Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 5Le scieur de bois.

Pendant ces quinze mois d’attente, Lucien’avait pas eu, durant une heure, la certitude que la tête de sonmari ne serait pas tranchée le lendemain. Chaque jour lestombereaux cahotaient leur charge de victimes sur le pavé des rues.Jeunes filles pleines de grâces, femmes brillantes aux cheveuxnoirs, aux cheveux gris, adolescents et vieillards, gens bien nés,gens de roture, vin rouge tiré chaque matin des caves de la prisonpour désaltérer le monstre à la soif dévorante.

Liberté, égalité, fraternité ou la mort !Ô guillotine ! la dernière est bien plus facile à donner queles trois autres.

Si le malheur imprévu qui l’avait frappée, siles faits stupéfiants de cette époque de vertige avaient foudroyéLucie, et qu’elle eût attendu dans l’inaction la fin du drame quitenait sa vie en suspens, elle aurait partagé le sort de beaucoupd’infortunés que le désespoir accablait ; mais du moment où,dans le galetas du faubourg Saint-Antoine, elle avait posé sur soncœur la tête blanchie du prisonnier, elle était restée fidèle à sesdevoirs ; et dans cette nouvelle épreuve elle continuait à lesremplir avec le même courage qu’autrefois.

Dès leur installation dans leur nouveaulogement, elle avait tout disposé avec autant d’ordre, autant degoût que si Charles avait été près d’elle ; chaque objet eutsa place, chaque heure du jour son emploi particulier. Les leçonsde la petite Lucie furent aussi régulières que si elle n’avait pasquitté Londres ; et la seule chose qui trahit sa préoccupationdouloureuse fut le soin qu’elle avait de se tromper elle-même, enaffichant la croyance qu’ils seraient bientôt réunis. Elle faisaitchaque matin des préparatifs pour le recevoir, avançait un siègequi lui était destiné, mettait sur la table les livres qu’ilpréférait ; et si, au moment de s’endormir, elle adressait auciel une prière fervente pour ceux qui étaient menacés de mort,elle ne s’avouait pas qu’elle priait pour son mari.

On ne pouvait même pas dire qu’elle eûtbeaucoup changé ; ses vêtements simples et de couleur sombrequ’elle portait, ainsi que sa fille, n’étaient pas moins soignésque les habits plus brillants qu’elle avait autrefois ; elleétait pâle, et cet air profondément réfléchi qui, en certainescirconstances, avait donné à ses traits une expression sifrappante, ne s’effaçait plus comme il faisait jadis ; maiselle était toujours belle, toujours gracieuse. Quelquefois le soir,en embrassant son père, elle fondait en larmes et lui disait àtravers ses sanglots, qu’elle n’avait d’espérance qu’en lui.

« Ne t’inquiète pas, lui répondaitM. Manette d’un ton ferme et convaincu ; rien ne peut luiarriver sans que j’en sois averti, et je le sauverai, mon enfant,j’en ai la certitude. »

Il n’y avait pas tout à fait quatre moisqu’ils étaient à Paris, lorsqu’un jour le docteur dit à sa fille,comme il revenait de ses courses :

« J’ai une bonne nouvelle àt’apprendre ; il y a dans la prison une fenêtre élevée àlaquelle Charles peut arriver de temps en temps, vers trois heuresde l’après-midi. Lorsque la chose lui sera permise, ce qui dépendde diverses circonstances, il pourra vous regarder, toi et tafille, si vous êtes dans la rue, à un certain endroit qu’il n’estpas difficile de t’indiquer ; mais lui, ma pauvre enfant, tune pourras pas l’entrevoir ; et si par hasard tu croyais yparvenir, n’oublie pas qu’il serait dangereux de lui faire lemoindre signe.

– Tu vas me montrer la place, bon père,et j’irai tous les jours. »

À dater de cette époque, elle s’y rendit partous les temps, et y resta deux heures. Lorsqu’il ne faisait pastrop froid ou trop humide, elle emmenait sa fille avec elle ;autrement elle y allait seule ; mais elle n’y manqua pas unefois.

