme sur ses genoux, avait suspendu sontravail.

Il était entouré de ses outils et de quelqueslambeaux de cuir. Sa barbe blanche, inégalement coupée, n’était pastrès-longue, mais sa figure était décharnée. Ses yeux, dont l’éclatexcessif brillait sous deux sourcils restés noirs, et sous unemasse confuse de cheveux blancs, paraissaient d’une grandeursurnaturelle. Une guenille jaune, qui lui servait de chemise, étaitouverte sur sa poitrine, et laissait voir un corps flétri et usé.Toute sa personne, aussi bien que sa vieille blouse de grossetoile, ses bas trop larges et ses haillons, étaient devenus, par laprivation de jour et d’air, d’une couleur de parchemin tellementuniforme, qu’il aurait été difficile d’en reconnaître la nuanceprimitive, et de deviner ce qu’ils avaient été jadis.

Il avait mis une de ses mains devant lalumière pour se préserver la vue, et non-seulement ses muscles,mais ses os, paraissaient diaphanes. Les yeux fixés dans le vide,il ne répondait au marchand de vin qu’après avoir regardé àplusieurs reprises autour de lui, comme s’il avait perdu l’habitudede rattacher les sons au lieu de leur origine, et qu’il eût cherchéd’où provenaient les paroles dont son oreille était frappée.

« Finirez-vous aujourd’hui cette paire desouliers ? lui demanda M. Defarge, en faisant signe àl’Anglais de venir se mettre à côté de lui.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– Je demande si vous avez l’intention definir ces souliers aujourd’hui même.

– Je ne peux pas dire que j’en aiel’intention… je le suppose… je n’en sais rien… »

Ces paroles lui rappelèrent son ouvrage et ilse remit au travail. Cependant, lorsqu’il y eut environ deuxminutes que M. Lorry fut à côté de Defarge, le cordonnierreleva ses yeux hagards. Il ne témoigna aucune surprise en voyantune seconde personne devant lui ; mais il porta ses doigtstremblants à ses lèvres, qui avaient la même pâleur que ses ongles,et reprit de nouveau sa besogne.

« On vous fait une visite, vous levoyez, » dit le marchand de vin.

Le cordonnier regarda autour de lui sansquitter son ouvrage.

« Allons, poursuivit Defarge, voilà unmonsieur qui se connaît en chaussures, montrez-lui votre soulier,il verra qu’il est bien cousu. »

Le vieillard obéit machinalement.

« Dites à monsieur comment on appellecette chaussure, et quel est le nom de celui qui l’a faite, »poursuivit le cabaretier.

La réponse se fit attendre plus longtemps qu’àl’ordinaire.

« Vous me demandez quelque chose ?dit enfin l’ouvrier. Qu’est-ce que c’était ? Je n’en sais plusrien.

– Je vous prie d’expliquer à monsieur dequel genre est le soulier que vous venez de faire.

– C’est un soulier de femme ; unsoulier de promenade ; on les fait comme cela maintenant. Jen’ai pas vu la mode, mais j’ai eu un modèle, » ajouta-t-il enregardant son ouvrage avec une nuance de satisfaction etd’orgueil.

Depuis qu’il avait remis son soulier àM. Lorry, il passait le dos de sa main droite dans le creux desa main gauche, et réciproquement, les portait l’une après l’autreà son menton, dont il faisait le tour, et ainsi de suite, avecrégularité et sans interruption. Il fallait, pour le tirer del’absence où il retombait immédiatement après avoir parlé, sedonner autant de peine que pour faire revenir une personneévanouie, ou pour ranimer un agonisant, dans l’espoir d’en obtenirune confidence.

« Ne m’avez-vous pas demandé monnom ? reprit-il d’un air distrait.

– Oui.

– 105, tour du Nord.

– Est-ce tout ?

– 105, tour du Nord. »

Il articula faiblement un son qui, sans êtreun gémissement ou un soupir, exprimait la fatigue, et il reprit sontravail jusqu’à ce qu’on lui adressât de nouveau la parole.

« Vous n’avez pas toujours étécordonnier ? » lui demanda M. Lorry, en le regardantfixement.

Ses yeux hagards se tournèrent vers Defarge,comme pour lui transférer la question qui lui était faite ;mais voyant que celui-ci restait silencieux, il finit par regarderle gentleman, après avoir cherché où il pouvait être.

