Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 3L’ombre.

L’une des premières considérations qui seprésentèrent à l’esprit pratique de M. Lorry, fut qu’iln’avait pas le droit de compromettre les affaires de Tellsone, enlogeant à la banque la femme d’un émigré. Il aurait sacrifié pourLucie Darnay, et pour ceux qui lui étaient chers, sa fortune, saliberté, sa vie, sans la moindre hésitation ; mais le dépôtqui lui était confié ne lui appartenait pas, et il restait, à cetégard, l’agent scrupuleux et rigide de la maison quil’occupait.

Il songea d’abord à Defarge, et eut la penséed’aller trouver le marchand de vin pour lui demander quel étaitl’endroit de cette ville en désordre où l’on pût loger une femmeavec le plus de sécurité. Mais la même considération lui fitrenoncer à ce projet : Defarge habitait le faubourg le plusrévolutionnaire de Paris ; il était sans doute engagéprofondément dans l’œuvre terrible du quartier Saint-Antoine, et ildevenait dangereux d’éveiller son attention.

Midi étant arrivé, sans que le docteur fûtrevenu, et chaque minute de retard pouvant compromettre la banque,le gentleman confia ses inquiétudes à Lucie. La jeune femme luirépondit que M. Manette avait l’intention de louer unappartement dans le voisinage ; rien du côté des affaires nes’opposait à cela, et comme il leur était impossible de partir, ensupposant même que Charles fût mis en liberté, le gentleman sortittout de suite pour aller chercher un logement ; il ne tardapas à en trouver un convenable, situé au coin d’une rue écartée, etd’une petite place mélancolique, dont les persiennes ferméesannonçaient des maisons désertes.

Il y conduisit immédiatement Lucie, la petitefille et miss Pross, et leur procura tout le confort possible,beaucoup plus qu’il n’en avait lui-même. Il leur laissa Cruncher,qu’il savait très-capable de défendre la porte, et de recevoir sansbroncher une grêle de coups sur la tête ; puis il revint à labanque. C’est le cœur bien triste, l’âme singulièrement troublée,qu’il se mit au travail, et le jour se traîna pour lui avec unelenteur désespérante.

Le temps s’écoula néanmoins, et les bureaux sefermèrent. Le gentleman se retrouva seul dans la pièce où il étaitla veille au soir, et il réfléchissait à ce qu’il avait à faire,lorsque des pas retentirent dans l’escalier. Quelques instantsaprès, un homme était dans la chambre, et fixant sur le gentlemanun regard attentif, lui adressait la parole en l’appelant par sonnom.

« Votre serviteur ; est-ce que vousme connaissez ? » lui demanda M. Lorry.

C’était un homme vigoureux, de quarante-cinq àcinquante ans, dont une chevelure noire, épaisse et frisée,couvrait la tête puissante.

« Vous ne me reconnaissez pas ?dit-il au lieu de répondre.

– Effectivement, je vous ai vu…

– Dans ma boutique de marchand devin.

– Vous venez de la part du docteur ?reprit vivement le gentleman.

– Oui, du citoyen Manette.

– Que vous a-t-il donné pourmoi ? »

Defarge remit à la main tremblante, quis’avançait vers lui, un chiffon de papier où étaient ces quelqueslignes.

« Charles est sain et sauf ; mais ily aurait imprudence à le quitter. J’ai obtenu que le porteur de cebillet voulût bien se charger d’un mot de notre prisonnier pourLucie ; conduisez-le près de ma fille. »

Délivré d’un grand poids par la lecture de ceslignes, M. Lorry s’adressait à Defarge :

« Voulez-vous venir chezMme Darnay ? lui dit-il.

– Oui, » répondit le cabaretier.

Sans remarquer alors ce qu’il y avait de brefet d’automatique dans les paroles du citoyen, M. Lorry mit sonchapeau, et suivi du patriote, se dirigea vers la cour. Ils ytrouvèrent deux femmes dont l’une tricotait.

« Mme Defarge ! ditM. Lorry, qui la trouvait telle qu’il l’avait laissée dix-septans auparavant.

– Elle-même, répondit le cabaretier.

– Est-ce que madame vient avecnous ? demanda le gentleman, en voyant qu’elle se disposait àles suivre.

– Pour les reconnaître il faut qu’ellevoie les gens ; c’est dans leur intérêt. »

Commençant à être frappé du ton bref et desmanières du marchand de vin, M. Lorry le regarda d’un airinquiet ; puis, ouvrant la marche, il se dirigea vers lademeure de Lucie. Des deux femmes qui le suivaient, la secondeétait la Vengeance.

Ils traversèrent rapidement les rues qu’ilsavaient à franchir, montèrent l’escalier, furent introduits parJerry, et trouvèrent la jeune femme qui était seule, et quipleurait. Elle fut transportée de joie par les nouvelles que luidonna le vieillard, et serra la main qui lui présentait le billetde Charles, se doutant bien peu de ce qu’avait fait cette main lesdeux nuits précédentes, et ce que le hasard seul l’avait empêché defaire à Charles Darnay lui-même.

« Prends courage, ma bien-aimée, disaitle billet ; je suis sain et sauf, et ton père a une grandeinfluence autour de moi. Ne cherche pas à me répondre, et embrassepour moi notre enfant. »

Le papier n’en contenait pas davantage ;mais ces quelques mots étaient si précieux pour celle qui lesrecevait, que, dans sa gratitude, elle se tourna versMme Defarge, et lui baisa la main. Au lieu derépondre à cet élan d’une reconnaissance toute féminine, la mainretomba froide et inerte, et se remit à tricoter.

