Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 7On frappe à la porte.

Sauvé ! disait son père. Ce n’était pasl’un de ces rêves qu’elle avait faits si souvent depuis quinzemois. Charles était là ; et cependant elle tremblait ;une vague inquiétude s’emparait de son âme, elle avait peur.

Le ciel était si couvert, la multitude siinconstante, si altérée de vengeance ! tant d’innocentsmouraient chaque jour ! tant de malheureux non moinsirréprochables que son mari, non moins chers à ceux qui lespleuraient, qu’elle ne pouvait pas se rassurer. L’ombre commençaità descendre, et l’on entendait toujours le roulement de cesaffreuses charrettes. Elle les suivait en imagination, cherchaitson mari au milieu des condamnés, et se pressant contre Charlespour s’assurer de sa présence, elle tremblait de plus enplus ; sa terreur croissait à chaque minute.

Son père cherchait à l’encourager, etregardait cette faiblesse féminine avec un air de supérioritécompatissante, vraiment curieuse à voir. Plus de traces du galetasSaint-Antoine, plus de souvenir des travaux du cordonnier, plusrien du n° 105, plus rien de la tour du Nord. Il avaitaccompli sa tâche, réalisé sa promesse ; il avait sauvéCharles : toute la famille pouvait s’appuyer sur lui.

Leur manière de vivre était fort simple ;non-seulement parce que c’était un moyen de sécurité, en ce sensqu’un pareil genre de vie n’insultait pas à la pauvreté dupeuple ; mais encore parce qu’ils n’étaient pas riches. Ilfallait payer très-cher les mauvais aliments que Charles recevaiten prison ; très-cher les personnes de la geôle, et contribuerà la nourriture des captifs qui n’avaient absolument rien. D’où ilrésultait que par une économie forcée, autant que pour éviter toutespionnage, ils n’avaient pas d’autre serviteur que Jerry, dont legentleman leur avait presque fait l’abandon.

Un arrêté de la commune ordonnait que sur laporte de chaque maison, le nom de toutes les personnes qui s’ytrouvaient logées fût inscrit en caractères lisibles, et à unehauteur convenable au-dessus du pavé de la rue. En conséquence lenom de Jerry Cruncher décorait la maison du docteur ; ettandis que les ombres du soir descendaient sur la ville, Crunchersurveillait un peintre que M. Manette avait fait venir pourajouter à la liste qui était sur sa porte, le citoyen Évremont, ditCharles Darnay.

La crainte, la défiance qui régnaient alorsavaient modifié les habitudes les plus innocentes de la vie ;chez le docteur, ainsi que dans bien d’autres ménages, on faisaitles provisions chaque soir, et on les achetait en détail dans depetits magasins, que l’on variait le plus possible, afin de ne paséveiller l’attention, et de n’exciter l’envie de personne.

Depuis quinze mois, miss Pross etM. Cruncher remplissaient l’office de pourvoyeurs, l’une avaitl’argent, l’autre portait le panier. Chaque soir, au moment où l’onallumait les réverbères, ils sortaient tous les deux, et allaientfaire leurs emplettes. Après un séjour de quinze ans chez ledocteur, miss Pross aurait pu savoir le français, tout aussi bienque sa propre langue ; mais elle avait mis à cet égard tant demauvaise volonté, que ce baragouin absurde (ainsi qu’elle nommaitla langue française) lui était aussi étranger qu’à M. Cruncherlui-même. Tous ses rapports avec les marchands à qui elle avaitaffaire se bornaient donc à leur jeter à la tête un substantifhasardeux ; et, lorsque celui-ci ne désignait pas la chosequ’elle désirait, à saisir l’objet en question, et à le garderjusqu’à ce que le marché fût conclu, ne manquant jamais de lever undoigt de moins que le négociant, quel que fût le nombre de ceuxqu’il eût montré d’abord, et qui figuraient les sous, les liards oules livres dont se composait le prix de l’article.

