Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 8Partie de cartes.

Sans se douter du nouveau malheur qui venaitde frapper ceux qu’elle aimait, miss Pross longea les rues étroitesqui conduisaient à la Seine, et traversa le Pont-Neuf, en seremémorant les achats indispensables qu’elle avait à faire. Jerrymarchait à côté d’elle, son panier à la main ; tous les deuxregardaient à droite et à gauche dans les boutiques, et avisantd’un coup d’œil les individus arrêtés çà et là, se détournaientpour éviter les groupes où on parlait avec animation. Le froidétait rude ; et sur la rivière embrumée, des clartésfulgurantes, des bruits retentissants indiquaient la station desbateaux où l’on fabriquait des fusils pour les armées de laRépublique. Malheur à quiconque essayait de trahir ces armées, oudont le mérite ne répondait pas au grade qu’il y occupait ;mieux aurait valu, pour lui, mourir avant l’âge de la barbe, car laguillotine l’avait bientôt rasé.

Après avoir fait diverses emplettes chezl’épicier, miss Pross se rappela qu’il lui fallait du vin ;elle continua sa route, et plongeant un regard dans tous lescabarets, elle s’arrêta à l’enseigne de Brutus, le bon républicain,situé à deux pas du palais National (redevenu les Tuileries, commeon l’appelait avant). Une tranquillité relative régnait dans cecabaret ; et bien qu’on y aperçût le bonnet patriotique,l’intérieur en était moins rouge que celui des autres buvettes quela gouvernante avait trouvées sur son passage. Ayant sondé Jerry,qui se trouva de son opinion, miss Pross, suivie de son chevalier,entra donc à l’enseigne de Brutus, le bon républicain.

Sans faire attention aux quinquets fumeux, auxgens qui, la pipe à la bouche et le bonnet sur la tête, jouaientavec des cartes sales ou des dominos jaunes, à l’ouvrier qui, lesbras nus, la poitrine découverte, la figure noircie, lisait touthaut le journal, sans regarder ceux qui l’écoutaient, ni les armesque portaient les buveurs, ou qui s’appuyaient aux murailles ;sans voir les deux ou trois hommes qui, étendus sur le carreau, etvêtus de la veste noire et à longs poils, qui était alors enfaveur, ressemblaient à de gros barbets endormis, nos deux chalandsd’outre-Manche s’approchèrent du comptoir et indiquèrent ce dontils avaient besoin.

Tandis qu’on emplissait leurs bouteilles, unhomme assis devant une table, à l’autre bout de la salle, dit adieuau camarade avec lequel il avait bu, et se dirigea vers laporte ; pour sortir, il lui fallait passer près du comptoir,et lorsqu’il y fut arrivé, miss Pross joignit les mains et jeta uncri perçant.

Tous ceux qui étaient là furent debout àl’instant même : quelqu’un, supposait-on, venait d’êtreassassiné ; mais au lieu d’une victime étendue sur le carreau,on vit un homme et une femme qui, debout vis-à-vis l’un de l’autre,se regardaient avec surprise. L’homme avait l’extérieur d’unexcellent patriote ; quant à la femme, on ne pouvait s’yméprendre : c’était bien une Anglaise.

Les paroles véhémentes que le désappointementinspira aux disciples de Brutus, auraient été de l’hébreu pour missPross et pour son cavalier, alors même qu’ils y auraient prêtél’oreille ; mais ils n’entendaient et ne voyaient rien ni l’unni l’autre ; car la stupéfaction de M. Cruncher n’étaitpas moins complète que celle de la gouvernante.

« Qu’avez-vous ? dit en anglais et àvoix basse l’homme qui causait leur étonnement.

– Cher Salomon ! s’écria miss Prossen joignant les deux mains, après être restée si longtemps sansavoir de tes nouvelles, et c’est ici que je te retrouve !

– Voulez-vous donc ma mort ? ditl’homme avec terreur.

