Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 9La tête de Méduse.

C’était un vaste bâtiment, aux proportionsmassives, que le château de M. le marquis ; un amas depierre devant lequel s’étendait une immense cour d’honneur,entourée de pierres de taille ; dans cette cour, deux grandsescaliers de pierre, se rejoignaient en fer à cheval, sur uneterrasse en pierre, où s’ouvrait la porte du château.

De la pierre partout ; des urnes, desbalustrades, des fleurs de pierre, des faces de lion, des têtesd’hommes et d’animaux dans tous les coins, et toujours en pierre.On eût dit que vers la fin du seizième siècle, au moment où l’onvenait de terminer l’édifice, la tête de Méduse y avait promené sonregard.

Précédé d’un flambeau, qui troublaitsuffisamment les ténèbres pour exciter les plaintes d’un hibou logésous le vieux toit d’une ancienne remise, le marquis monta lesgrandes marches qui conduisaient à la terrasse. L’air était d’uncalme si profond, qu’il n’agitait pas même la flamme portée devantMonseigneur, ni celle qui l’attendait à la porte du château.

Excepté la voix du hibou et le murmure d’unefontaine s’écoulant dans un bassin de pierre, aucun son ne sefaisait entendre ; c’était l’une de ces nuits ténébreuses quiretiennent leur souffle haletant, et poussent de loin en loin unsoupir, aussitôt réprimé.

La grande porte se referma bruyamment, etMonseigneur se trouva dans une grande salle garnie d’anciensépieux, de lourdes épées, de nombreux couteaux de chasse, et querendaient horrible à voir certaines cravaches pesantes, certainsfouets aux lanières de cuir dont maint paysan avait éprouvé lescoups, avant d’avoir été rejoindre la Mort, son uniquebienfaitrice.

Évitant les salons où il n’y avait pas delumière, le marquis se rendit au premier étage, franchit une portequi s’ouvrait dans un corridor et entra dans ses appartementsprivés : de grandes pièces étincelantes de dorure, ainsi que,dans un siècle et dans un pays de luxe, il convenait à la positionde Monseigneur.

Le style du temps de Louis XIV prédominaitdans le riche ameublement, diversifié toutefois par une quantitéd’objets précieux, dont l’origine se rattachait aux anciennes pagesde l’histoire de France.

Deux couverts étaient mis dans la dernièrepièce de cet appartement, petite rotonde occupant l’une destourelles, coiffées d’un éteignoir, qui se trouvaient suspenduesaux quatre angles du château. La fenêtre était ouverte, mais lespersiennes étaient fermées, et la nuit se révélait seulement parles raies noires qui alternaient avec les planchettes grises.

« On m’avait dit que mon neveu n’étaitpas arrivé, dit le marquis en jetant un coup d’œil sur latable.

– On l’attendait avec monseigneur.

– Il n’est pas probable qu’il vienne cesoir ; laissez néanmoins son couvert. Je serai prêt dans vingtminutes. »

À peine les vingt minutes étaient-ellesécoulées que Monseigneur s’asseyait devant un souper délicat etsomptueusement servi. Le potage venait d’être enlevé. M. lemarquis tenait à la main son verre de vin de Bordeaux, mais au lieude le porter à ses lèvres, il le reposa sur la table.

« Qu’est-ce qui vient de passer ?demanda-t-il, en regardant la fenêtre qui se trouvait en face delui.

– Où cela, monseigneur ?

– Dehors ; ouvrez lespersiennes.

– Je ne vois rien, monseigneur ; iln’y a dehors que la nuit et les arbres.

– C’est bon, fermez. »

Les persiennes furent closes, et Monseigneurcontinua son repas. Il était au rôti, lorsque de nouveau ils’arrêta le verre à la main, en entendant le bruit d’unevoiture.

« Demandez qui arrive, » dit-il.

C’était le neveu de M. le marquis. Ilavait fait tous ses efforts pour rejoindre le carrosse de sononcle, mais il n’avait pu atteindre la dernière poste qu’au momentoù M. le marquis arrivait au château.

