Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 9Partie gagnée.

Tandis que Sydney Cartone et Barsad étaientdans la chambre voisine, où ils parlaient si bas qu’on n’entendaitpas même le murmure de leurs voix, M. Lorry regarda maîtreCruncher d’un œil peu satisfait. À vrai dire, l’attitude de cethonnête commerçant n’était pas faite pour inspirer la confiance.Posé sur une jambe, il en changeait continuellement, examinait sesongles avec une attention suspecte, et lorsqu’il rencontra les yeuxde son maître, il fut pris de cette toux spéciale qui fait porterle creux de la main devant la bouche, et qui n’indique jamais uncaractère plein de franchise.

« Approchez, Jerry, » dit legentleman.

Notre homme, précédé de l’une de ses épaules,avança obliquement.

« Que faisiez-vous avant d’êtrecommissionnaire ? »

Après quelques instants de réflexion, Jerry,frappé d’une idée lumineuse, répondit qu’il était agriculteur.

« J’ai tout lieu de supposer, reprit legentleman en agitant l’index d’un air sévère, que vous vous êtesservi de la maison Tellsone pour couvrir une profession illégale etnotée d’infamie. Si la chose est réelle, n’espérez pas que jecontinue mes relations avec vous, lorsque nous serons enAngleterre, n’espérez pas que je garde votre secret. Il ne serapoint dit qu’on abusera du nom de Tellsone.

– Monsieur, plaida Cruncher d’une voixcontrite, laissez-moi espérer qu’un gentleman, dont j’ai eul’honneur d’exécuter les ordres pendant tant d’années, y regarderaà deux fois avait de nuire à un pauvre homme qui a grisonné à sonservice. Quand même la chose serait réelle – je ne veux pas direqu’elle le soit – mais à supposer qu’elle le fût, les torts neseraient pas d’un seul côté. Il y a MM. les docteurs quiempochent des guinées, où un pauvre homme ne ramasse que desfarthings, des demi-farthings, monsieur ; ils viennent placerdes fonds chez Tellsone, et, en passant, clignent de leur œilmédical pour faire entendre au pauvre homme qu’ils ont besoin desujets ; ils montent dans leur propre équipage etdisparaissent ; mais ils trompent la maison ; car vousêtes trop juste pour ne pas blâmer le jars, quand vous accusezl’oie. Puis il y a mistress Cruncher, qui invoque le ciel pourqu’il s’oppose à mon commerce ; au point que c’est une ruine,une véritable ruine. Les femmes des médecins ne prient jamaiscontre la clientèle, au contraire, si elles implorent le Seigneur,c’est pour qu’il procure des malades à leurs maris ; etcomment ces derniers soigneraient-ils les vivants s’ils n’avaientpas eu des morts ? Viennent ensuite les entrepreneurs despompes funèbres, les clercs de la paroisse, les sacristains, leswatchmen, tous gens avaricieux, et mêlés dans l’affaire ; etje vous assure que le pauvre homme n’y gagnerait pas beaucoup, ensupposant même que cela fût comme vous dites. Le peu qu’il en atiré, d’ailleurs, ne lui a pas beaucoup servi ; il est loind’avoir prospéré, et ne demanderait pas mieux que d’abandonner cetrafic, s’il pouvait gagner son pain d’une autre manière, ensupposant toujours que la chose fût réelle.

– Beuh ! Vous me dégoûtez, ditM. Lorry, qui néanmoins se laissait fléchir.

– Je vous supplie très-humblement,monsieur, poursuivit Cruncher, quand même ce serait, et je ne dispas que cela soit…

– Pas tant de détours, dit legentleman.

