Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 1Cinq ans plus tard.

La banque Tellsone occupait, dans le voisinagede Temple-Bar, une maison qui, déjà fort ancienne en 1780, étaittrès-petite, très-sombre, très-incommode. Il y avait d’autant moinsd’espérance de la voir participer aux avantages des constructionsnouvelles, que MM Tellsone et Cie étaient fiers de sa petitesse, desa laideur, de ses inconvénients, et allaient même jusqu’às’enorgueillir de la supériorité qu’elle possédait sur cesdifférents points. Ils demeuraient persuadés que leur maison eûtété moins respectable si l’on avait eu moins de reproches à luifaire ; et ce n’était pas là une conviction passive, mais unearme puissante qu’ils dirigeaient sans cesse contre les banquesmieux installées que la leur.

« La maison Tellsone, disaient-ils, n’apas besoin d’espace, de lumière, encore moinsd’embellissements ; cela peut être indispensable à Snooksfrères, ou à Noakes et Bridge, mais pas à Tellsone et Cie, grâces àDieu ! »

Il n’est pas un des associés qui n’eûtdéshérité son fils unique, si le malheureux avait parlé de rebâtirla maison. Le pays, il est vrai, suit, à l’égard des enfants, lemême principe que Tellsone, et déshérite ceux qui ont le tort derêver la transformation de vieilles lois et de vieilles coutumes,reconnues mauvaises depuis longtemps, et qui par cela même n’ensont que plus respectables.

On avait donc fini par admettre que la maisonTellsone était le triomphe de l’incommodité. Après avoir forcé uneporte opiniâtre, qui s’ouvrait en grinçant, vous tombiez en bas dedeux marches, et vous repreniez vos sens dans un misérable petitbureau, meublé de deux comptoirs, où les plus vieux de tous leshommes faisaient trembler dans leurs doigts vos billets à ordre,tandis qu’ils en examinaient la signature, près de fenêtrescrasseuses, qu’obscurcissaient encore d’énormes barreaux de fer, etl’ombre épaisse de Temple-Bar.

S’il vous fallait nécessairement parler auchef de la maison, on vous conduisait dans une pièced’arrière-cachot, où vous méditiez sur les erreurs d’une viedissipée, jusqu’au moment où l’un de ces messieurs, les mains dansles poches, vous apparaissait à la clarté douteuse d’un jourcrépusculaire.

Votre argent sortait de vieux tiroirs qui,chaque fois qu’on les ouvrait ou les fermait, vous envoyaient aunez et dans la gorge quelques parcelles de leur bois vermoulu. Vosbillets de banque sentaient le moisi et paraissaient tomber endécomposition.

Votre argenterie, serrée au milieu desciternes du voisinage, perdait en un jour son poli et sacouleur.

Vos titres, placés dans une chambre fortifiéequi servait autrefois de cuisine et de lavoir, serecroquevillaient, et répandaient dans l’air toute la graisse deleurs parchemins.

Les boîtes qui renfermaient vos papiers defamille allaient au premier étage, dans une salle à manger dont latable n’avait jamais porté ni plats ni bouteilles, et où lespremières lettres de vos petits-enfants ou de vos anciennes amoursvenaient à peine, en 1780, d’être délivrées du regard des têtessanglantes que l’on exposait à Temple-Bar avec une férocité dignedes Abyssiniens ou des Cafres.

Il est vrai qu’à cette époque la peinecapitale jouissait d’une grande faveur auprès des honnêtes gens, etTellsone et Cie la tenaient en grande estime. La mort est un remèdesouverain, que la nature applique à tous les êtres ; pourquoila loi n’en ferait-elle pas autant ?

Il résultait de ce principe que le faussaireétait mis à mort, l’émetteur de faux billets de banque mis à mort,celui qui ouvrait une lettre, non à lui adressée, mis à mort, levoleur de deux guinées[2] mis àmort ; le faux-monnayeur, n’eût-il fait qu’un seul shilling,le pauvre diable qui gardait le cheval d’un cavalier, montait surla bête et fuyait avec elle, mis à mort ! mis à mort !mis à mort !

Les trois quarts des notes qui composent lagamme du crime étaient punies du billot ou de la corde. Non pas quecela produisit le moindre effet préventif. C’était justement lecontraire, la chose est digne de remarque ; mais ce procédéavait l’avantage de trancher la question, d’éviter aux magistratsla peine d’étudier les causes qui leur étaient soumises, et defaire que, plus tard, on n’avait pas à s’occuper des individus,plus ou moins embarrassants, que l’on dépêchait dans un autremonde.

Comme tous les grands centres d’affaires decette époque, la maison Tellsone avait fait supprimer tantd’existences que, si toutes les têtes abattues devant ses mursavaient été rangées sur Temple-Bar[3], il estprobable qu’elles auraient obstrué le peu de lumière qui pénétraitau rez-de-chaussée.