Monseigneur, lui dit-on, le faisait prévenirque le souper était servi, et qu’il était attendu. L’instant aprèsle neveu du marquis entrait dans la petite pièce de la tourelle.Nous avons fait connaissance avec lui en Angleterre, où il portaitle nom de Charles Darnay.

M. le marquis le reçut avec grâce, maisne lui tendit pas la main.

« C’est hier que vous avez quitté Paris,monsieur ? demanda le jeune homme en se mettant à table.

– Hier matin. Et vous,monsieur ?

– Je suis venu directement.

– De Londres ?

– Oui, monsieur.

– Vous avez été bien long à venir, dit lemarquis en souriant.

– Au contraire, je ne me suis pas arrêtéune heure.

– Je ne parle pas du temps que vous avezpu mettre à faire le voyage, mais du peu d’empressement que vousavez mis à l’entreprendre.

– J’ai été retenu par… différentesaffaires, répondit le jeune homme avec hésitation.

– Je n’en doute pas, » répliqua lemarquis avec une grâce parfaite.

Ils ne dirent point autre chose, tant que ledomestique fut présent. Mais lorsqu’ils se retrouvèrent seuls aprèsqu’on leur eut servi le café, Charles leva les yeux sur son oncle,et entama la conversation.

« Je suis revenu, dit-il, ainsi que vousle devinez sans doute, avec l’intention de poursuivre le projet quim’a fait aller en Angleterre. La persistance que j’ai mise à toutcela m’a jeté dans un péril aussi grand qu’inattendu. Néanmoins jecontinuerai cette œuvre, qui pour moi est sacrée ; si elle meconduit à la mort, j’espère que le sentiment qui me l’inspire mesoutiendra jusqu’à la fin.

– Pourquoi dire à la mort ? c’estune exagération.

– En supposant que je n’aie pointexagéré, monsieur, je vous demande, si au moment fatal, vousm’auriez tendu la main pour me secourir. »

L’oncle protesta de son dévouement à son neveupar un geste plein de grâce, mais il était si évident que cetteprotestation n’était qu’une simple formule de politesse, qu’ellen’avait rien de rassurant.

« Je vais plus loin, poursuivit le jeunehomme : autant que j’ai pu le savoir, il paraîtrait que vousavez contribué à rendre suspectes les circonstances fâcheuses où jeme trouvais placé.

– Non, du tout, dit le marquis d’un airaimable.

– Quoi qu’il en soit, reprit le neveu enregardant son oncle avec méfiance, je sais que vous ferez toutvotre possible pour m’empêcher de réussir ; et vous n’avezjamais été scrupuleux quant au choix des moyens.

– Je vous ai prévenu depuis longtemps,répondit Monseigneur, dont les narines étaient frémissantes ;faites-moi la grâce de vous le rappeler, cher neveu.

– Je ne l’ai point oublié.

– Je vous en suisreconnaissant. »

La voix du marquis laissait dans l’air unevibration prolongée, comme celle d’un instrument harmonieux.

« Je crois, en effet, continua le jeunehomme, que c’est à ma bonne étoile, et plus encore à votre mauvaisefortune, que je dois de ne pas être enfermé dans quelque prisonfrançaise.

– Je ne vous comprends pas, dit l’oncleen sirotant son café, oserai-je vous demander un motd’explication ?

– Je veux dire que si vous n’étiez pas simal en cour, et si vous n’en aviez pas tant abusé, une lettre decachet m’aurait envoyé dans une forteresse quelconque pour un tempsindéfini.

– C’est possible, dit le marquis avec leplus grand calme ; j’aurais pu aller jusque-là pour sauverl’honneur de la famille ; je vous en fais bien mesexcuses.

– Il est fort heureux pour moi que laréception d’avant-hier ait été, comme toujours, d’une froideurexcessive, fit observer le jeune homme.