– Non, monsieur, non, affirma Jerry,comme si rien n’était plus loin de sa pensée, voire de seshabitudes, non, monsieur, pas de détours ; je veux seulementvous dire que sur le tabouret qui est à la porte de la banque, oùje suis resté si longtemps, siège mon fils, qui est aujourd’hui unhomme, et tout prêt à recevoir vos ordres, à faire vos commissions,et tous les ouvrages dont vous voudrez bien le charger. Ensupposant, monsieur, que la chose en question fût réelle, ce que jesuis loin de vous dire, car je parle sans détours, permettez,monsieur, que le fils garde sa place à la porte de Tellsone, afinque plus tard il puisse aider ses vieux parents. Ne le punissez pasdes fautes que son père a commises ; faites que ce malheureuxpère soit nommé fossoyeur, et qu’il enterre des morts, encompensation de ceux qu’il a déterrés. Voilà, monsieur, ajoutaCruncher, qui s’essuya le front avec sa manche en signe depéroraison, voilà ce dont je vous supplie très-humblement. On nevoit pas les choses effroyables qui se passent dans cette ville,touchant tant de sujets décapités. – Miséricorde ! le nombreen est assez considérable pour en faire tomber la valeur au simpleprix du port, – on ne le voit pas sans y réfléchir sérieusement. Etje vous conjure de vous rappeler, monsieur Lorry, que si j’aidécouvert le fait en question, c’était pour servir la bonne cause,alors que j’aurais pu me taire, et ne pas perdre vos bonnesgrâces.

– Ceci est vrai, dit le gentleman ;brisons là, n’en dites pas davantage. Il est possible que je vousgarde avec moi, si vous le méritez par votre conduite ; et sivotre repentir se manifeste, non par des discours, mais par desactes. »

Comme Jerry saluait le gentleman en sefrappant le front du revers de la main, Sydney Cartone et l’espionsortaient de la pièce voisine.

« Adieu, monsieur Barsad, ditCartone ; c’est une chose convenue ; vous n’avez plusrien à craindre. »

Il prit une chaise et vint s’asseoir à côté dugentleman, qui aussitôt qu’ils furent seuls, lui demanda ce qu’ilavait obtenu.

« Pas grand’chose, répondit-il : sil’affaire tourne mal, je serai introduit auprès ducondamné. »

La figure de M. Lorry exprima ledésappointement.

« C’est tout ce que j’ai pu faire, repritCartone ; demander davantage était placer la tête de cet hommesous le couteau de la guillotine ; que pouvait-il lui arriverde pire s’il était dénoncé ? je perdrais ainsi tout lebénéfice de la situation.

– Mais s’il est condamné, s’écria legentleman, votre accès auprès de lui ne le sauvera pas.

– Je n’ai jamais dit lecontraire. »

Les yeux du gentleman se fixèrent sur lebrasier ; ce qu’il ressentait pour Lucie, l’imprévu de ce coupterrible affaiblirent son courage ; c’était maintenant unvieillard accablé d’inquiétudes, et ses larmes coulèrent.

« Vous êtes un excellent homme, unvéritable ami, dit Sydney d’une voix altérée. Pardonnez-moi si jeremarque votre affliction ; mais je ne pourrais pas resterfroid devant les pleurs de mon père, et votre douleur ne m’est pasmoins sacrée que ne l’aurait été la sienne. Vous n’avez pas,heureusement, le chagrin de m’avoir pour fils. »

Bien qu’il eût jeté ces derniers mots d’unefaçon un peu légère, il y avait dans sa voix une nuance de respectet de sentiment à laquelle M. Lorry, qui ne l’avait jamais vusérieux, n’était pas préparé.

« Mais revenons à ce pauvre Darnay,reprit Cartone en serrant avec émotion la main que lui tendait levieillard ; surtout ne parlez pas à sa femme de l’entrevue quim’est promise. L’arrangement que nous avons fait, Barsad et moi, nepermettrait pas qu’elle pût voir le condamné ; il est doncinutile de lui en dire un mot ; elle se figurerait que j’aidemandé cette entrevue pour fournir à son mari quelque moyen desuicide. »

Le vieillard regarda Sydney pour voir sivraiment il y pensait.

« Elle s’imaginerait une foule de choses,poursuivit Cartone qui avait compris le regard du gentleman, etcela ne ferait qu’augmenter son inquiétude. Ne lui parlez pas demoi ; comme je vous l’ai dit tout d’abord, il vaut mieux queje ne la voie pas. Vous allez la retrouver ; elle doit être simalheureuse !