Lucie, glacée par cet attouchement, s’arrêta,comme elle allait mettre le billet de Charles dans son sein, etregarda la tricoteuse avec effroi. Mme Defarge levales sourcils, et contempla d’un œil impassible et fixe le visageterrifié de la jeune femme.

« Chère belle, dit M. Lorry pourexpliquer la visite de la tricoteuse, les soulèvements sont communspar le temps qui court, et bien qu’il ne soit pas probable que vousayez à en souffrir, Mme Defarge a désiré vous voir,afin de vous reconnaître et de vous protéger en cas de malheur. Jecrois, ajouta M. Lorry qui, troublé de plus en plus parl’impassibilité des trois personnes présentes, s’arrêtait à chaquemot, je crois, citoyen Defarge, que c’est bien le cas dont ils’agit ? »

Le citoyen jeta un regard sombre à sa femme,et ne répondit que par un grognement sourd, qui put passer pourêtre affirmatif.

« Lucie, vous feriez bien, dit legentleman d’un air et d’un ton conciliants, d’appeler miss Pross etnotre chère petite fille. Miss Pross, citoyen Defarge, est une dameanglaise, et ne connaît pas le français. »

La dame en question, très-persuadée qu’ellevalait autant, si ce n’est plus, qu’une étrangère quelconque,n’était pas femme à se laisser abattre par le malheur, oudéconcerter par le danger ; elle s’arrêta en face de laVengeance, dont les yeux l’avaient rencontrée d’abord, et dit enanglais : « Voilà une hardie pièce, qui peut se vanterd’être laide » puis elle toussa britanniquement au nez de lacabaretière ; mais ni l’une ni l’autre de ces dames ne fitattention à elle.

« Sa fille ? demandaMme Defarge en montrant la petite Lucie, avec sonaiguille à tricoter, comme si cette aiguille eût été le doigt duDestin.

– Oui, madame, répondit M. Lorry,c’est la chère enfant de notre pauvre prisonnier, sa filleunique. »

L’ombre de la tricoteuse s’abaissa tellementépaisse et menaçante sur la pauvre petite, que la jeune femmes’agenouilla près de sa fille et la serra contre son cœur ;l’ombre fatale s’étendit alors sur la mère et sur l’enfant, qu’elleenveloppa d’un voile funèbre.

« C’est bien ; nous pouvons partir,je les ai vues, » dit Mme Defarge.

Il y avait dans la manière dont ces parolesfurent prononcées quelque chose de si effrayant, que Lucie retenantd’une main suppliante la robe de la tricoteuse :

« Vous serez bonne pour mon mari,dit-elle, vous ne lui ferez pas de mal ; vous me ferez obtenirla permission de le voir ?

– Ton mari ne m’occupe pas, réponditMme Defarge ; ce n’est pas à lui que je pense,c’est à la fille de ton père.

– Dans ce cas-là, soyez bonne pour lui àcause de moi, à cause de mon enfant. Elle croise les mains pourvous supplier d’être généreuse. Ô mon Dieu ! vous le voyez,nous avons plus peur de vous que des autres. »

La citoyenne reçut cet aveu comme uncompliment, et se tourna vers son mari ; Defarge, qui serongeait l’ongle du pouce avec malaise, prit une physionomie plussévère sous le regard de sa femme.

« Qu’est-ce que te dit le prisonnier dansce billet ? demanda Mme Defarge à Lucie ;ne parle-t-il pas d’influence ?

– Il dit que mon père en a beaucoup,répliqua la jeune femme en tirant le billet de sa poitrine et enattachant sur la tricoteuse ses beaux yeux pleins d’effroi.

– Ton père le fera relâcher, ditMme Defarge d’un air indifférent.

– Je vous en conjure, madame, s’écriaLucie avec ferveur, ayez pitié de nous ; n’exercez pas votrepouvoir contre mon pauvre mari ; il est innocent, je vousassure ; faites qu’on me le rende ; vous êtes ma sœur, envotre qualité de femme : ayez pitié d’une épouse et d’unemère ! »

Après avoir regardé froidement la suppliante,Mme Defarge se tourna vers la Vengeance, et d’unevoix glaciale :

« On n’a jamais tenu compte, dit-elle,des épouses et des mères que nous avons connues, nous autres. Onleur a souvent arraché leurs pères et leurs maris pour les jeter enprison. Depuis que nous sommes au monde, nous avons vu souffrir nossœurs dans leur personne et dans celle de leurs enfants :subir le froid, la faim, la soif, l’oppression, toutes les misères,tous les mépris.

– Pas vu autre chose, dit tranquillementla Vengeance.

– Après cela, je te le demande, repritMme Defarge en s’adressant à Lucie, est-il probableque le chagrin d’une épouse et d’une mère puisse noustoucher ? »

Elle reprit son tricot et sortit accompagnéede la Vengeance. Ce fut M. Defarge qui se retira le dernier etqui ferma la porte.

« Du courage, mon enfant, ditM. Lorry en relevant la jeune femme, du courage ! tout vabien ; quelle différence avec le sort de tant de pauvrescréatures ! Allons, chère fille, allons, vous devez êtrereconnaissante envers la Providence.

– Je le sais, je ne suis pas ingrateenvers elle ; mais cette femme a jeté sur moi une ombre quiobscurcit l’avenir et m’empêche d’espérer.

– Eh bien ! reprit le gentleman, quesignifie ce découragement dans notre brave petit cœur ? Uneombre, chère Lucie, n’a pas de substance, par conséquent, n’estpoint à craindre. »

Malgré tout ce qu’il pouvait dire, les Defargeavaient répandu leur ombre sur lui, et au fond de l’âme il en étaitsingulièrement troublé.

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