Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 3Les ombres de la nuit.

Chose étonnante, pour qui veut y réfléchir,que tous les hommes soient constitués de façon à être les uns pourles autres un mystère impénétrable. Lorsque j’entre dans une grandeville pendant la nuit, c’est pour moi une considération grave quede penser que chacune de ces maisons groupées dans l’ombre a dessecrets qui lui appartiennent ; que chacune des chambresqu’elles renferment a son propre secret, et que chacun des cœursqui battent dans ces milliers de poitrines est un secret pour lecœur qui lui est le plus cher et le plus proche !

Il y a dans ce mystère quelque chose quiajoute à ce que la mort a de terrible et de poignant. Je ne pourraiplus tourner le feuillet de ce livre aimé que j’espérais vainementlire jusqu’au bout. Je ne sonderai plus du regard cette eauprofonde où, à la lueur des éclairs, j’ai aperçu un trésor. Ilétait écrit que le livre se fermerait pour toujours, aussitôt quej’en aurais déchiffré la première feuille. Il était dit que l’onde,où je plongeais mes yeux avides, se couvrirait d’une glaceéternelle, au moment où la lumière se jouait à sa surface, et queje resterais sur le rivage, dans mon ignorance des richesses quis’y trouvaient contenues.

Mon voisin, mon ami est mort ; celle quej’aimais, qui était la joie et le bonheur de mon âme, a cessé devivre. C’est l’inexorable continuité du secret qui fut toujours aufond de leur âme, comme il en est un en moi que j’emporterai dansla tombe. Y a-t-il, dans les cimetières de cette cité que jetraverse, un dormeur plus impénétrable que ne le sont, pour moi,dans leur for intérieur, les habitants affairés de ses rues lesplus vivantes, ou que moi-même je ne le suis pour euxtous ?

Le pauvre messager de Tellsone avait à cetégard, en sa qualité d’homme, exactement la même puissance que leroi, le premier ministre de l’État, ou le plus riche marchand de lacapitale. Ainsi des trois voyageurs enfermés dans la malle-poste deDouvres ; chacun était pour les deux autres un mystère aussicomplet que s’il avait été dans son carrosse à quatre ou à sixchevaux, et que le territoire d’un ou deux comtés l’eût séparé deson voisin.

L’émissaire de la banque trottinait du côté deLondres ; il s’arrêtait presque à chaque taverne, mais il setenait à l’écart, ne disait rien, et portait son chapeau enfoncéjusqu’aux sourcils. Les yeux du pauvre homme se trouvaient, dureste, parfaitement en rapport avec ces mesures de prudence ;noirs à la surface, mais sans profondeur aucune, ils serapprochaient l’un de l’autre, comme s’ils avaient craint, en seséparant, d’être surpris, chacun de son côté, dans quelque besognecompromettante. Les regards qu’ils jetaient sous les bordsretroussés d’un vieux chapeau, ressemblant à un crachoir à troiscornes, et par-dessus l’immense cache-nez, qui de la paupièredescendait jusqu’aux genoux, avait une expression sinistre.Voulait-il boire, l’émissaire de Tellsone se découvrait la bouche,y versait la liqueur qu’il tenait de la main droite, et laissaitretomber l’immense cache-nez dès que l’opération était faite.

« Non, Jerry, non, se disait-il pendantqu’il trottinait sur la route, en ruminant la réponse qu’ilrapportait à ces messieurs. Non, Jerry, ce ne serait pas tonaffaire. Ressuscité ! Corps de mon âme ! jesuppose, Dieu me pardonne ! que le gentleman avaitbu ! »

Cette réponse lui causait de tellesperplexités, qu’à diverses reprises il avait ôté son chapeau pourse gratter la tête. Excepté sur le sommet du crâne, où il étaitmisérablement chauve, le messager de Tellsone avait des cheveuxnoirs et roides, inégalement répartis, et vaguant dans toutes lesdirections, depuis la base de l’occiput jusque, pour ainsi dire, àl’origine d’un nez large et camard. Ces cheveux hérissésrappelaient tellement les broussailles de fer qui garnissaient lacrête de certains murs, que les plus habiles sauteurs n’auraientpas accepté notre homme au cheval fondu, en raison de cettechevelure menaçante.

Tandis qu’il revenait à Londres, rapportant lemessage qu’il devait délivrer au watchman[1] établi à laporte de Tellsone, afin que celui-ci pût, à son tour, letransmettre à qui de droit, les ombres de la nuit formaient à sesyeux des contours bizarres, suscités par le message dont il étaitporteur ; et à ceux de la vieille jument certaines formes quinaissaient des inquiétudes de la pauvre bête, inquiétudesnombreuses, si l’on en juge par les écarts que faisait la maigrehaquenée pour s’éloigner des fantômes qu’elle voyait sur laroute.

La malle-poste de Douvres, pendant cetemps-là, roulait pesamment, grinçait, tintait, raclait, bondissaitet cahotait les trois individus mystérieux que renfermait sonintérieur. Il est probable que les ombres de la nuit se révélaientà ces messieurs, ainsi qu’à l’émissaire et à sa bête, sous la formeque leurs suggéraient leurs préoccupations, et leurs paupièresgonflées par le sommeil.