C’était au coin d’une petite rue obscure, saleet tortueuse ; une bicoque, où logeait un homme qui sciait dubois de chauffage, était la seule maison de ce coin désert ;tout le reste n’était qu’un grand mur, du moins jusqu’à l’endroitoù la vue pouvait s’étendre. La troisième fois que Lucie vint aurendez-vous, elle fut remarquée par le scieur de bois.

« Bonjour, citoyenne, lui dit-il.

– Bonjour, citoyen. »

Ce mode de salutation était ordonné par undécret ; admis au commencement par les patriotes les pluszélés, mais d’abord volontaire, il était devenu obligatoire.

« Te voilà donc revenue,citoyenne ?

– Vous le voyez, citoyen. »

Le scieur de bois, un petit homme au gestesurabondant (jadis il était cantonnier), jeta un coup d’œil sur laprison, la désigna d’un signe de tête, et mettant ses dix doigtsdevant sa figure, de façon à représenter des barreaux, regarda enriant à travers la grille qu’il simulait.

« Après tout, qu’est-ce que ça mefait ! » dit-il. Et notre petit homme, qui jadis avait unbonnet bleu, se remit vaillamment à l’ouvrage.

Le lendemain il guetta la jeune femme, etl’accosta dès qu’elle apparut.

« Tu viens donc toujours,citoyenne ?

– Oui, citoyen.

– Et avec un enfant ; c’est ta mère,n’est-ce pas, ma petite citoyenne ?

– Faut-il que je réponde, maman ?dit tout bas la petite fille en se serrant contre sa mère.

– Sans doute, cher ange.

– Oui, citoyen, c’est ma maman.

– Je m’en doutais ; mais ça ne meregarde pas ; il n’y a que mon ouvrage qui me regarde. Tu voisma scie ; je l’appelle ma petite guillotine. La, la, la,la ! vlan ! encore une tête de coupée. »

La bûche tomba comme il disait ces mots ;il la ramassa et la jeta dans un panier.

« Je suis le Samson du bois dechauffage ; vous allez voir Frau, frau, frau, frau !c’est la tête de la femme ; maintenant c’est le tour dumarmot : fric, fric, fric, fric ! Toute la famille ypasse ! »

Lucie frissonna en lui voyant jeter dans lepanier les deux bûches qu’il ajoutait aux autres ; mais ilétait impossible de venir à son rendez-vous lorsque cet homme étaità l’ouvrage, sans se trouver auprès de lui. Une indiscrétionpouvait la perdre, et il était nécessaire qu’elle s’assurât lesbonnes grâces du patriote ; aussi lui répondait-elletoujours ; elle lui parlait même la première, et lui donnaitsouvent des pourboires qu’il s’empressait d’empocher.

Le brave homme était peu discret parnature ; lorsque la jeune femme, oubliant sa présence, avaitregardé les toits et les grilles de la Force, en envoyant toute sonâme au prisonnier, elle retrouvait le scieur de bois les yeux fixéssur elle, le genou sur sa bûche, et la scie plantée dans le rondinoù elle restait immobile.

« Mais ça ne me regarde pas ! »disait alors le manœuvre, qui se remettait à la besogne avec unredoublement d’ardeur.

Elle vint par tous les temps : par laneige et la glace, par les vents de mars et d’avril, par le soleilet les orages de l’été, par les grandes pluies d’automne ; etl’hiver étant revenu, la glace et la neige la retrouvèrent au coinde la rue sombre et fangeuse. Elle y passait deux heures, quelleque fut la saison ; et tous les jours en partant, elleembrassait le mur de la geôle. Son mari put la regarder cinq ou sixfois, l’entrevoir deux ou trois fois en passant. Il avait profitétout au plus des courses d’une quinzaine, et elle était venue toutel’année. Elle ne l’ignorait pas, mais il suffisait qu’elle pûtmanquer d’être à son poste au moment où le hasard serviraitCharles, pour que rien ne l’empêchât de se trouver au rendez-vous.Elle y serait restée sous la pluie, ou sous la grêle, du matinjusqu’au soir, et l’aurait fait tous les jours, plutôt que decauser par son absence une déception au prisonnier.