– Je ne suis pas sûr, mon cher ami, qu’onait à vous en féliciter, répondit l’oncle avec une exquisepolitesse ; les avantages de la solitude, l’occasion qui vouseût été fournie de réfléchir sérieusement, auraient pu influer survotre avenir d’une manière plus favorable que vous ne l’imaginez.Mais il est inutile de discuter à cet égard ; je suis, commevous dites, assez mal en cour. On n’accorde plus aujourd’hui qu’àl’intérêt et à l’importunité les instruments de correction quivenaient autrefois en aide aux familles pour affermir leur pouvoiret conserver leur honneur. Il y a tant de demandes, que le nombredes favorisés est relativement fort restreint. Ce n’était pas commecela jadis ; mais tout est changé en France. Nos ancêtresavaient droit de vie et de mort sur les manants des environs.Combien de ces rustres sont sortis de ce château pour êtrependus ! Il est à votre connaissance que dans la piècevoisine, qui est ma chambre à coucher, l’un de ces maroufles a étépoignardé pour l’insolente délicatesse dont il faisait parade àl’égard de sa fille. Sa fille ! Nous perdons chaque jour denos privilèges. Une nouvelle philosophie est à la mode ; etsoutenir son rang est aujourd’hui d’une difficulté réelle. Cela vamal, très-mal. »

Le marquis, en disant ces mots, puisa dans satabatière avec une suprême élégance, et hocha la tête d’un airinquiet, sans toutefois désespérer de la régénération d’un pays quiavait l’avantage de le posséder.

« Nous avons si bien soutenu le rang denotre famille depuis des siècles, dit le neveu d’une voix sourde,que je ne crois pas qu’il y ait en France de nom plus détesté quele nôtre.

– Je l’espère bien, réponditl’oncle : la haine que l’on porte aux grands est, de la partdu peuple, un hommage involontaire.

– Dans tout le voisinage, poursuivit lejeune homme sur le même ton, il n’y a pas un seul être qui ne meregarde avec la crainte et la bassesse d’un esclave.

– C’est un compliment à la famille, unéloge mérité par la manière dont elle a soutenu sagrandeur. »

Le marquis aspira lentement une nouvelle prisede tabac, et se croisa les jambes. Mais lorsque le jeune homme, lecoude appuyé sur la table, eut porté la main à son front, et s’enfut couvert les yeux, le regard fourbe et cruel de Monseigneurs’attacha sur lui avec une puissance de pénétration et de haine quidémentait singulièrement l’air dégagé du noble personnage.

« La compression est, dit-il, la seulephilosophie qui soit réelle et permanente, la crainte de l’esclaveest salutaire, mon ami ; et le fouet maintiendra nos chiensdans l’obéissance autant que dureront ces murs. »

Cela pouvait être moins long que le marquis nele supposait. Si on lui eût montré ce que son château seraitquelques années plus tard, il lui aurait été difficile d’enreconnaître les ruines, au milieu de tant d’autres que le fer et lefeu avaient faites.

« En attendant, continua le marquis, jeprendrai soin du repos et de l’honneur de la famille qui vousimportent si peu. Mais vous devez être las, et je craindraisd’augmenter votre fatigue en prolongeant cet entretien.

– Veuillez m’accorder quelquesminutes.

– Une heure si vous voulez.

– Nous avons fait le mal, reprit leneveu, et nous en subissons les conséquences.

– Nous avons fait le mal ? répéta lemarquis avec un sourire, et en se désignant après avoir montré lejeune homme.

– Je parle de notre famille, dontl’honneur nous préoccupe tous les deux, bien que d’une façontrès-différente. Même du vivant de mon père, nous avons eu tous lestorts imaginables, insultant et brisant tous ceux qui faisaientobstacle à nos plaisirs ; quel besoin ai-je de lerappeler ? cette vie a été la vôtre ; n’étiez-vous pas lefrère jumeau de mon père, son cohéritier des titres et des biens dela famille, celui qui profita de sa succession ?

– C’est la mort qui l’a voulu ! ditMonseigneur.

– Et qui m’a laissé désarmé, en face d’unsystème odieux, auquel je suis lié fatalement, dont je me trouveresponsable, et contre lequel je ne puis rien ; qui m’a laissécherchant sans cesse à exécuter la dernière volonté de ma mère, àobéir à son dernier regard, qui me suppliait d’avoir pitié et derendre justice. Oh ! quelle torture d’être sans pouvoir, et dene trouver nulle part l’assistance qu’on réclame !