Parmi celles qui hantaient la malle-poste deDouvres était la maison Tellsone. M. Lorry, un bras dans lacourroie qui l’empêchait de tomber sur son voisin, et le retenait àsa place quand la voiture faisait un bond trop fort, se penchait enavant et balançait la tête, les yeux à demi fermés ; bientôtles lanternes, qui scintillaient obscurément à travers les vitresbrumeuses, le corps massif du voyageur qui était en face de lui, setransformèrent en maison de banque et firent un nombre prodigieuxd’affaires. Le tintement des harnais fut le cliquetis desécus ; et, en moins de cinq minutes il fut payé plus de bonset de lettres de change que Tellsone et Cie, malgré leurs immensesrelations, n’en payaient en un jour. Puis les caveaux de la Banque,remplis de valeurs et de secrets importants, s’ouvrirent devantM. Lorry, qui les parcourut, tenant d’une main une chandellefumeuse, de l’autre un paquet d’énormes clefs, et qui les trouvaprécisément dans le même état qu’à sa dernière inspection.

Mais, bien qu’il fût toujours chez Tellsone,et qu’il n’eût pas quitté la voiture, dont il sentait vaguement laprésence, comme on a le souvenir d’une plaie couverte d’opium, ilne cessa pendant toute la nuit d’être sous l’impression de cetteidée qu’il allait à Paris pour déterrer un mort et le sortir dutombeau.

Parmi cette multitude de faces livides quisurgissaient devant lui, quelle était celle du revenant qu’ilallait déterrer ?

Rien ne le lui indiquait. Tous ces visagesétaient celui d’un homme de quarante-cinq ans, et ne différaiententre eux que par les passions qu’ils exprimaient, et par l’aspectplus ou moins effrayant de leur masque décharné. L’orgueil, lemépris, la colère, le soupçon, l’entêtement, la stupidité, lafaiblesse et le désespoir passaient devant ses yeux tour à tour,ainsi qu’une variété de joues osseuses, de teints cadavéreux, demains amaigries, de squelettes desséchés. Mais au fond, c’étaittoujours la même figure, la même tête prématurément blanchie.

Pour la centième fois, notre voyageur adressaau spectre la question suivante :

« Combien y a-t-il que vous êtesenterré ?

– Bientôt dix-huit ans ! répondit lespectre, qui cent fois lui avait dit la même chose.

– N’aviez-vous pas renoncé à l’espérancede revoir le jour ?

– Depuis longtemps.

– Vous savez que vous êtes rappelé à lavie ?

– On m’en a prévenu.

– Êtes-vous content de revivre ?

– Je ne sais pas.

– Faut-il que je vous l’amène, ouviendrez-vous la chercher ? »

À cette question, les réponses étaientcontradictoires ; parfois le spectre murmurait d’une voixbrisée :

« Il faut attendre ; sa présence metuerait, si vous l’ameniez trop tôt. »

Parfois il disait avec amour et en fondant enlarmes :

« Conduisez-moi près d’elle. »

Ou bien il s’écriait d’un air égaré :

« Que voulez-vous dire ? je neconnais personne, et je ne vous comprends pas. »

Après ce dialogue imaginaire, M. Lorry,toujours en pensée, creusait, creusait, creusait, tantôt avec unebêche, tantôt avec une grosse clef, tantôt avec ses ongles, pourdélivre le malheureux qu’il devait rendre au jour. Le spectrefinissait par être tiré de sa fosse, la figure et les cheveuxremplis de terre sépulcrale, et retombait tout à coup, ne laissantqu’un peu de cendres à la place qu’il occupait.

Le gentleman se réveillait en sursaut, etbaissait la glace, afin de se replonger dans la réalité, en sentantla pluie et le brouillard lui mouiller le front et les joues.

Mais les yeux ouverts, regardant tour à tourle ciel brumeux, la lueur mouvante qui s’échappait des lanternes,la haie dont le chemin était bordé, M. Lorry voyait au dehorsles mêmes formes que celles dont il était assailli à l’intérieur.La maison Tellsone, les affaires du jour précédent, les caveaux dela Banque et leurs mystères, le billet qu’il avait reçu, la réponsequ’il avait faite à Jerry : tout cela était dans lebrouillard ; et du milieu de ces images, à la fois confuses etd’une incroyable réalité, s’élevait un spectre livide qu’ilinterrogeait de nouveau :

« Combien y a-t-il que vous êtesenterré ?

– Bientôt dix-huit ans.

– Êtes-vous satisfait derevivre ?

– Je ne sais pas. »

Et il creusait, creusait, creusait encore,jusqu’à ce qu’un voyageur, faisant un mouvement d’impatience, luidit sèchement de fermer la glace.

Il remettait son bras dans la courroie, sedemandait quels pouvaient être ses compagnons de voyage ; et,de conjecture en conjecture, il en arrivait à retrouver dans lesdeux masses endormies la maison de banque, le spectre aux yeuxcaves, et se reprenait à dire :

« Combien y a-t-il que vous êtesenterré ?

– Bientôt dix-huit ans.

– N’aviez-vous pas renoncé à l’espérancede revoir le jour ?

– Depuis longtemps. »

Ces derniers mots vibraient encore à sonoreille, aussi distinctement que les paroles les plus nettes qu’onlui eût jamais dites, lorsqu’il s’éveilla tout à coup et vits’enfuir les ombres de la nuit, que chassait la venue du jour.

Il mit la tête à la portière et dirigea sesregards vers le soleil levant. Un sillon, où le laboureur avaitlaissé la charrue, frappa ses yeux ; plus loin on voyait unjeune bois, dont les branches avaient conservé de nombreusesfeuilles d’un rouge vif et d’un jaune d’or. La terre était humideet froide ; mais le ciel était pur, et le soleil répandaitpartout sa lumière féconde et brillante.

« Dix-huit ans ! murmuraM. Lorry, en contemplant le soleil. Ô divin créateur dujour ! être enterré vivant pendant dix-huitannées ! »

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