– J’y vais tout de suite.

– J’en suis bien aise ; elle a pourvous tant d’attachement ! Est-elle changée ?

– Elle a l’air inquiet,profondément triste ; mais elle est toujours bien belle.

– Ah !… »

Ce fut un son prolongé, triste comme unsoupir, presque comme un sanglot. M. Lorry, frappé de ladouleur qui s’y trouvait contenue, se retourna vers Cartone, dontla figure était penchée vers le foyer. Une ombre ou un rayon (levieillard n’aurait pu dire lequel des deux) passa sur son frontaussi rapidement que la lumière au sommet d’une montagne, quand lesoleil paraît entre les nuages. Du pied il repoussa l’une desbûches flamboyantes qui venait de rouler en avant ; il portaitle pardessus en étoffe blanche, les bottes à retroussis alors envogue, et la flamme, en se reflétant sur ses habits, augmenta sapâleur. M. Lorry lui fit remarquer un peu vivement que sonpied, toujours sur la bûche qu’il avait écrasée, était au milieudes charbons.

« Je n’y pensais pas, » dit-il.

Le ton dont il proféra ces paroles lui attirade nouveau le regard du gentleman, qui, en voyant ses traitsflétris, songea sans le vouloir au visage altéré desprisonniers.

« Ainsi, dit Cartone en se retournantvers le vieillard, vous êtes sur le point de quitterParis ?

– Mon Dieu oui ; comme je vous ledisais hier au soir lorsque Lucie est entrée, je n’ai plus rien quime retienne dans cette ville, tous mes papiers sont en règle, et jesuis prêt à partir. »

Ils gardèrent le silence.

« Vous avez une longue carrière dont vouspouvez vous souvenir, monsieur, reprit Cartone d’un air pensif.

– Bien longue en effet ; j’aisoixante-dix-huit ans.

– Vous avez toujours été utile,constamment occupé ; vous possédez la confiance, le respect,l’estime de tous.

– Je suis dans la banque depuis que j’ail’âge de raison ; je sortais à peine de l’enfance, que j’étaisdans les affaires.

– Quelle place vous y occupezencore ; que de personnes vous regretteront, quel vide énormevous laisserez derrière vous !

– Un vieux célibataire ! dit legentleman en secouant la tête ; qui pourra meregretter ?

– Oh ! monsieur Lorry ! Ellevous pleurera ; vous aurez ses larmes et celles de safille.

– Assurément ; je ne savais ce queje disais.

– Et cela vaut bien qu’on en rende grâcesà Dieu.

– Je le sens, je vous assure.

– Mais si au fond de votre cœur solitairevous vous disiez ce soir : « Je ne me suis attiré lareconnaissance, l’estime, de personne au monde, je n’ai de placedans aucune tendresse ; je n’ai rien fait de bien, riend’utile dont on puisse se souvenir, » vos soixante-dix-huitans ne pèseraient-ils pas sur vous comme autant demalédictions ?

– Je n’en doute pas. »

Cartone regarda le brasier et restasilencieux.

« Je voudrais vous faire une question,dit-il après une pause assez longue : votre enfance voussemble-t-elle bien loin ? Vous paraît-il que l’époque où vousétiez sur les genoux de votre mère est une époquereculée ?

– Je le trouvais il y a vingt ans, maisnon pas aujourd’hui ; plus j’arrive près de la fin, plus je merapproche du commencement. C’est l’une des choses qui, à mon âge,rendent le chemin plus facile et plus doux ; mon cœur est émud’une foule de souvenirs qui dormaient autrefois ; je merappelle le charmant visage de ma mère, qui serait maintenant sivieille, je le vois dans sa jeunesse, et par les idées qu’ilréveille, je me retrouve aux jours où les réalités de ce qu’onappelle le monde n’existaient pas pour moi, et où mes défautsn’étaient qu’en herbe.