Une après-midi du mois de décembre 1793, elles’était rendue par la neige à sa place ordinaire. C’était un jourde fête, de réjouissance publique ; toutes les maisons queLucie avait vues sur son passage étaient décorées de petitespiques, surmontées d’un bonnet rouge et de rubans tricolores ;beaucoup d’entre elles portaient cette inscription, en lettrespeintes aux trois couleurs : République une et indivisible,Liberté, égalité, fraternité ou la mort.

La misérable échoppe du scieur de bois étaitsi étroite, que la façade entière présentait peu d’espace à ladevise républicaine. Le petit homme avait néanmoins trouvé unbarbouilleur qui, en serrant beaucoup les mots, était parvenu à yfourrer la mort, non sans des difficultés contraires à l’ordre dechoses actuel. Sur le toit de la baraque était plantée une piqueornée du bonnet rouge, ainsi qu’il était de rigueur pour tout boncitoyen ; et l’ouvrier avait mis à la fenêtre sa fameuse scie,avec cette légende : « Petite sainteguillotine ; » car, à cette époque, la grosse Louison,comme le peuple avait d’abord appelé l’instrument de LouisGuillotin, venait d’être canonisée.

La baraque était fermée, le scieur du bois n’yétait pas, et Lucie Darnay se trouva complètement seule, à sagrande satisfaction. Mais le petit homme était dans le voisinage,et le repos de la jeune femme ne fut pas de longue durée. Bientôtdes pas tumultueux, accompagnés d’acclamations bruyantes, sedirigèrent du côté de Lucie et la remplirent de terreur. Quelquesminutes après, débouchant d’une rue voisine, la foule entoura laprison et l’échoppe qui était au coin du mur ; cinq centspersonnes, parmi lesquelles s’apercevait tout d’abord la Vengeance,donnant la main au scieur de bois, se mirent à danser avec lafrénésie de cinq mille démons : des femmes avec des femmes,des hommes avec des hommes, suivant le hasard qui les avaitrapprochés. Pour musique ils avaient un chant populaire, dont lerythme féroce, rigoureusement observé par les danseurs, ressemblaità un grincement de dents affamées.

Ce ne fut d’abord qu’une irruption deguenilles et de bonnets rouges ; mais dès que la place futcomplètement envahie, certaines figures chorégraphiques sedessinèrent au milieu de cette masse tourbillonnante, et apparurentà Lucie comme le spectre en délire d’une danse affolée. Ilsavancèrent, reculèrent tour à tour, se frappèrent mutuellement dansla main, se saisirent la tête réciproquement, pirouettèrent seul àseul autour des autres, se rejoignirent, et tournèrent deux à deux,jusqu’au moment où la plupart de ces couples finirent par tomber.Ceux qui restèrent debout, formèrent une ronde générale autour deceux qui étaient couchés ; la ronde se divisa en une quantitéde petits cercles, de deux à quatre personnes, qui pivotèrent sureux-mêmes avec une rapidité vertigineuse.

On se frappa de nouveau dans les mains, on sereprit la tête, on se sépara, un à un, deux à deux, et recomposantla ronde, on les fit tourner en sens inverse. Il y eut unepause ; chacun battit la mesure avec rage, puis la massehaletante se divisa en lignes de toute la largeur de la voiepublique, et danseurs et danseuses, la tête basse, les mainsdressées, fondirent devant eux en poussant des criseffroyables.

Nul combat n’aurait offert un spectacle aussipoignant que ce plaisir déchu, tombé de l’innocence à l’ivresseinfernale ; passe-temps salutaire, dégénéré en un moyen defouetter le sang, d’égarer la raison et d’endurcir le cœur. Lagrâce, qui s’y trouvait encore, le rendait plus hideux, en montrantà quel point les meilleures choses avaient pu descendre et sepervertir. Cette poitrine virginale, d’où la pudeur était bannie,cette jolie tête presque enfantine, convulsée par une joiehaineuse, ce pied délicat, dansant d’un pas léger au milieu decette boue sanglante, représentaient la folie de cette époque dedécomposition.

C’était la carmagnole ; pendant qu’elles’éloignait, laissant la pauvre Lucie glacée de terreur, sous laporte du scieur de bois, la neige tombait avec autant de calme etde pureté que si l’odieuse vision ne s’était jamais produite.