« Maintenant, monsieur Cruncher, dit lagouvernante dont les yeux étaient rougis par des larmes de joie,vous êtes prêt, nous pouvons partir. »

Jerry, de sa voix rauque, se déclara tout auservice de miss Pross. Depuis longtemps la rouille qui lui couvraitles doigts avait disparu, mais rien n’avait assoupli ses cheveuxroides et dressés.

« Dépêchons-nous, dit miss Pross, nousavons besoin d’une foule de choses ; il nous faut d’abord duvin ; les bonnets rouges vont boire à notre santé dans laboutique où nous l’achèterons !

– Pour ce que vous en comprendrez, miss,il est bien indifférent qu’ils boivent à votre santé ou à celle duvieux, retourna Jerry.

– De quel vieux parlez-vous, monsieurCruncher ? »

Celui-ci expliqua timidement qu’il s’agissaitdu diable.

« Ah ! dit la gouvernante, il n’y apas besoin d’interprète pour savoir ce que signifient ces monstresrouges ; ils n’ont qu’un sens, meurtre et malheur.

– Chut ! ma bonne Pross, s’écriaLucie.

– Oui, oui, soyez tranquille, rétorqua lavieille miss ; je serai prudente ; mais entre nous jepuis bien dire que j’ai horreur des baisers à l’oignon et au tabac,et que j’espère n’en pas trouver sur ma route. Quant à vous, mafauvette, ne quittez pas le coin du feu ; soignez votre chermari, et n’ôtez pas votre jolie tête de son épaule, comme vous lefaites à présent. Docteur, puis-je vous faire unequestion ?

– Vous pouvez prendre cette liberté,miss, répondit M. Manette en souriant.

– Ne parlez pas de liberté, pour l’amourdu ciel, nous en avons assez comme cela, dit la gouvernante.

– Chut ! répéta Lucie ; tu esdonc incorrigible ?

– Ma mignonne, reprit la vieille fille enhochant la tête, je suis sujette de Sa Majesté très-gracieuse, leroi d’Angleterre Georges III (miss Pross fit la révérence ennommant son souverain), et comme telle, je demande au Seigneur, etj’en fais profession, de confondre leur politique infernale, et dedéjouer leurs projets sataniques ; je me repose avec confiancesur le monarque puissant qui nous protège, et que Dieu sauve leroi. »

M. Cruncher, dans un accès de fidélitémonarchique, grommela de sa voix rauque les dernières paroles demiss Pross, comme s’il eût répondu à l’église.

« Je suis bien aise de voir que vous êtesun bon Anglais, dit Pross d’un air approbateur ; seulement jeregrette que le rhume vous ait gâté la voix. Mais je reviens à maquestion, l’excellente créature était dans l’usage d’afficher uneprofonde indifférence pour tout ce qui l’intéressait vivement, etd’aborder le sujet de ses inquiétudes, comme par hasard, au milieud’une foule de digressions qui prouvaient combien la chose étaitpeu importante. Je voudrais savoir, docteur, si nous avons laperspective de quitter bientôt cette affreuse ville ?

– J’ai peur que non, miss Pross ;notre départ précipité pourrait être dangereux pour Charles.

– Bien, bien ! dit joyeusement lavieille fille, qui réprima un soupir en jetant un coup d’œil auxcheveux dorés de son élève ; nous prendrons patience, voilàtout ; nous porterons la tête haute, et nous terrasseronsl’ennemi, comme disait mon frère Salomon, maintenantM. Cruncher. – Ne bougez pas, ma fauvette. »

Ils sortirent, laissant Lucie, Charles, ledocteur et l’enfant près d’un bon feu, et attendant M. Lorryd’un moment à l’autre. Avant de partir, miss Pross avait allumé lalampe, mais elle l’avait placée dans un coin pour que la famillepût jouir de la clarté de la flamme et de ses effets changeants. Lapetite Lucie était à côté de son grand-père, dont elle tenait lebras entre les siens ; et le docteur, parlant à voix basse,lui commença l’histoire d’une fée puissante qui avait fait tomberles murailles d’une prison afin de délivrer un captif, quiautrefois lui avait rendu un service.