– Je comprends ce que vous ressentez,s’écria Cartone avec feu ; cela vous rend meilleur, n’est-cepas ?

– Je l’espère. »

Il se leva pour aider le vieillard à mettreson pardessus.

« Mais vous, lui dit le banquier enrentrant dans la question, vous êtes jeune.

– Oui, répondit-il, j’ai peud’années ; mais la voie que j’ai suivie ne conduit point à lavieillesse. Pourquoi d’ailleurs s’occuper de ma personne ?

– Et de la mienne ? dit legentleman. Venez-vous avec moi jusqu’à la porte ?

– Oui : j’ai à sortir ; si jerevenais trop tard ne vous en inquiétez pas ; vous connaissezmes habitudes ; je reparaîtrai le matin. Irez-vous autribunal ?

– Malheureusement oui.

– J’y serai, mais dans la foule. Prenezmon bras, monsieur. »

Quelques minutes après le vieux gentlemanarrivait à sa destination ; Cartone le quitta ; maisaprès avoir flâné dans le voisinage, il revint à la porte de LucieDarnay, et la toucha d’une main respectueuse.

« C’est ici qu’elle sortait tous lesjours pour se rendre à la prison, se dit-il. Elle prenait cetterue-là, puis cette autre. Elle a marché sur ces pierres ;suivons la trace de ses pas. »

Il était dix heures lorsqu’il arriva au coinde la rue tortueuse où elle était venue si souvent. Le scieur debois avait fermé sa boutique, et fumait devant sa porte.

« Bonsoir, citoyen, lui dit l’Anglais ens’arrêtant ; car le petit homme l’examinait avecattention.

– Bonsoir, citoyen.

– Comment va la République ?

– Tu veux dire la guillotine ; pasmal : soixante-trois têtes aujourd’hui, nous irons bientôt àla centaine. Le bourreau et ses aides se plaignent de lassitude.Ah ! ah ! ah ! Il est si drôle ce Samson, et quelbarbier !

– Allez-vous quelquefois le voir…

– Travailler ? Tous les jours. Vousne l’avez jamais vu à l’œuvre ?

– Jamais.

– Croyez-moi ; allez-y ;choisissez une bonne fournée. Figurez-vous, citoyen, qu’il en arasé aujourd’hui soixante-trois en moins de deux pipes ; moinsde deux pipes, citoyen ; parole d’honneur ! »

Le petit homme, en disant cela, montra la pipequ’il était en train de fumer, pour expliquer la façon dont ilmesurait le temps. Cartone éprouva un tel désir de lui sauter à lagorge, qu’il se retourna pour s’éloigner.

« Mais vous n’êtes pas Anglais, bien quevous en ayez le costume, lui cria le scieur de bois.

– Si, répondit Cartone par-dessusl’épaule en s’arrêtant de nouveau.

– Vous parlez comme un Français.

– J’ai fait mes études à Paris.

– On croirait que vous êtes né en France.Bonsoir, Angliche.

– Bonsoir, citoyen.

– Allez voir ce diable de Samson, dit lescieur de bois avec instance ; n’y manquez pas, et emportezune pipe. »

Lorsque Sydney fut hors de la vue du patriote,il s’arrêta sous un réverbère, et écrivit quelque chose au crayonsur un morceau de papier. Marchant ensuite avec la fermeté d’unhomme qui connaît son chemin, il traversa plusieurs rues noires,d’autant plus sales qu’en ces jours de terreur les voiesprincipales elles-mêmes n’étaient pas balayées, et s’arrêta devantla boutique d’un pharmacien dont celui-ci fermait les volets :une petite échoppe, obscure et tortueuse, dirigée par un petithomme sombre et crochu.

Sydney, après avoir souhaité le bonsoir aupharmacien, qui était rentré dans sa boutique, lui présenta lemorceau de papier. L’apothicaire siffla tout bas en lisant la notequi lui était remise, et dit à Cartone :

« Pour vous, citoyen ?

– Pour moi.

– Vous les garderez à part,citoyen ; vous savez ce qui résulterait de cemélange ?