– Frère ! reprit la vieille fille enfondant en larmes, ai-je mérité que tu me fasses une pareillequestion ?

– Retenez au moins votre langue ; sivous avez quelque chose à me dire, sortons ; vous me parlerezdehors. Quel est cet homme ? »

Miss Pross, hochant la tête et regardant sonfrère avec amour, répondit que c’était M. Cruncher.

« Qu’il sorte avec nous, ditSalomon ; comme il me regarde ! est-ce qu’il me prendpour un revenant ? »

La chose était possible ; toujours Jerryn’en dit rien ; et la gouvernante explorant les profondeurs deson sac, finit par rencontrer sa bourse et paya le vin qu’onremettait à M. Cruncher. Salomon, pendant ce temps-là, donnaità l’assemblée quelques mots d’explication qui parurent lasatisfaire. Chacun se remit à sa place, et reprit le jeu quil’occupait auparavant.

« Maintenant que me voulez-vous ?demanda Salomon en s’arrêtant au coin de la rue.

– Qu’il est dur, s’écria miss Pross, derecevoir un pareil accueil d’un frère que j’ai toujours tantaimé !

– Que diable !… répliqua Salomon enappuyant ses lèvres sur la figure de sa sœur. Là ! êtes-vouscontente ? »

Miss Pross secoua la tête et continua depleurer tout bas.

« Si vous croyez m’avoir surpris tout àl’heure, vous vous trompez, dit le frère ; je savais que vousétiez à Paris ; je connais presque tous les habitants de cetteville ; et si vous n’avez pas l’intention de causer ma mort,comme je serais tenté de le croire, passez votre chemin, faites vosaffaires, et laissez-moi m’occuper des miennes ; je n’ai pasde temps à perdre ; je suis fonctionnaire public.

– Mon propre frère ! gémit lavieille fille en levant au ciel des yeux pleins de larmes ;Salomon, qui pouvait rendre les services les plus éminents à sonpays natal, prendre des fonctions chez un peuple étranger ; etquel peuple encore ! J’aimerais presque autant le voir couchédans la…

– Je le disais bien, interrompitSalomon ; elle veut ma mort ! elle va me rendre suspect,au moment où je commençais à faire mon chemin.

– Le ciel m’en préserve ! s’écriamiss Pross. Je préfèrerais ne plus te revoir de ma vie, cherSalomon, et Dieu sait combien j’en souffrirais ! Dis-moiseulement une parole affectueuse ; dis que tu n’es pas fâché,que tu n’as rien contre moi, et je pars de suite. »

Excellente fille ! comme si elle avaitmérité la froideur de son frère ! comme si on n’avait pas suqu’un jour, il y avait de cela quelques années, ce précieuxgarnement avait quitté sa sœur après lui avoir dépensé toutl’argent qu’elle avait !

Néanmoins, il octroya le mot affectueux quesollicitait la vieille fille, et il achevait de le dire, avec l’airde protection et de condescendance qu’il aurait pris si les rôlesavaient été changés (ce qui arrive toujours ici-bas), lorsqueM. Cruncher, le touchant à l’épaule, lui adressa d’un tonrauque cette question imprévue :

« Puis-je vous demander si on vousappelle John Salomon ou bien Salomon John ? »

Le fonctionnaire se retourna vivement etregarda l’Anglais avec défiance.

« Allons, reprit l’interlocuteur, un peude franchise. Elle vous appelle Salomon, et le fait à bon escient,puisque vous êtes son frère ; moi je vous connais sous le nomde John ; lequel des deux précède l’autre ? Quant à celuide Pross, vous ne le portiez même pas à Londres.

– Je ne vous comprends pas ; quevoulez-vous dire ?

– Vous me comprenez à merveille ; etvous l’avoueriez immédiatement si je pouvais me souvenir du nom quevous aviez en Angleterre.

– Ah ! bah ! dit John enricanant.

– C’était un nom de deux syllabes.

– Vous croyez !