– Si c’est à moi que vous la demandez,vous êtes bien certain de ne pas l’obtenir, mon cherneveu. »

M. le marquis, alors debout près de lacheminée, regarda le jeune homme d’un air froid et perfide, sous lecalme apparent de sa figure pâle ; et touchant de l’index lapoitrine de son neveu, comme si l’extrémité de son doigt fin etblanc eût été la pointe d’une épée menaçante.

« Mon ami, dit-il, je mourrai ensoutenant l’ordre des choses au milieu duquel j’ai vécu. »

Il appuya ces paroles d’une prise de tabacdécisive, et remit sa tabatière dans sa poche.

« Mieux vaudrait faire preuve de raison,et accepter la destinée que vous avez reçue du ciel continua lemarquis en agitant la sonnette ; mais si je comprends bien,vous êtes perdu sans ressource.

– Ce domaine est perdu pour moi, ainsique la France, murmura le jeune homme avec tristesse ; j’airenoncé à tous les deux.

– En avez-vous la faculté, monsieurCharles ? Que vous renonciez à la France, c’estpossible : mais à ce domaine, vous ne l’avez pas encore.

– Je le sais, monsieur ; j’aiseulement voulu dire que si demain il passait de vous à moi…

– J’ai la vanité de croire qu’il n’ensera pas ainsi.

– Remettons la chose à vingt ans.

– Vous me faites trop d’honneur, dit lemarquis ; mais je préfère cette supposition.

– J’abandonnerais cette propriété pouraller vivre ailleurs, et autrement qu’on n’y a vécu. Ce serait unfaible sacrifice après tout, que de quitter un endroit commecelui-ci, où tout est ruine et misère.

– Ah ! fit le marquis, en jetant lesyeux sur le luxe dont il était environné.

– Dans cette chambre, le regard estsatisfait, reprit le neveu ; mais, au fond, et à la clarté dujour, ce n’est qu’un amas croulant de désordres, d’extorsions, dedettes scandaleuses, de tyrannies révoltantes, soutenues par lafaim, la nudité et la maladie.

– Ah ! fit de nouveau le marquisavec indifférence.

– Si jamais ce domaine est à moi,poursuivit le jeune homme, je le confierai à des mains plus habilesque les miennes, pour que les enfants des malheureux qui habitentcette campagne, où ils ont tant souffert, aient plus tard moins demaux à supporter. Mais ce n’est pas moi qui rendrai cettejustice : cette terre est maudite comme la famille qui lapossède.

– Et vous ? demanda l’oncle,pardonnez-moi ma curiosité ; mais avec vos principes,avez-vous l’intention de vivre ?

– Je vivrai, monsieur, comme tantd’autres, comme beaucoup de gentilshommes pourront un jour y êtreforcés, je vivrai en travaillant.

– Sans doute en Angleterre ?

– Oui, monsieur, ne craignez rien ;l’honneur de la famille est sauf, du moins en France. »

Le tintement de la sonnette avait donnél’ordre d’éclairer la chambre du marquis. Monseigneur jeta les yeuxvers la porte qui ouvrait dans la pièce voisine, prêta l’oreille,et attendit pour reprendre la conversation que le valet se fûtéloigné.

« Il faut, dit-il, que l’Angleterre aitpour vous beaucoup de charmes, car la position que vous y occupezn’a, par elle-même, que fort peu d’avantages ; votreprospérité ne m’y paraît pas très-grande, ajouta-t-il ensouriant.

– C’est à vous que j’en suis redevable,je crois vous l’avoir déjà dit, monsieur. Du reste, je ne suis alléen Angleterre que pour y trouver un refuge, non pour m’yenrichir.

– L’Angleterre se vante d’être un asilepour beaucoup de gens. N’y connaissez-vous pas un Français, réfugiécomme vous sur ce terrain hospitalier, un docteur enmédecine ?

– Oui, monsieur.

– Il a une fille ?

– Oui, monsieur.