– Parfaitement. »

Plusieurs petits paquets lui furentdonnés ; il les fourra un à un dans la poche de côté du plusintérieur de ses habits, paya ce qu’il devait, et sortit de laboutique.

« Je n’ai plus rien à faire jusqu’àdemain, dit-il en regardant les nuages que le vent chassait avecrapidité ; toutefois je ne pourrai pas dormir. »

Il n’y avait ni insouciance ni défi dans lafaçon dont il proféra ces paroles, mais le sentiment d’un hommequi, après s’être égaré, a longtemps cherché sa route, et qui,accablé de fatigue, retrouve la voie qu’il aurait dû prendre et enaperçoit la fin.

Bien jeune encore, à l’époque où le premier desa classe il donnait tant d’espérances, il avait suivi le cercueilde son père (sa mère était morte quelques années avant) ; ettandis qu’il parcourait les rues obscures, où la lune, perçant lesnuages, apparaissait de temps à autre, les paroles solennellesqu’on avait lues au cimetière lui revenaient à lamémoire :

« Je suis la résurrection et la vie, ditle Seigneur ; celui qui croit en moi vivra, bien qu’il soitmort ; et quiconque vit en moi, est assuré de vivre àjamais. »

Seul au milieu de cette nuit d’hiver, dans uneville dominée par l’échafaud, pensant avec douleur auxsoixante-trois têtes qui étaient tombées le jour même, songeant auxprisonniers qu’un pareil sort attendait, Cartone aurait facilementpu découvrir l’association d’idées qui ramenait ces paroles à sonesprit, comme une ancre perdue depuis longtemps au fond de la mer,il ne la chercha pas, mais redit les paroles sacrées, enpoursuivant sa route.

Il regardait avec émotion les fenêtres deschambres où l’on allait trouver, dans le sommeil, l’oubli deshorreurs du jour ; il s’arrêtait au seuil des églises oùpersonne ne priait plus ; car de l’imposture, de lacorruption, de la soif des richesses qui s’étaient glissées sousl’habit ecclésiastique, était sortie l’impiété du peuple ; ilsongeait aux lieux consacrés à l’éternel repos, ainsi que le disaitl’inscription placée aux grilles des cimetières ; il pensaitaux prisons gorgées de victimes, à la route que suivaient lescondamnés par soixantaines, pour se rendre à un supplice, devenutellement familier, qu’on ne parlait pas de spectre vengeur quihantât l’esprit de la foule pour lui reprocher l’œuvre de laguillotine. En prenant un intérêt sérieux à la vie qui sommeillaitdans l’ombre, à la mort qui jusqu’au matin suspendait ses fureurs,Cartone franchit la rivière et gagna des rues moins sombres.

Il y trouva peu de voitures ; quiconqueserait sorti en équipage aurait été suspect ; et les gens dedistinction, cachant leur tête sous le bonnet républicain, sechaussaient de gros sabots et cheminaient dans la boue. Mais lesthéâtres n’en étaient pas moins remplis, et la foule qui ensortait, ruissela gaiement auprès de Cartone, puis se divisa enpetits groupes qui reprirent en causant le chemin de leur domicile.Devant l’un des théâtres, une petite fille et sa mère cherchaientdes yeux la place la moins boueuse pour traverser la rue ;Sydney prit l’enfant, la passa de l’autre côté, et avant que lebras enfantin se fût détaché de son cou, il demanda un baiser à lapetite fille.

« Je suis la résurrection et la vie, ditle Seigneur ; celui qui croit en moi vivra, bien qu’il soitmort ; et quiconque vit en moi, est assuré de vivre àjamais. »

Maintenant que les rues devenaientsilencieuses, et que la nuit s’avançait, les paroles du texte sacréétaient dans l’écho de ses pas, dans les murmures du vent.

La nuit s’écoula. Tandis qu’appuyé sur labalustrade d’un pont, Cartone écoutait la Seine battre les quais dela Cité, et regardait l’amas pittoresque du vieux Paris éclairé parla lune, le jour se montra froidement, comme une face morte quisortait du ciel ; les étoiles et les ténèbres pâlirent,s’effacèrent, et, pendant quelques instants, la création sembladominée par la mort.