– Oui ; celui de votre camarade n’enavait qu’une. Je vous connais : vous serviez d’espion et defaux témoin à la cour d’assises. Au nom de l’esprit de mensonge,votre père, comment diable vous appelait-on alors ?

– Barsad, dit un quatrième individu.

– Positivement ! s’écriaJerry ; c’est bien le nom que je cherchais. »

C’était M. Cartone qui l’avait prononcé.Les mains sous la redingote et croisées derrière le dos, il setenait à côté de Jerry, avec autant de nonchalance qu’il en avait àOld-Bailey.

« Ne vous effrayez pas, miss Pross ;je suis arrivé hier au soir, à la grande surprise deM. Lorry ; et nous avons arrêté ensemble que je ne meprésenterais nulle part, à moins que cela ne soit indispensable. Sidonc je me suis approché de vous, c’est parce que j’ai besoin decauser avec votre frère. Je regrette, miss Pross, qu’il n’aitd’autre emploi que celui de mouton à l’égard descaptifs. »

On désignait ainsi, et le terme en est resté,les individus qui, à cette époque, étaient chargés de l’espionnagedes prisons. John Barsad devint livide et demanda comment onosait…

« Le hasard m’a fait tomber sur vous, ily a une heure, lui dit Cartone, au moment où vous sortiez de laConciergerie, dont je regardais les murailles. J’ai la mémoire desfigures, et vous en avez une qu’il est facile de reconnaître.Curieux d’apprendre quels étaient vos rapports avec la geôlefrançaise, je vous ai suivi dans ce cabaret ; en m’asseyantderrière vous, j’ai pu induire de vos paroles et des louanges quivous étaient données, quelle est la nature de vos fonctions. Cettedécouverte a fait peu à peu, d’une idée que j’avais conçuevaguement, un projet bien arrêté, monsieur Barsad.

– Lequel ? demanda l’espion.

– Il serait dangereux de vous l’expliquerici ; me feriez-vous la grâce de m’accompagner dans un endroitplus sûr, à la banque Tellsone, par exemple ?

– Sous menace de ?…

– Qui vous parle de menace ?

– Pourquoi irais-je, si rien ne m’yforce ?

– Je ne sais pas trop si vous pourriezvous en dispenser.

– Vous en savez plus que vous n’en voulezdire, retourna l’espion d’un air inquiet.

– Vous avez l’esprit pénétrant, monsieurBarsad : je sais en effet beaucoup de choses. »

L’indolence de Cartone le servit puissammentdans cette occasion, eu égard au dessein qu’il nourrissait, et àl’homme auquel il avait affaire ; il s’en aperçut et ne manquapas d’en profiter.

« Je savais bien, dit l’espion enregardant sa sœur, que vous me mettriez dans l’embarras ; sil’affaire tourne mal, je ne m’en prendrai qu’à vous.

– Monsieur Barsad, reprit Cartone, nesoyez pas ingrat ; sans le respect que j’ai pour miss Pross,je vous aurais mené plus rondement, et vous sauriez déjà laproposition que j’ai à vous faire. Venez-vous à laBanque ?

– Oui ; je veux savoir ce que vousavez à me dire.

– Reconduisons d’abord votre sœur au coinde la rue qu’elle habite ! Miss Pross, acceptez monbras : par le temps qui court il pourrait être dangereux devous laisser partir seule ; car M. Cruncher, connaissantM. Barsad, il est important que je l’emmène avecmoi. »

Miss Pross se rappela jusqu’à la fin de sa viequ’au moment où elle croisa les mains sur le bras qui lui étaitoffert, et où elle regarda M. Cartone en l’implorant pourl’indigne Salomon, elle vit dans les yeux, dont elle cherchait leregard, une fermeté, un enthousiasme qui démentaient l’insouciancehabituelle de l’avocat, et le transformaient complètement ;mais elle était alors trop occupée de son frère pour s’arrêter àcette observation.

Arrivés au coin de la rue du docteur, lestrois individus qui accompagnaient miss Pross la quittèrent, et serendirent à la maison Tellsone, qui se trouvait à peu dedistance.