« Si j’ai toujours été cordonnier ?lui dit-il, non ! Ce n’était pas mon état. C’est ici que j’aicommencé, j’ai appris tout seul. J’avais demandé… »

Il s’arrêta brusquement, parut avoir oubliéson interlocuteur, et se remit à poser ses mains l’une dans l’autreavec une régularité machinale. Au bout de quelques minutes, sesyeux rencontrèrent de nouveau la figure de l’Anglais ; iltressaillit comme un homme qui se réveille en sursaut, et continuala phrase qu’il avait commencée.

« J’avais demandé la permissiond’apprendre un état… j’ai eu bien de la peine… j’ai été bienlongtemps à l’obtenir… mais depuis lors j’ai toujours fait dessouliers.

– Docteur Manette, lui dit M. Lorryen lui rendant son ouvrage, ne vous souvenez-vous pas de m’avoirvu ? »

Il laissa tomber le soulier qu’il avaitrepris, et regarda fixement le gentleman.

« Docteur Manette, continua celui-ci enposant la main sur le bras de M. Defarge, cet homme ne vousrappelle-t-il aucun souvenir ? regardez-le bien, regardez-moi.N’y a-t-il pas un vieux banquier… un ancien serviteur… d’anciennesaffaires… tout un passé qui vous revienne à lamémoire ?… »

Tandis que ses yeux se fixaientalternativement sur son ancien ami et sur le marchand de vin,quelques signes d’une vive intelligence percèrent le nuage quicouvrait son esprit, et reparurent un instant dans les plis de sonfront pâle. Ils s’affaiblirent presque aussitôt ets’effacèrent ; mais ils se retrouvaient avec une telleressemblance sur le front de la jeune fille, qui tendait vers luises bras tremblants, qu’on aurait pu croire qu’ils avaient passé del’un à l’autre, ainsi que le reflet d’une lumière mouvante.

Replongé dans l’ombre, il regarda ses deuxvisiteurs d’un air de plus en plus distrait, promena autour de luises yeux, dont le regard était absent, poussa un long soupir,ramassa le soulier auquel il travaillait, et se remit àl’ouvrage.

« Avez-vous reconnu monsieur ? luidemanda Defarge à voix basse.

– Oui. J’ai cru d’abord que je ne lepourrais pas ; mais je suis sûr d’avoir vu, pendant uninstant, une personne que j’ai connue autrefois… Chut !…reculons-nous un peu… Chut !… »

Sa fille s’était lentement approchée de sonescabeau ; elle aurait pu lui mette la main sur l’épaule, maislui, qui ne savait même pas qu’elle existât, ne se doutait point desa présence, et, courbé sur sa forme, il travaillaitactivement.

Pas un mot, pas un son.

Elle était debout auprès de lui, comme un bonange ; et, les yeux attachés sur son ouvrage, il avait oubliéqu’il n’était pas seul. Il arriva cependant qu’il eut besoin de sontranchet ; cet instrument était à ses pieds ; il leramassa, et, comme il allait s’en servir, il aperçut le bord d’unerobe, leva les yeux et vit la jeune fille.

M. Lorry et le cabaretier s’avancèrentdans la crainte qu’il ne la frappât de son outil ; mais ellen’avait pas peur et les éloigna d’un geste. L’ancien captif arrêtasur elle un regard effrayé ; ses lèvres s’agitèrent sansproduire aucun son ; puis, à travers sa respiration haletante,il finit par articuler ces mots :

« Qui est-elle ? »

La figure baignée de larmes, elle porta lesdeux mains à ses lèvres, lui envoya un baiser, et croisa ses brassur sa poitrine, comme si elle eût serré sur son cœur la têteblanchie du captif.

« Êtes-vous la fille du geôlier ?lui demanda-t-il.

– Non.

– Qui êtes-vous alors ? »

N’osant pas s’en rapporter à sa voix, ellealla s’asseoir auprès de lui sur le banc qui lui servait de siègeet de table. Il voulut reculer, mais elle lui posa la main sur lebras. Un frisson parcourut tous ses membres lorsqu’il sentit cetattouchement ; il posa son tranchet et regarda la jeunefille.

Les cheveux dorés de cette dernière, rejetésde côté, formaient des grappes épaisses de longues bouclessoyeuses. Il leva la main, l’avança par degrés, saisit l’une de cesmèches blondes et la contempla pendant quelques instants ;comme il la tenait toujours, il rentra peu à peu dans l’étatd’absence qui lui était ordinaire et, poussant un profond soupir,il se remit à l’ouvrage.