Mais le soleil, en se levant dans sa gloire,répéta les paroles de vie, qui retentirent dans chacun de sesrayons ; Cartone les sentit vibrer dans son cœur, et contemplad’un œil respectueux l’arche lumineuse qui se déployait entre lesoleil et lui, et sous laquelle étincelait la rivière.

L’eau rapide et profonde lui apparut, sousl’air calme du matin, comme une amie dont l’essence était la mêmeque la sienne ; il se rapprocha du fleuve, et s’étendant surla berge, il s’endormit à la clarté du jour. À son réveil, il flânaau bord de l’eau pendant quelques instants, et regarda une onde quitournoyait sans but. « C’est comme moi, » dit-il, lorsquele fleuve, ayant saisi l’infime tourbillon, l’entraîna pour lejeter à la mer.

Un bateau, dont la voile était de la nuanced’une feuille morte pâlie, glissa devant ses yeux et disparut. Aumême instant, la prière qui s’élevait dans son cœur pour demander àDieu d’avoir pitié de ses fautes se termina par ces mots :« Je suis la résurrection et la vie, et quiconque vit en moi,est assuré de vivre à jamais. »

Le gentleman était déjà sorti lorsque Sydneyrentra ; il était facile de deviner où l’excellent hommepouvait être. Sydney prit une tasse de café, mangea un peu de pain,alla changer de vêtements, et se rendit au tribunal.

Toute l’assemblée était en émoi, lorsquel’espion fit pénétrer Cartone dans un coin obscur de la salle, etse glissa lui-même parmi la foule. M. Lorry et le docteur setrouvaient au premier rang ; Lucie était à côté de sonpère.

Lorsque Darnay entra, la jeune femme tournavers lui un regard si plein de courage et d’amour, qu’un sanggénéreux anima la figure du prévenu et lui réchauffa le cœur. Siquelqu’un avait pu le remarquer, on aurait vu que le regard de lajeune femme avait exactement la même influence sur Cartone que surle prisonnier.

Devant ce tribunal exceptionnel, aucune formede procédure ne garantissait le droit de défense.

Si l’on n’avait pas fait jadis un abus aussimonstrueux des formalités et des lois, la Justice révolutionnairen’aurait pas poussé la vengeance jusqu’à se suicider pour jeter auxvents les débris de l’ancien ordre judiciaire.

Tous les yeux étaient tournés vers le jury,formé des mêmes patriotes qui le composaient la veille, et lecomposeraient le lendemain. Remarquable entre tous, on distinguaitparmi ses membres un homme au visage famélique, dont les doigtserraient perpétuellement autour des lèvres, et qui par sa présencecausait à la foule une vive satisfaction ; ce juré altéré desang, au regard de cannibale, à la pensée meurtrière, était leJacques trois du galetas de Saint-Antoine ; tout le jury enmasse, une bande de limiers choisie pour juger le daim.

Chaque regard examina ensuite l’accusateur etles cinq juges. Aucune faiblesse à redouter de ce côté-là : unair froidement cruel, un sérieux impassible, un esprit tout aumeurtre légal. Tous les regards se cherchèrent dans la foule, sedésignèrent le tribunal d’un éclair approbateur, et toutes lestêtes se firent mutuellement un signe de joie, avant de se pencheravec intention vers les juges.

« Charles Évremont, dit Charles Darnay,relâché hier matin, réaccusé hier dans la journée, réincarcéré lesoir, dénoncé comme ennemi de la République, aristocrate, membred’une famille de tyrans, d’une race proscrite, pour avoir employéses ci-devant privilèges à l’infâme oppression du peuple ; envertu de laquelle proscription, Charles Évremont, dit CharlesDarnay, est mort civilement. »

L’accusateur public profère à cet égardquelques paroles aussi brèves que possible.

« L’accusé est-il dénoncé ouvertement ousecrètement ?

– Ouvertement.