« Oh ! mon père ! quel horribletableau ! » M. Manette s’était trouvé près de safille au moment où Lucie, relevant la tête, se découvrait les yeuxqu’elle avait cachés de ses deux mains.

« Je le connais, mon enfant, je l’ai vumainte et mainte fois ; mais tu n’as rien à craindre, aucun deces hommes ne voudrait te faire de mal.

– Ce n’est pas pour moi que je tremble,père ; mais quand je pense que Charles est à la merci depareilles gens !

– Bientôt il n’y sera plus, je te lepromets. Quand je l’ai quitté, il se rendait à la fenêtre, et jesuis venu t’en prévenir ; nous sommes seuls, tu peux luienvoyer un baiser, là-bas, vers le haut du pignon qui domine tousles autres.

– Je le fais de grand cœur, père ;et je lui envoie toute mon âme.

– Toi, ma pauvre chérie, tu ne peux pasle voir.

– Non, père, » dit-elle en pleurant,tandis qu’elle se baisait la main en regardant l’endroit où devaitêtre le captif.

Un bruit de pas sur la neige : c’étaitcelui de la cabaretière.

« Je vous salue, citoyenne, ditM. Manette en la voyant.

– Salut, citoyen. »

Elle passa sans détourner la tête, et glissacomme une ombre sur le pavé blanchi.

« Donne-moi ton bras, cher ange, ducourage, aie l’air moins triste ; par amour pour lui, sourisun peu ; très-bien, chère fille. »

Ils s’éloignèrent. Après quelques instants desilence, le docteur reprenant la parole dit à la jeunefemme :

« Ce n’est pas sans motif que je t’aipriée de sourire. Nous avons lieu d’être satisfaits : Charlesest appelé demain devant ses juges.

– Demain, mon père ?

– Il n’y a pas de temps à perdre ;j’ai fait tous mes préparatifs ; mais il y a certainesprécautions à prendre, et qui ne pouvaient l’être avant de savoirexactement le jour du procès. On ne lui a pas encore notifié ;mais je tiens de bonne source que l’affaire est pour demain, etqu’il sera transféré ce soir à la Conciergerie. Tu n’es pasinquiète, j’espère !

– Je compte sur toi, balbutia la pauvrefemme d’une voix tremblante.

– Et tu as raison, mon ange. Tous noschagrins vont finir, demain soir Charles nous sera rendu ; jel’ai entouré de toutes les protections imaginables. Mais il fautque je voie… »

Le docteur s’arrêta : un roulement,assourdi par la neige, arrivait aux oreilles du père et de lafille, qui le reconnurent. Trois tombereaux passaient à peu dedistance avec leur charge funèbre.

« Il faut que je voie Lorry tout desuite, » continua le docteur en prenant un chemindifférent.

Toujours fidèle à ses devoirs, le vieillardétait à son poste qu’il n’abandonnait jamais. Souvent mis àréquisition, lui et ses livres, au sujet d’une foule de propriétés,devenus biens nationaux, il sauvait, pour les anciens possesseurs,tout ce qui pouvait être sauvé. Jamais âme qui vive n’aurait ainsidéfendu, sans repos ni trêve, les intérêts importants dont Tellsoneavait la garde, et ne l’aurait fait surtout avec moins de paroleset moins d’éclat.

La teinte rougeâtre qui colorait les nuages,le brouillard qui s’élevait de la Seine indiquaient la fin du jour,et il faisait presque nuit lorsque le docteur et sa fillearrivèrent à la Banque. Le magnifique hôtel de Monseigneur, à lafois profané et désert, portait ces mots écrits au-dessus d’un tasde cendres et d’ordures qui se trouvait dans la cour :Propriété nationale. République française, une et indivisible.Liberté, égalité, fraternité ou la mort.

Qui pouvait être avec M. Lorry ? Àqui appartenait ce manteau de voyage qui se trouvait là, jeté surune chaise ? Qui donc le gentleman venait-il de quitter,lorsque, tout ému, il s’avança près de Lucie pour la serrer dansses bras ? À qui dit-il les paroles qu’elle lui avaitbalbutiées, lorsque tournant la tête vers la porte de la chambred’où il venait il répéta en élevant la voix : « Transféréà la Conciergerie, pour être jugé demain ? »

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