– Très-bien, dit le marquis, je voussouhaite le bonsoir, vous devez être fatigué. »

Comme il inclinait la tête avec grâce, il yeut dans son regard et son sourire, dans ses narines frémissantes,une expression particulière qui donnait à ses paroles un cachettellement significatif et mystérieux, que le jeune homme en futfrappé. Les lignes droites de ses paupières et de ses lèvres,courbées par le sarcasme, imprimaient à sa figure quelque chosed’infernal qui n’était pas sans beauté.

« Le docteur a une fille ! répéta lemarquis, fort bien ! C’est ainsi que débute la philosophienouvelle. Mais vous êtes fatigué : bonsoir, mon neveu.

Il n’eût pas été moins inutile d’interrogerles masques de pierre qui décoraient le château que de questionnerla figure de Monseigneur ; et son neveu le regarda vainementcomme il franchissait la porte.

« Bonsoir ! répéta le marquis ;à demain matin, j’espère que vous serez complètement reposé.Éclairez, et conduisez monsieur à son appartement ! Si vouspouviez l’y rôtir ! » murmura l’oncle en sonnant pourqu’on vînt l’aider à faire sa toilette du soir.

Débarrassé du valet, M. le marquis, vêtude sa robe de chambre, arpenta la pièce de long en large pour sedisposer au sommeil. Ses pantoufles moelleuses s’appuyaient sansbruit sur le parquet ; et ses pas silencieux, joints à lasouplesse de ses mouvements lui donnaient quelque chose de félin,comme si un enchanteur l’ayant condamné pour ses fautes à prendrela forme d’un tigre, le changement périodique vînt d’avoir lieu oufût sur le point de s’accomplir.

Tout en allant et venant dans cette chambrevoluptueuse, le marquis pensa aux derniers incidents de son voyage,qui lui revinrent malgré lui à la mémoire : la montée silongue et si pénible de la côte, ses mains rougies par le soleilcouchant, la descente au milieu d’un tourbillon de poussière, levillage au pied de la colline, la prison sur le rocher, lesvillageois autour de la fontaine, et le cantonnier désignant lachaîne du sabot avec son bonnet bleu.

La fontaine du village évoqua celle de Paris,le petit paquet de hardes sanglantes déposé sur la margelle depierre, les femmes penchées sur le petit cadavre, et le malheureuxpère jetant ses bras au ciel en criant : il estmort !

« Maintenant, dit Monseigneur, je suiscalme et je puis me coucher. »

Il souffla les bougies des candélabres, àl’exception d’une seule, laissa retomber ses rideaux de soie et degaze, ferma les yeux, écouta la nuit pousser un long soupir, ets’abandonna au sommeil.

Pendant trois heures, les masques de pierrequi décoraient la façade regardèrent les ténèbres de leurs yeuxaveugles, les chevaux s’agitèrent devant leurs râteliers, leschiens aboyèrent, et le hibou jeta des cris tout différents de ceuxque les poètes lui assignent ; mais c’est la sotte coutume depareilles créatures de ne jamais s’exprimer ainsi qu’on le leurcommande.

Pendant trois heures, l’obscurité la plusépaisse enveloppa tout le pays et ajouta son ombre au silence quiplanait sur la campagne. Au cimetière, on ne distinguait plus lesmonceaux d’herbe ; l’image du Christ aurait pu se détacher dela croix sans qu’on s’en aperçût ; et dans le village, taxeurset taxés étaient profondément endormis.

Peut-être rêvaient-ils de banquets, ainsiqu’il arrive souvent à ceux qui meurent de faim ; de repos etde bien-être, comme doivent le faire l’esclave et le bœuf, accabléssous le poids du joug ; mais ils dormaient ; et, pendantce temps-là, oubliant la faim et le collier de misère, ils étaientlibres et rassasiés.

Pendant trois heures, les eaux de la fontainedu village et de celle du château coulèrent dans la nuit ets’enfuirent au loin, comme les minutes que le temps épanchait sursa route. Puis leur onde fugitive détacha son pâle reflet du milieudes ténèbres, devenues moins épaisses, et les lions qui décoraientla façade du château virent poindre la lumière. L’horizon blanchit,s’enflamma peu à peu ; le soleil, après avoir touché la cimedes arbres, empourpra la colline, les masques de pierre rougirent,et l’eau parut être mêlée de sang.