Casés dans toutes sortes d’armoires et decages ténébreuses, les vieux commis de Tellsone conduisaientgravement les affaires. Quand, par aventure, ces messieursprenaient un jeune homme, ils le cachaient quelque part enattendant qu’il eût vieilli, et le conservaient, comme le fromage,dans un endroit humide et sombre jusqu’à ce qu’il eût acquis lefumet et la saveur inhérents à la maison Tellsone. On luipermettait alors de se laisser voir, la tête penchée, l’œilattentif sur de gros livres de comptes, et d’ajouter ses lunettes,sa calotte et ses guêtres, au poids général qu’avaitl’établissement.

En dehors de la porte, jamais à l’intérieur, àmoins qu’on ne l’y appelât, se tenait un homme de peine,commissionnaire à l’occasion, et qui servait pour ainsi dired’enseigne vivante à nos banquiers. Toujours là, pendant l’heuredes affaires, il ne s’absentait que pour courir où ces messieursl’envoyaient, et se faisait alors représenter par son fils, ungamin ratatiné de douze ans, qui était sa propre image.

Ceux qui voyaient cet homme comprenaient toutde suite que Tellsone et Cie, dans leur munificence, toléraient cecommissionnaire. La maison avait toujours toléré à sa portequelqu’un en qualité de messager, et les vents et les flots avaientconduit notre homme à cette position peu avantageuse. Il le nommaitCruncher, et lorsque, dans son premier âge, il avait renoncé, parprocuration, à satan, à ses pompes et à ses œuvres ; onl’avait baptisé du nom de Jerry.

Transportons-nous au domicile privé deM. Cruncher, passage de l’Epée-Suspendue, quartier deWhite-Friars ; il est sept heures et demie du matin, et noussommes en mars, anno Domini 1780. M. Cruncher désignetoujours l’année dont il parle sous le nom d’anno Domino, étantbien persuadé que l’ère chrétienne date de l’invention d’un certainjeu populaire par une certaine lady Anna Dominoes, qui lui a donnéson nom.

L’appartement de Jerry n’est pas situé enbonne odeur ; il se compose de deux chambres, si toutefois onveut bien compter pour une pièce un cabinet dont la fenêtre secompose d’un seul carreau ; mais c’est un logis fort bientenu. Même à l’heure où nous sommes, par cette matinée venteuse demars, la chambre, où notre commissionnaire se trouve encore au lit,est déjà balayée, et les tasses, disposées sur une table de sapin,laissent voir entre elles une nappe d’une blancheurirréprochable.

M. Cruncher repose sous un couvre-pieds àcarreaux en losange, comme un arlequin dans se souquenille ;tout à l’heure il dormait d’un sommeil profond et sonore ;mais il commence à s’agiter dans son lit, dont les couvertures sesoulèvent et moutonnent, jusqu’à ce que, s’éveillant tout à fait,il surgisse enfin, et, les cheveux hérissés, jette un regard autourde lui.

« Corps de mon âme ! s’écrie-t-ilavec exaspération, je t’y prendrai donc toujours ! »

Une femme à l’air propre et laborieux,agenouillée dans un coin, se lève précipitamment, et de façon àprouver que c’est à elle que s’adressent ces paroles.

« Je t’y prends encore ! tu ne diraspas non, cette fois, » continue le mari, en se penchant horsde sa couverture, pour chercher une de ses bottes.

Après avoir inauguré la journée par cetteapostrophe, M. Cruncher, ayant trouvé la botte qu’ilcherchait, la lance d’une main vigoureuse à la tête de safemme.

À propos de cette botte, excessivementcrottée, mentionnons un détail bizarre de la vie privée ducommissionnaire : quelle que fût la propreté de sa chaussurequand il rentrait chez lui après sa journée faite, il lui arrivaitle lendemain matin de retrouver ces mêmes bottes couvertes de terrejusque par-dessus l’empeigne.

« Dis-moi, poursuit notre homme qui vientde manquer son but, dis-moi ce que tu faisais dans ce coin-là.

– J’y disais mes prières.

– Tes prières ! La bonneépouse ! À quoi penses-tu, de te flanquer à genoux pour armerle ciel contre moi ?

– C’est pour toi que je priais.

– Tu en as menti ; je ne veux pasd’ailleurs que tu prennes cette liberté. Jarry ! tu as unemère qui demande au Seigneur, l’excellente femme ! de fairemanquer les entreprises de ton père. Oh ! la bonne mère, lapieuse mère que tu as là, mon fils ! Une mère qui invoque leciel pour qu’il retire le pain de la bouche de sesenfants ! »

Le marmot, qui est en chemise, prend la choseen mauvaise part, et, se tournant vers sa mère, protesteénergiquement contre les manœuvres religieuses ou autres quipeuvent tendre à diminuer ses vivres.

« Quelle valeur, je te le demande,reprend le mari avec une inconséquence dont il ne s’aperçoit pas,quelle valeur imagines-tu que puissent avoir tes prières ?dis-moi le prix que tu y attaches, femme présomptueuse.

– Elles viennent du cœur, Jarry, voilàtout le prix qu’elles peuvent avoir.