– Par qui ?

– Par trois individus : ErnestDefarge, marchand de vin dans le quartier Saint-Antoine.

– Bon.

– Thérèse Defarge, sa femme.

– Bon.

– Alexandre Manette, docteur enmédecine. »

Tumulte dans la salle ; on voit ledocteur Manette, pâle et tremblant, debout à la place qu’iloccupe.

« Président, s’écrit-il, jeproteste ; l’accusation que l’on me prête en ce moment est unmensonge, un faux abominable. Le prévenu est mon gendre, vous lesavez ; et les êtres qui sont chers à ma fille me sont plusprécieux que la vie. Quel est l’infâme qui a pu dire que jedénonçais celui qui est la joie de mon enfant ?

– Du calme, citoyen Manette ; lemanque de soumission à l’arrêt du tribunal te mettrait hors la loi.Quant aux individus qui te sont plus précieux que la vie, rien nesaurait être aussi cher que la République à un boncitoyen. »

De vives acclamations saluèrent cetteréprimande. Le président agita sa sonnette, et reprit avecchaleur :

« Si la République te demandait ta proprefille, ton devoir serait de la lui sacrifier. Écoute ce qui vasuivre, et garde le silence ! »

Des applaudissements furieux s’élevèrent denouveau : le docteur retomba sur son siège ; ses yeuxregardaient autour de la salle, ses lèvres étaient tremblantes. Safille se rapprocha de lui avec tendresse. Le juré famélique sefrotta les deux mains, et reporta la droite à sa bouche où elleétait d’ordinaire.

Defarge appelé à déposer, dès que le silencefut rétabli, raconta brièvement qu’il était au service du docteur,à l’époque où celui-ci fut emprisonné, et dit l’état dans lequel setrouvait le captif lorsqu’il fut délivré, après dix-huit annéesd’incarcération.

« Ne t’es-tu pas distingué à la prise dela Bastille, citoyen ?

– Je le crois.

– Tu t’es bravement battu ; pourquoine pas le dire ? s’écria une femme dont la voix perçantes’éleva au milieu de la foule. Tu as crânement tiré le canon, tu esentré l’un des premiers dans la forteresse maudite. Patriotes, jene dis que la vérité ! »

C’était la Vengeance qui, à la satisfactiongénérale, se mêlait ainsi aux débats. Le président voulut larappeler à l’ordre : « Je me moque de tasonnette ! » s’écria-t-elle ; et sa voix futcouverte d’applaudissements frénétiques.

« Informe le tribunal, citoyen, de ce quetu as fait après avoir pénétré dans la Bastille.

– Je savais, reprit Defarge en lançant unregard à sa femme, qui, du bas de l’estrade où il était monté,avait les yeux sur lui, je savais que le prisonnier en questionavait occupé le n° 105 de la tour du Nord. À l’époque où ilfaisait des souliers dans mon grenier, il ne se donnait plusd’autre nom que le numéro de sa case. Le jour de la bataille,tandis que je chargeais mon canon, je résolus d’entrer dans laplace dès qu’elle serait prise, et d’examiner le n° 105. Lepeuple est vainqueur, on entre, je monte dans la cellule avec uncamarade, qui est actuellement du jury. J’examine la logette avecsoin, et dans la cheminée, derrière une pierre qu’on avait remise àsa place, après l’avoir arrachée, je trouve un papier que voici.J’avais vu l’écriture du prisonnier ; c’était bien la même, etje puis vous affirmer que ces lignes sont de la main du docteurManette ; je vous les remets, président, telles que je les aitrouvées.

– La lecture ! lalecture ! » cria-t-on dans la foule.

Au milieu du silence le plus profond, l’accuséregardant sa femme avec tendresse, Lucie ne se détournant de sonmari que pour regarder son père, Mme Defarge lesyeux rivés sur le prévenu, le marchand de vin contemplant sa femmequi triomphait, et chacun dans l’auditoire examinant le docteur,qui ne voyait que le président, celui-ci commença la lecture dupapier que lui avait remis le témoin.

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