M. Lorry venait de sortir de table etregardait le feu clair et vif qui pétillait dans l’âtre ;peut-être y cherchait-il le portrait de cet agent de Tellsone, quijadis avait posé devant le brasier de l’hôtel du Royal Georges. Iltourna la tête lorsqu’on ouvrit la porte, et manifesta quelquesurprise en voyant un étranger.

« Le frère de miss Pross, John Barsad,dit Cartone.

– Barsad ! répéta le vieuxgentleman, Barsad ! J’ai un vague souvenir d’avoir entendu cenom-là, et les traits de monsieur ne me sont pas inconnus.

– Je vous disais bien que vous aviez unefigure qu’on n’oublie pas, reprit froidement Cartone ;asseyez-vous, John Barsad. »

Et prenant lui-même une chaise, il ajouta d’unair sévère : « A figuré comme témoin dans le procès dehaute trahison. » M. Lorry se le rappela immédiatement,et regarda le faux témoin avec une répugnance non déguisée.

« Miss Pross a retrouvé dansM. Barsad le frère dont vous lui avez entendu parler avec tantd’affection, et lui-même a reconnu cette parenté, ditCartone ; mais passons à de plus tristes nouvelles :Darnay est arrêté de nouveau.

– Que me dites-vous là ! s’écria legentleman frappé de consternation. Je l’ai quitté il n’y a pas deuxheures ; il était parfaitement libre, exempt de touteinquiétude, et j’allais partir pour me rendre chez lui.

– Il n’en est pas moins arrêté. Quandl’arrestation a-t-elle eu lieur, monsieur Barsad ?

– À l’instant même.

– John Barsad est à cet égard uneexcellente autorité, dit Sydney ; c’est par lui que j’ai su lefait ; il le communiquait à l’un de ses confrères avec lequelil buvait bouteille. « J’ai laissé, disait-il, les quatrehommes qui sont chargés de l’arrêter à la porte même de la maisonqu’il habite, et j’ai vu la porte s’ouvrir. » Il n’y a doncpas à révoquer la chose en doute. »

L’œil pratique de M. Lorry vit dans lafigure de Sydney qu’il était inutile d’insister sur ce point, etque l’arrestation était incontestable. Bouleversé par ce qu’ilapprenait, mais sentant qu’il avait besoin de tout son sang-froid,l’excellent vieillard domina son émotion, et prêta une oreilleattentive aux paroles de Sydney.

« J’espère, reprit celui-ci, que le nomet l’influence du docteur produiront demain – n’avez-vous pas ditque c’était demain que l’affaire serait appelée, monsieurBarsad ?

– Je le suppose.

– J’espère que l’influence deM. Manette produira demain le même effet qu’aujourd’hui ;mais le contraire est possible. J’avoue même que je suis tourmentéde voir que le docteur n’a pas pu prévoir l’arrestation.

– Il est probable qu’il n’en savait rien,dit M. Lorry ; sans cela…

– Son ignorance est précisément ce quim’alarme ; je ne comprends pas qu’on ait agi à son insu dansune affaire qui lui est toute personnelle.

– C’est vrai, dit le gentleman qui portaune main tremblante à son menton, et ses yeux troublés sur lafigure de M. Cartone.

– Bref, nous sommes dans un temps où l’onne peut sauver son enjeu que par des coups désespérés, dit Sydney.Laissons au docteur les cartes gagnantes, je me réserve la partieperdue. La vie est tellement incertaine qu’elle n’a plus aucunevaleur ; ce soir vous êtes porté en triomphe, demain vous êtescondamné ; vous auriez perdu votre argent si vous vous étiezracheté la veille. Mon enjeu est l’existence d’un ami, et JohnBarsad est l’adversaire que je me propose de gagner.

– Il vous faudra beaucoup d’atouts,monsieur, répliqua l’espion.