Mais ce ne fut pas pour longtemps. Aprèsavoir, à deux ou trois reprises différentes, jeté un regardincertain sur la jeune fille, comme pour s’assurer qu’elle étaittoujours là, il suspendit son travail, porta sa main droite à sapoitrine et en retira un cordon noirci auquel était suspendu unchiffon plié. Ce chiffon, qu’il ouvrit soigneusement sur son genou,renfermait deux longs cheveux d’un blond doré qu’il avait jadisroulés autour de son doigt. Il prit de nouveau dans sa main l’unedes boucles de la jeune fille, en approcha les cheveux et lesregarda pendant quelque temps.

« Ce sont les mêmes, dit-il ;comment cela peut-il être ? Quand ai-je pu les avoir ? Dequelle manière me les suis-je procurés ? »

Tandis que l’intelligence reparaissait sur sonfront, il sembla reconnaître sur le visage de sa fille les lignesqui se formaient sur le sien, et la tournant en pleine lumière, illa considéra plus attentivement qu’il n’avait fait jusqu’alors.

« Elle avait posé la tête sur mon épaule…reprit-il comme se parlant à lui-même, c’était la nuit… on étaitvenu me demander… Elle avait peur et ne voulait pas me laisserpartir ; moi, je ne craignais rien. Lorsque je fus dans latour du Nord, ils les ont trouvés sur ma manche :« Voulez-vous me les laisser ? leur ai-je dit ; ilsne peuvent pas faire que mon corps vous échappe, mais ilspermettront à mon esprit de fuir quelquefois ces murs ! »J’ai dit cela, je me le rappelle très-bien. »

Il avait articulé des lèvres, à plusieursreprises, chacun des mots qu’il voulait dire, avant de pouvoir lesproférer d’une manière perceptible ; mais une fois qu’il étaitparvenu à les faire entendre, il les avait répétés avecintelligence, bien qu’avec une extrême lenteur.

« Comment cela se fait-il ?Est-ce que c’était vous ? »

Les deux spectateurs s’avancèrent de nouveau,tant ils furent effrayés de la manière dont ces paroles avaient étéprononcées, et du mouvement rapide qui les accompagna. Mais elleleur fit signe de rester à leur place.

« Je vous en prie, dit-elle, mes bonsmessieurs, n’appelez pas, ne dites rien, laissez-nous.

– Écoutez !… s’écria l’anciencaptif, quelle est cette voix ?… »

Il porta les mains à ses cheveux blancs, etles arracha dans un accès de frénésie ; puis son émotion passacomme une lueur fugitive.

Il renferma les deux cheveux blonds dans lelambeau de toile qui leur servait d’enveloppe, et les remit dans sapoitrine ; mais il ne cessait de regarder la jeune fille, ethochant la tête d’un air sombre :

« Non… murmura-t-il, non… Vous êtes tropjeune, trop fraîche. Cela ne se peut pas !… Voyez ce qu’estdevenu le prisonnier… Ce ne sont pas là les mains, la figure, lavoix qu’elle connaissait !… Non ! Elle et lui vivaient,il y a longtemps, bien longtemps !… Avant ces longues annéespassées à la tour du Nord… Comment vous appelez-vous, mon belange ?…

– Je vous le dirai plus tard, réponditmiss Manette en s’agenouillant devant son père et en étendant verslui ses mains jointes ; vous saurez quels ont été mes parentset comment il s’est fait que je n’ai pas connu leur histoire…Aujourd’hui, c’est impossible… Tout ce que je peux actuellement,c’est de vous prier de me bénir… de m’embrasser… Je vous ensupplie… embrassez-moi !… »

Le captif inclina la tête, et mêla ses cheveuxblancs à la chevelure rayonnante de sa fille, qui l’entoura d’uneauréole.

« Si dans ma voix, poursuivit-elle, vousreconnaissez la voix que vous aimiez jadis, laissez couler voslarmes… Si en touchant mes cheveux vous vous rappelez la têtechérie qui s’appuyait sur vous, lorsque vous étiez libre, pleurez,mon père ; si, vous parlant des soins dont vous entourera monamour, si j’éveille dans votre âme le souvenir du foyer où l’on atant gémi de votre absence… pleurez… pleurezencore !… »

Elle le pressa sur sa poitrine et le berçacomme un enfant.