Le calme régnait non-seulement dans le petitsalon du docteur, mais dans tout le voisinage, et Lucie commençaità se rassurer.

« Qu’est-ce que c’est ?demanda-t-elle tout à coup.

– Chère enfant, dit le docteur, quiinterrompit son histoire et posa sa main sur celle de la jeunefemme, ne te laisse pas aller ainsi à toutes les impressions. Je net’ai jamais vue si nerveuse ; la moindre chose, un rien tefait tressaillir : toi, ma fille, te troubler sansmotif ?

– J’ai cru entendre des pas dansl’escalier, dit-elle en s’excusant d’une voix tremblante.

– Non, cher ange ; la maison n’ajamais été plus calme. »

Comme il disait ces mots, on frappa vivement àla porte.

« Oh ! père, cachons-le ! Tu lesauveras, n’est-ce pas ?

– Ne crains rien, ma fille, dit ledocteur en se levant ; je le sauverais encore ; mais quipeut le menacer ? laisse-moi aller ouvrir. »

Il prit la lampe, traversa les deux pièces quiprécédaient le salon, et ouvrit la porte du carré. Des pasretentirent lourdement dans l’antichambre, et quatre hommes armésde sabres et de pistolets entrèrent dans la pièce où étaientCharles et sa femme.

« Le citoyen Évremont ? dit l’und’eux.

– Que lui voulez-vous ? demandaCharles.

– Nous le recherchons, répondit lepatriote ; mais c’est toi, je te reconnais, j’étais ce matinau tribunal. Tu es prisonnier de la République. »

Les quatre hommes entourèrent Charles, auquels’attachaient Lucie et la petite fille.

« En vertu de quel acte, et pour quelcrime, suis-je arrêté de nouveau ?

– Tu le sauras demain ; puisquec’est demain qu’on te juge ; mais commence par venir à laConciergerie. »

Le docteur qui, pétrifié par cette visite,ressemblait à une statue, s’avança en entendant ces paroles, posasa lampe sur la table, regarda le patriote, en le prenant avecdouceur par le devant de sa chemise de laine rouge :

« Vous le connaissez, dit-il ; maismoi, me connaissez-vous ?

– Parfaitement, citoyen.

– Nous te connaissons tous,citoyen » dirent les trois autres.

M. Manette promena sur eux un regarddistrait et dit à voix basse, après un instant desilence :

« Pourquoi l’arrêtez-vous ?

– Citoyen docteur, répondit le premierpatriote avec une répugnance évidente, il a été dénoncé à lasection Saint-Antoine ; puis se tournant vers l’un de sescollègues, ce citoyen pourra vous le dire, lui qui est duquartier. »

Le citoyen qu’il indiquait fit un signeaffirmatif.

« De quoi est-il accusé ? poursuivitle docteur.

– Ne le demandez pas, citoyen, réponditl’autre. Si la République exige de vous un sacrifice, vous êtesassez bon patriote pour le faire sans hésiter, nous lesavons ; la République avant tout ; le peuple estsouverain, nul ne l’ignore. Évremont, nous sommes pressés.

– Un mot seulement, reprit le docteurd’une voix suppliante ; qui le dénonce ?

– C’est contre la règle, mais demande-leau patriote du quartier. »

M. Manette regarda l’homme deSaint-Antoine, qui se frotta le dessus du pied droit avec le piedgauche, se tira la barbe et répondit enfin :

« Vrai, c’est contre la règle ; maisje vous le dirai tout de même, il est dénoncé… » Il s’arrêta,et reprit d’un ton plus grave : « par le citoyen, lacitoyenne Defarge… puis encore et par un autre.

– Qui cela ?

– Vous le demandez, citoyen ?

– Oui.

– Eh bien ! dit l’homme deSaint-Antoine avec un regard étrange, vous le saurez demain ;quant à présent, je suis muet. »

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