– J’abats, et joue cartes surtable ; vous pouvez voir ce que j’ai en main. Monsieur Lorry,vous savez que je suis une brute : il me faudrait une liqueurforte. »

– On lui apporta de l’eau-de-vie, il enbut un verre, puis un second, et repoussa la bouteille d’un airpensif.

– Monsieur Barsad, reprit-il comme s’ilavait eu vraiment des cartes à la main, mouton parmi les détenus,émissaire des comités de la République, tantôt porte-clefs, tantôtcaptif, toujours délateur, d’autant plus estimé, comme espion,qu’un Anglais a moins de chance d’être séduit par quiconque yaurait intérêt ; mais a caché son véritable nom à ceux quil’occupent : ceci est une bonne carte. M. Barsadmaintenant au service de la République française, était autrefoisl’âme damnée du gouvernement aristocratique de l’Angleterre, ennemide la France et de la liberté : ceci est une carteexcellente ; d’où il est facile de prouver, clair comme lejour, aux gardiens vigilants du salut de la nation, que le dit JohnBarsad, toujours payé par le gouvernement anglais, est un espion dePitt, traître à la République française, et l’agent de tous lesmaux dont on parle sans en connaître la cause : c’est un atoutqui à lui seul vaut tous les autres. Avez-vous bien suivi mon jeu,monsieur Barsad ?

– Où voulez-vous en venir ? demandal’espion avec inquiétude.

– Vous allez voir, reprit Sydney. Je jouemon as : dénonciation de John Barsad au comité le plus voisin.Que mettez-vous sur ma carte ? Examinez votre jeu, monsieurBarsad. »

Il se versa un troisième verre d’eau-de-vie,qu’il avala d’un trait. L’espion eut peur que, s’étant grisé, il nese rendit immédiatement à la section voisine. Cartone s’en aperçut,et se versant un autre verre, dit après l’avoir vidé :

« Regardez vos cartes, monsieurBarsad ; et surtout ne vous pressez pas. »

C’était un pauvre jeu, plus pauvre que ne lesoupçonnait Cartone ; Barsad y voyait de fausses cartes dontson adversaire n’avait pas connaissance. Destitué des honorablesfonctions qu’il occupait à Londres, pour avoir eu trop d’échecs enmatière de faux témoignage (les motifs que la Grande-Bretagne a deproclamer la supériorité de ses espions sont de fraîche date), ilavait passé le détroit, et pris du service en France. Employéd’abord auprès de ses compatriotes, il était devenu graduellementespion et agent provocateur auprès des indigènes. Il se rappelaitque le gouvernement déchu l’avait attaché au faubourgSaint-Antoine, et l’avait envoyé chez les Defarge ; que lapolice lui avait fourni des renseignements sur le docteur Manette,afin qu’il pût gagner la confiance du marchand de vin et de safemme ; qu’il avait essayé de faire parlerMme Defarge, et avait échoué dans son entreprise.Il avait toujours tremblé en se rappelant que cette femmeimplacable n’avait pas cessé de tricoter en sa présence, et l’avaitregardé d’un air sinistre. Depuis lors il l’avait vue mainte etmainte fois déployer son tricot à la section Saint-Antoine, et liredans ses mailles l’accusation d’individus voués à la guillotine. Ilsavait, comme tous ses pareils, que la fuite lui était impossible,qu’il était lié à l’échafaud, et qu’en dépit de son dévouement aunouveau régime, il suffirait d’une parole pour faire tomber satête. Une fois dénoncé, il voyait Mme Defarge, dontle caractère lui était si connu, déplier son fatal registre, et luiporter le dernier coup. Tous les espions sont facilementterrifiés ; mais il faut convenir qu’il y avait dans lescartes de Barsad une séquence assez noire pour motiver l’effroi decelui qui l’avait en main.

« Vous ne paraissez pas content de votrejeu, reprit Sydney avec le plus grand calme.