« Cher ! oh ! bien cherpère ! si en vous disant que je suis venue vous chercher pourvous donner le repos, je vous fais songer à votre existence quipouvait être si utile, et qui s’est perdue dans l’inaction et ladouleur ; si, en vous disant que je vous conduis enAngleterre, je vous fais penser à la France, qui s’est montrée sicruelle envers vous, pleurez, pleurez sans crainte. Il me reste àvous parler de celle qui n’est plus, à vous dire que je me mets auxgenoux de mon père, afin qu’il me pardonne ma vie heureuse ettranquille… à moi, qui devais nuit et jour songer à ses tortures ethâter sa délivrance. Pleurez sur elle, pleurez sur moi… Mes bonsmessieurs, je viens de sentir ses larmes sacrées. »

Ses sanglots soulevèrent sa poitrine.

« Oh ! voyez donc ! Soyezbéni ! mon Dieu ! soyez béni ! »

La tête appuyée sur le cœur de la jeune fille,il s’abandonnait aux deux bras qui l’avaient entouré. Spectacle sitouchant que les deux spectateurs se couvrirent le visage.

Lorsque cette crise violente eut suivi toutesses phases, et que le calme profond qui, chez l’homme ainsi quedans la nature, succède aux orages, se fut emparé de l’anciencaptif, le gentleman et le cabaretier allèrent relever celui-ci,qui gisait sur le plancher, tandis que sa fille lui soutenait latête, et lui faisait de ses cheveux un rideau, qui le préservait dujour.

M. Lorry, après s’être mouché à diversesreprises, se pencha auprès de miss Manette.

« Si l’on pouvait tout préparer, luidit-elle, de manière à ne sortir d’ici que pour retourner enAngleterre ?

– Est-il capable de supporter levoyage ? demanda M. Lorry.

– Plus que de rester dans cette ville,dont le séjour lui est odieux.

– Mademoiselle a raison, dit lecabaretier, qui s’était mis à genoux pour mieux l’entendre ;j’ai d’ailleurs de bons motifs pour désirer que M. Manettequitte la France le plus tôt possible. Faut-il que j’aillecommander les chevaux de poste ?

– Ceci rentre dans les affaires, et parconséquent est de mon ressort, répliqua le gentleman en reprenantaussitôt ses allures méthodiques.

– Soyez assez bon pour me laisser aveclui, dit miss Manette d’une voix pressante. Vous voyez comme il estcalme… Ne redoutez rien ; que pourrais-je craindre ? Sivous avez peur qu’un étranger ne vienne ici, fermez la porte àclef. Je prendrai soin de lui pendant que vous n’y serez pas, et àvotre retour vous le trouverez aussi paisible qu’à votredépart. »

M. Lorry et M. Defarge, moinsconfiants que miss Manette, inclinaient pour que l’un d’eux restâtprès d’elle ; mais comme, en outre des chevaux et de lavoiture, il fallait des passeports, que la journée s’avançait, etqu’il n’y avait pas de temps à perdre, ils se décidèrent à separtager la besogne.

Lorsque ces messieurs furent partis, la jeunefille se coucha près de son père et le regarda dormir. L’ombre serépandit peu à peu ; elle devint plus épaisse, et bientôt lanuit fut complète. Tous deux restèrent immobiles jusqu’au moment oùla clarté d’une lampe pénétra dans le grenier par les crevasses dela muraille. M. Lorry et M. Defarge rapportaientnon-seulement les papiers nécessaires, mais des manteaux, descouvertures, du pain, de la viande, du café et du vin. La lampe etles vivres furent déposés sur le petit banc qui, avec un grabat,formait tout l’ameublement du taudis ; et se faisant assisterpar le gentleman, M. Defarge réveilla M. Manette et leremit sur ses pieds.

Il n’est personne qui, en voyant la figure ducaptif, où la crainte se mêlait à la surprise, eût pu deviner lespensées mystérieuses qui agitaient son esprit. Avait-il consciencede ce qui s’était passé ? Se souvenait-il des paroles qu’onlui avait dites ? Comprenait-il surtout que la liberté luiétait rendue ? Autant de questions que la sagacité la plusgrande n’aurait pas pu résoudre.