De tous côtés, l’hymne du matin salua la venuedu jour ; sur la fenêtre de la chambre à coucher deMonseigneur, un petit oiseau fit entendre ses chants les plusdoux ; le monstre qui soutenait les armes du marquis en parutétonné, et, les yeux fixes, la gueule béante, sembla frappéd’effroi.

Le soleil levé, tout le village fut enmouvement : les lucarnes, puis les portes s’ouvrirent, et lestravailleurs, frissonnant à l’air vif et pur, allèrent se mettre àla tâche quotidienne. Ici des femmes au lavoir ; là-bas deshommes et des femmes piochant, creusant, bêchant, soignant depauvres bestiaux, et conduisant de maigres vaches sur les chemins,pour y tondre l’herbe qui pouvait s’y trouver. Dans l’église, uneou deux femmes à genoux. À la porte du cimetière, une pauvre veuve,dont la chèvre broutait l’herbe qui poussait au pied de lacroix.

Le château s’éveilla plus tard, comme ilconvenait à sa qualité, et graduellement chacun de ses hôtes,d’après leur position et leur nature. Les épieux et les couteaux dechasse avaient rougi d’abord aux premières lueurs du jour ;plus tard la porte des écuries s’était ouverte, et les chevauxavaient regardé par-dessus l’épaule, en attendant l’avoine quevannait le palefrenier. Les chiens, pendant ce temps-là, tiraientleurs chaînes et se dressaient sur leurs pattes de derrière,impatients d’être lâchés. Enfin les rideaux s’étaient tirés auxfenêtres.

Jusque-là rien d’étonnant dans ces faitsroutiniers qui se produisaient chaque jour.

Mais pourquoi sonne-t-on la cloche ?Pourquoi ces allées et ces venues, ces figures ahuries, qui sepressent sur la terrasse, ces bottes éperonnées qui résonnent dansla cour ? Pourquoi les chevaux sont-ils sellés en toutehâte ?

Pourquoi les lance-t-on, bride abattue, auversant de la colline ?

Est-ce le vent qui porte la nouvelle de cetumulte au cantonnier, déjà au travail, et dont la nourriture dujour, indigne d’attirer l’attention d’une corneille, repose sur untas de pierres ? Les oiseaux, qui disséminent les graines,ont-ils par hasard laissé tomber près de lui quelques bribes de lanouvelle ? Quoi qu’il en soit, le cantonnier, laissant sur laroute ses outils et son bissac, descend la côte en courant comme sile diable le poursuivait, et ne s’arrête qu’à la fontaine.

Il y trouve tous les habitants du village,causant à voix basse avec animation, mais sans témoigner autrechose que la surprise et la curiosité. Les vaches, attachéesn’importe où, regardent devant elles d’un air stupide, ou, couchéesdans la poussière, ruminent lentement, sans que rien dans leurmaigre pâture les dédommage de leur peine. De l’autre côté de larue, et plus ou moins armés, sont des gens du château, plusieurspostillons et tous les publicains du village.

Le cantonnier s’est faufilé dans un groupe decinquante amis intimes, où il agite vivement son bonnet bleu.

Que signifie tout cela ? Que présage lesaut de M. Gabelle, en croupe d’un domestique à la livrée deMonseigneur, et le galop du cheval, qui, malgré sa double charge,disparaît comme dans la ballade allemande ?

Cela signifie qu’il y a au château une face depierre que nul ne s’attendait à voir.

La Gorgone est venue dans la nuit visiterl’édifice, pour y ajouter la seule tête qui manquât à cette nobledemeure, et qu’elle attendait depuis deux cents ans : surl’oreiller du marquis repose le masque d’un homme éveillésubitement, devenu furieux, et pétrifié dans sa colère. Dans lapoitrine de cet homme il se trouve un couteau, enfoncé droit aucœur ; au manche du couteau est attaché un papier ; surce papier on lit ces paroles :

De la part de Jacques.

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