– Gentleman, dit l’espion en se tournantvers M. Lorry d’un air vil et rampant, je fais appel à votreâge, à votre esprit généreux, pour vous supplier de demander à cejeune homme, qui vous écoutera, j’en suis sûr, s’il croit pouvoirjouer l’as dont il parlait tout à l’heure. Je suis un espion, jel’avoue, et je conviens que c’est un emploi peu honorable – il fautcependant qu’il soit tenu par quelqu’un – mais ce gentleman a tropd’honneur pour faire un pareil métier.

– John Barsad, dit Cartone, qui sechargea de la réponse et qui tira sa montre, je joue mon as danscinq minutes, et le fais sans scrupule.

– J’aurais espéré, messieurs, repritBarsad en s’efforçant d’entraîner le vieux gentleman dans ladiscussion, que par égard pour ma sœur…

– Je ne peux pas mieux lui prouverl’intérêt qu’elle m’inspire, que de la délivrer de son frère,interrompit Sydney.

– Vous ne le pensez pas,monsieur ?

– J’y suis bien décidé. »

L’espion, dont l’humble douceur contrastaitvivement avec le costume qu’il portait, et sans doute avec sesmanières habituelles, fut tellement déconcerté par le sérieux deson adversaire, qu’il balbutia deux ou trois mots inintelligibleset n’acheva pas sa phrase.

« Je retrouve une carte à laquelle je nepensais pas, dit Sydney après un instant de silence : cemouton, qui se vantait de pâturer en province et qui buvait avecvous, qui était-ce ?

– Un Français ; vous ne leconnaissez pas, dit vivement Barsad.

– Un Français ? répéta Cartone d’unair rêveur.

– Je l’affirme ; toutefois cela n’apas d’importance.

– Probablement, continua Sydney d’un tonmachinal ; cependant je connais cette figure-là.

– Je ne crois pas ; je suis même sûrdu contraire, cela ne peut pas être, se hâta de dire l’espion.

– Cela ne peut pas être ? murmuraCartone en remplissant son verre ; cela ne peut pas être… ilparle bien français ; mais de l’accent.

– C’est un provincial.

– Un étranger, s’écria Cartone enfrappant sur la table ; c’est Cly ; je me le rappelle, ilétait avec vous à Old-Bailey.

– Vous avez parlé trop vite, monsieur,dit Barsad avec un sourire qui augmenta l’obliquité de son nezaquilin, vous venez de commettre une erreur, tout à mon bénéfice.Roger Cly, mon ancien camarade, est mort depuis douze ou quinzeans, et fut enterré à Londres, dans le cimetière de Saint-Pancracedes Champs. J’ai reçu son dernier soupir, et je l’aurais conduit àsa dernière demeure, sans l’espèce d’émeute que fit la populace àpropos de ces funérailles ; mais je l’ai moi-même déposé dansle cercueil. »

De l’endroit où il se trouvait, M. Lorryaperçut une ombre fantastique se dessiner sur le mur ; ilchercha qu’elle pouvait en être la cause, et découvrit qu’elleprovenait du hérissement instantané des cheveux deM. Cruncher.

« Permettez-moi de vous donner la preuvede ce que j’avance, poursuivit l’espion. Je puis vous démontrerl’erreur où vous êtes, en vous mettant sous les yeux un certificatde l’enterrement de Roger Cly, pièce qui, par hasard, est dans monportefeuille ; la voilà précisément ; veuillez y jeterles yeux, elle est en règle, et dûment légalisée. »

Le gentleman vit grandir l’ombre qui était surla muraille, et apparaître M. Cruncher, qui s’approcha sanstoutefois être aperçu de Barsad ; puis frappant tout à coupl’épaule de l’espion :

« C’est vous, mon maître, lui dit-il d’unair sombre, qui avez déposé Roger Cly dans le cercueil ?

– Oui, c’est moi.

– Qui donc l’en a retiré ?

– Que voulez-vous dire ? bégayaBarsad en se renversant sur sa chaise.