Le représentant de Tellsone et le marchand devin lui adressèrent la parole ; mais ses yeux étaient siégarés, ses réponses tellement vagues et lentes, qu’ils craignirentd’augmenter son trouble, et convinrent de le laisser à lui-même. Detemps à autre, il se pressait la tête à deux mains, et la serraitd’un air étrange qu’on ne lui avait pas vu jusqu’alors. Cependantla voix de sa fille lui causait une satisfaction évidente, et il setournait invariablement du côté de miss Manette chaque fois qu’ellevenait à parler. Habitué depuis longtemps à une obéissance passive,il but et mangea tout ce qu’on voulut, et ne fit aucune observationquand on le pria d’endosser les habits et le manteau que Defargeavait apportés ; mais il parut mettre un certain empressementà recevoir le bras de la jeune fille, et lui prit la main, qu’ilconserva dans les siennes.

Nos amis n’avaient plus qu’à partir.M. Defarge prit la lumière, passa le premier, et ce futM. Lorry qui ferma le petit cortège.

Ils avaient à peine descendu quelques marchesde l’escalier principal, lorsque M. Manette s’arrêta et fixades yeux étonnés sur le plafond et sur les murs.

« Vous vous rappelez cet escalier, monpère ? Vous vous souvenez d’être venu par ici ?

– Que dites-vous ? » murmura lecaptif.

Mais il n’attendit pas, pour lui répondre,qu’elle eût répété sa question.

« Me rappeler ! balbutia-t-il ;non, je ne me rappelle plus… Il y a si longtemps !… silongtemps !… »

Sa translation de la Bastille au galetas qu’ilvenait de quitter ne lui avait, à ce qu’il paraît, laissé aucunsouvenir. On l’entendait murmurer tout bas : « 105 !Tour du Nord ! »

Et lorsqu’il regardait autour de lui, c’étaitévidemment pour chercher les murailles épaisses de la forteresse oùil avait passé dix-huit ans. Arrivé dans la cour, il modifia samarche ; et quand, au lieu du pont-levis qu’il s’attendait àfranchir, il aperçut la voiture en pleine rue, il quitta la main desa fille, et se pressa de nouveau la tête, sous l’empire d’unétonnement qui approchait du vertige.

Il n’y avait personne autour de lamaison ; personne à aucune des nombreuses fenêtres duvoisinage ; pas même des passants dans la rue. Un silence peunaturel planait sur ces lieux abandonnés, le seul être qu’onaperçût était Mme Defarge qui, appuyée contre laporte de la boutique, et les yeux sur son ouvrage, tricotait sansrien voir.

« À la barrière ! » dit lemarchand de vin, en montant sur le siège.

Le postillon fit claquer son fouet, et lavoiture les emporta immédiatement. D’abord sous la faible lueur desréverbères fumeux, sous la lumière de plus en plus vive des beauxquartiers, près des riches magasins, des théâtres, des cafésresplendissants, à travers la foule joyeuse, puis sous lesréverbères de plus en plus rares, sous la lueur de plus en pluspâle des faubourgs, enfin à l’une des portes de la ville. Ici, uncorps de garde, des soldats, des lanternes, un officier quis’avance.

« Vos papiers, messieurs !

– Les voilà, répond Defarge, qui estdescendu, et qui prend l’officier à part. Voici le passeport dumonsieur à cheveux blancs que vous trouverez dans lavoiture. »

Il baisse la voix, l’officier fait un signe.Les lanternes s’ébranlent, l’une d’elle est introduite dans lavoiture par un bras en uniforme ; deux yeux, qui suivent lalanterne, jettent sur le voyageur à tête blanche, un regard qu’ilsn’ont pas tous les jours.

« C’est bien, passez ! ditl’uniforme.

– Adieu ! » s’écrieDefarge.

Et la voiture les emporte sous la lueur dequelques réverbères, qui se balancent dans la nuit ; enfinsous la voûte profonde, toute émaillée d’étoiles, flambeauxéternels, si éloignés de nos regards, qu’il en est dont les rayonsn’ont pas encore découvert notre petit globe, ce pointimperceptible de l’espace, où l’on souffre tout ce que l’on peutsouffrir.

Les ténèbres étaient épaisses, la nuitfroide ; et jusqu’au point du jour M. Lorry, placé enface de l’homme qu’il avait tiré de la tombe, et se demandantquelle somme de puissance vitale le ressuscité pourrait recouvrerdans l’avenir, entendit plus d’une fois les ombres nocturnesmurmurer ces paroles :

« Êtes-vous satisfait d’être rendu à lavie ? »

Et, lui répondre, comme dans la malle deDouvres :

« Je ne sais pas ! »

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