– Elles n’en ont pas beaucoup, dans cecas-là ; mais peu importe ; je ne veux pas qu’on priepour moi ; tu m’entends, je m’y oppose. Je n’ai pas besoin quetu me portes malheur avec tes génuflexions. Si tu veux absolumentte jeter la face sur le carreau, fais-le en faveur de ton mari etde tes enfants, non à leur préjudice. Si je n’avais pas une femmedénaturée, j’aurais gagné de l’argent la semaine dernière, au lieud’être contrecarré, contreminé, circonvenu religieusement dans unguignon sans pareil. Corps de mon âme ! continueM. Cruncher en mettant sa culotte, corps de mon âme ! lapiété par-ci, une chose ou l’autre par-là, et j’ai plus de malheurqu’il n’en arriva jamais à un honnête commerçant. Habille-toi, monfils, et pendant que je nettoierai mes bottes, veille à ce que tamère ne se remette pas à genoux ; car, je te le répète, dit-ilen se tournant vers sa femme, je ne souffrirai pas que tu conspirescontre moi. Je suis aussi éreinté qu’un cheval de louage, plusendormi qu’une fiole de laudanum ; sans les douleurs que j’aidans les membres, je ne saurais plus s’ils m’appartiennent ou s’ilssont à un autre, et je n’en suis pas plus riche… quand on prie nuitet jour pour m’empêcher de réussir ! »

M. Cruncher, tout en exhalant sa mauvaisehumeur, et en lançant à sa femme les traits de son indignation,s’était remis à nettoyer ses bottes et à faire les préparatifs deson départ quotidien. Pendant ce temps-là, son fils, dont lesjeunes yeux, à l’instar des yeux paternels, semblaient avoir peurde s’éloigner l’un de l’autre, surveillait sa mère, d’après larecommandation qui lui avait été faite, et, s’élançant du cabinetoù il était en train de s’habiller, s’écriait de temps entemps :

« Papa, la voilà quirecommence. »

Puis, faisant une grimace, il rentrait dans saniche après cette fausse alarme.

M. Cruncher, d’une humeur de plus en plusmassacrante lorsqu’il se mit à table, s’irrita d’une façon toutespéciale contre le Benedicite que murmurait sonépouse.

« Encore ! s’écria-t-il exaspéré,maudite créature ! Qu’est-ce que tu nousbredouilles ?

– Je demande au Seigneur de bénir notrerepas ! répondit la pauvre femme.

– Je te le défends, répliqua l’époux enregardant autour de lui, comme s’il se fût attendu à voirdisparaître son déjeuner. Je ne veux pas être béni et ruiné, sansfeu ni lieu, sans pain, pour le reste de mes jours. Ainsi, restetranquille, je te le dis une fois pour toutes. »

Les yeux excessivement rouges, la figure tiréecomme un homme qui a passé la nuit à une besogne peu réjouissante,Jerry Cruncher dévora son déjeuner, en grognant au-dessus de sonassiette, à la façon des quadrupèdes les moins apprivoisés. Versneuf heures, il calma son visage, prit l’air le plus respectabledont il lui fut impossible de masquer sa nature, et sortit pour serendre à ses occupations.

En dépit du titre d’honnête commerçant qu’ilaimait à se donner, il nous est difficile de voir un négoce dans letravail quotidien auquel se livrait Cruncher. Un tabouret de bois,provenant d’une chaise cassée dont on avait scié le dos, et que lepetit Jerry, trottinant sur les talons paternels, portait chaquejour sous les fenêtres de Tellsone, composait le fond de commercedu prétendu négociant. Campé sur cet escabeau, les pieds sur unepoignée de paille que laissait tomber la première charrette quipassait, M. Cruncher n’était pas moins connu dans tout lequartier que la porte de Temple-Bar, dont il avait l’aspectmaussade et maladif. Arrivé à neuf heures moins cinq, juste au bonmoment pour soulever son tricorne en l’honneur des vieux employésqui entraient à la banque, notre homme s’installa comme àl’ordinaire, ayant à côté de lui son fils, qui ne s’éloignait quepour infliger une correction aux marmots dont la faiblesse luipermettait d’accomplir sans crainte cet aimable dessein. Aussi prèsl’un de l’autre que leurs yeux l’étaient dans leurs visages, ayantles mêmes cheveux, les mêmes traits, la même posture, et guettantla pratique en silence, le père et le fils ressemblaient énormémentà deux singes ; et cela d’autant plus, que Jerry l’aînémordillait un brin de paille, dont il recrachait les morceaux,pendant que les yeux clignotant du jeune homme l’épiaient avec nonmoins de malice qu’ils regardaient tout ce qui se passait d’un boutà l’autre de la rue.

Tout à coup l’un des messagers intérieurs deTellsone mit la tête à la porte et jeta ces paroles d’un tonbref :

« Commissionnaire, on vous demande.

– Bravo ! papa, la journée commencebien. »

Après cette félicitation, le petit Jerrygrimpa sur le tabouret, s’enfonça dans la paille, que son pèremordillait tout à l’heure, et se mit à réfléchir.

« Toujours les doigts tachés derouille ! murmura-t-il entre ses dents. Toujours !toujours ! Où peut-il prendre toute cette rouille ? Cen’est pourtant pas ici. »

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