– Qu’il n’a jamais été dans la fosse,répondit Cruncher de plus en plus lugubre. Je veux être pendu si jemens. »

L’espion regarda les deux gentlemen, qui tousdeux regardaient Jerry avec une surprise croissante.

« Ce sont des pavés et de la terre quevous avez mis dans le cercueil ; ne me soutenez pas quec’était le cadavre de Cly ; ce n’est pas vrai.

– Comment le savez-vous ?

– Peu vous importe, grommelaM. Cruncher. Il y a longtemps que je vous en veux pour cela.Ah ! c’est vous qui trompez d’honnêtes commerçants ! jevous étranglerais avec plaisir pour une demi-guinée. »

Sydney Cartone et le gentleman, fort étonnésde l’incident, prièrent M. Cruncher de s’expliquer.

« Une autre fois, répliqua Jerry d’un tonévasif ; l’époque où nous sommes ne convient pas auxexplications. Je dis tout simplement que Roger Cly n’était pas dansle cercueil où cet homme prétend l’avoir déposé. Qu’il ose dire lecontraire, ne fût-ce que par un signe, et je l’étrangle pour unedemi-guinée. » Jerry croyait assurément faire une offregénéreuse.

« Cela prouve une chose, repritSydney ; c’est que ma carte est bonne, monsieur Barsad, ilvous est impossible, au milieu de cette rage soupçonneuse quiremplit l’atmosphère, de survivre à ma dénonciation, lorsque jedémontrerai que vous êtes ici en rapport avec un autre agent dePitt, votre ancien camarade qui, pour mieux tromper son monde, afeint de mourir et de se faire enterrer. Accusation de complotcontre la République : c’est une excellente carte, une cartede guillotine. Jouez-vous, maître Barsad ?

– Non ! j’abandonne la partie ;notre métier est si mal vu de la populace, que j’ai failli êtrenoyé par la canaille, au moment où je quittais l’Angleterre ;et ce pauvre Cly n’aurait jamais pu partir, sans l’idée qu’il a euede commander ses funérailles. Mais que cet homme ait pu reconnaîtresa fraude, c’est pour moi une énigme que je ne sauraiscomprendre.

– Ne vous en donnez pas la peine,répliqua Jerry ; vous avez bien assez de vos affaires.Seulement pensez-y bien. »

Jerry ne put s’empêcher de donner une nouvellepreuve de sa libéralité, en offrant de nouveau de lui serrer lagorge pour cinq shillings.

L’espion se retourna et s’adressant àM. Cartone :

« Je n’ai pas de temps à perdre, dit-ild’un air plus résolu ; je suis de service, et il faut que jem’en aille. Si vous avez quelque chose à me proposer, parlesvite ! Ne me demandez rien qui se rapporte à mesfonctions ; ce serait mettre ma tête en péril, et j’aimeraismieux vous refuser net que de chercher à tromper la commune ;il y aurait encore moins de danger pour moi. Vous parlez de coup dedésespoir ; mais nous jouons tous un jeu désespéré. Songez-y,je peux moi-même vous dénoncer, jurer tout ce qu’on voudra, et vousperdre immédiatement. Qu’avez-vous à me demander ?

– Peu de chose ? vous êtesporte-clefs à la Conciergerie ?

– Je vous ai dit, une fois pour toutes,qu’une évasion est impossible, dit Barsad avec fermeté.

– Qui vous parle d’évasion !Êtes-vous porte-clefs à la Conciergerie ?

– Cela m’arrive quelquefois.

– Vous pouvez l’être quand vousvoulez ?

– J’ai mes entrées dans laprison. »

Sydney remplit son verre, et le vida lentementsur le foyer. Lorsqu’il en eut versé la dernière goutte, il se levaet dit à Barsad :

« Je vous ai fait venir ici, parce qu’ilétait important que j’eusse des témoins de la valeur de mes cartes.Passons maintenant dans la chambre qui est là, nous n’avons pasbesoin de lumière, et je vous ferai part de ce que j’ai à vousdire. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer