Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 4Préliminaires.

Lorsque, dans le courant de l’après-midi, lamalle-poste fut arrivée sans encombre au terme de son voyage, lepremier garçon de l’hôtel du Roi George ouvrit la portière de lavoiture, ainsi qu’il en avait l’habitude. Il le fit avec un certainrespect ; car, à cette époque, venir de Londres, en hiver, parle courrier, passait par une action aventureuse, et l’on félicitaitle voyageur assez courageux pour l’entreprendre.

De nos trois personnages, un seul restait àcomplimenter de son audace ; les deux autres étaient descendussur la route pour se rendre à leur destination respective.

L’intérieur de la malle, avec sa paille humideet fangeuse, sa mauvaise odeur et son obscurité, pouvait passerpour un chenil ; et celui qui l’occupait, se secouant aumilieu de sa litière, enveloppé d’un manteau à longs poils, couvertd’une casquette à oreilles ballantes, et crotté jusqu’à l’échine,offrait assez de ressemblance avec un chien de grande espèce.

« Garçon, demanda M. Lorry, n’ya-t-il pas un paquebot qui part demain pour Calais ?

– Oui, monsieur ; si le temps sesoutient et que le vent ne soit pas contraire, la marée serafavorable, et l’on en profitera vers deux heures de l’après-midi.Faut-il préparer le lit de monsieur ?

– Je ne me coucherai pas à présent ;mais donnez-moi une chambre, et faites venir un barbier.

– Monsieur déjeune, alors ? Fortbien. Par ici, monsieur ; conduisez monsieur à laConcorde ! Monsieur trouvera un bon feu. Accompagnez monsieuret tirez-lui ses bottes. Allez chercher le barbier, et faites-lemonter à la Concorde. »

Toujours donnée aux voyageurs qui arrivaientpar la malle-poste, et ceux-ci ne manquaient jamais d’êtreenveloppés jusqu’aux oreilles, la chambre dite de la Concordeprésentait cette particularité bizarre qu’on n’y voyait entrerqu’une seule espèce d’individus, et qu’il en sortait les types lesplus divers. Conséquemment, un autre garçon, deux porteurs,plusieurs filles et l’hôtesse allaient et venaient de l’office, dela cuisine, de la lingerie à la chambre en question, lorsqu’unpersonnage ayant la soixantaine, vêtu d’un habillement complet endrap marron, un peu usé, mais d’une propreté rigoureuse, d’uneexcellente coupe, et mis selon toutes les règles, sortit de laConcorde pour se rendre à la salle à manger.

Celle-ci était déserte. Une petite table,évidemment préparée pour l’homme vêtu de marron, se trouvait miseauprès de la cheminée. Le gentleman s’en approcha, s’assit au coindu feu et demeura dans une immobilité aussi complète que s’il avaitposé pour qu’on fît son portrait. C’était un homme méthodique etrangé, du moins il en avait l’air ; une main sur chaque genou,semblant prêter l’oreille au tic-tac sonore de la grosse montrequi, sous son gilet à basques, mesurait la fuite du temps, ilparaissait opposer son âge, et sa gravité, aux caprices et à lanature éphémère de la flamme.

Il avait la jambe bien faite, le pied mince etcambré, ce dont, je crois, il était fier, car ses bas de soiemarron, d’une fraîcheur irréprochable et d’une extrême finesse,étaient tirés avec soin et collaient sur la peau ; lessouliers ne montraient pas moins de recherche, et si les boucles enétaient simples, elles ne manquaient pas d’élégance. Son linge,bien qu’il ne fût pas d’une finesse en rapport avec la qualité desbas, était d’une blancheur aussi pure que celle de la crête desvagues. Il était coiffé d’une petite perruque blonde, frisée,luisante et juste à la tête, qui avait la prétention de représenterles cheveux, et qu’on aurait prise pour de la soie, ou pour duverre filé.

Sous cette jolie petite perruque, un visage,habituellement impassible, était néanmoins éclairé par des yeuxbrillants et humides, qui avaient dû coûter jadis bien de la peineà leur propriétaire pour acquérir le calme et la réserve exigés parTellsone. Les joues avaient la fraîcheur de la santé, et la figure,bien qu’elle portât des rides, ne laissait voir aucune traced’inquiétudes. Peut-être les vieux célibataires, employésconfidentiels de Tellsone et Cie, n’avaient-ils que les soucis desautres ; et il est possible que les anxiétés de seconde mainne soient pas de plus longue durée que les habits de hasard.

M. Lorry, pour compléter sa ressemblanceavec un homme qui fait faire son portrait et qui pose, ne tarda pasà s’endormir. Il se réveilla lorsqu’on apporta son déjeuner, et ditau garçon, en se tournant vers la table :

« Vous direz que l’on face tous lespréparatifs nécessaires pour recevoir une jeune femme qui arriveradans la soirée. Elle demandera M. Jarvis Lorry, ou peut-êtrel’agent de la maison Tellsone. Vous me préviendrez aussitôt.

– Oui, monsieur ; la banqueTellsone, de Londres ?

– Certes.

– Fort bien, monsieur ; nous avonssouvent l’honneur de traiter ces messieurs lorsqu’ils vont de Parisà Londres, et réciproquement ; on voyage beaucoup dans lamaison Tellsone.

– Oui ; nous avons en France uncomptoir tout aussi important que notre maison d’Angleterre.

– Monsieur voyage rarement. Il me sembleque je n’ai pas eu l’honneur de le voir aussi souvent que lesautres.

– En effet, mon dernier voyage en Franceremonte à quinze années.

– Vraiment ! monsieur. Je n’étaispas encore ici, et depuis cette époque l’hôtel a changé demains.

– Je le croirais volontiers.

– Mais je parie tout ce qu’on voudra,monsieur, que la maison Tellsone était déjà prospère, il y a aumoins, je ne dis pas quinze ans, mais cinquante.

– Vous pourriez tripler votre chiffre,mettre plus d’un siècle et demi, et ne pas approcher de lavérité.

– Ah bah ! »

Le garçon arrondit la bouche et les yeux, fitun pas en arrière, jeta sous le bras gauche la serviette qu’iltenait de la main droite, et se posant carrément, regarda levoyageur boire et manger, comme s’il avait été au sommet d’unbeffroi ou d’un observatoire.

Lorsque M. Lorry eut fini de déjeuner, ilalla faire un tour sur le rivage.

La petite ville de Douvres, tortueuse etrepliée sur elle-même, paraissait fuir la mer, et cacher sa têtedans la falaise, comme une autruche effrayée. La baie offrait auxyeux l’aspect d’un désert de vagues où les flots, livrés à leurscaprices, n’agissaient que pour détruire ; ils seprécipitaient vers la ville en rugissant, assaillaient la côte avecfureur, et dispersaient au hasard les débris qu’ils enlevaient auxrochers.

L’air qui circulait autour des maisons situéesprès du rivage avait une odeur de marée tellement forte, qu’onaurait pu supposer que les poissons malades venaient s’y baigner,comme en été les gens débiles vont se plonger dans la mer.

Le port de Douvres, où la pêche se faisaitalors sur une assez petite échelle, était vers le soir un lieu depromenade assez fréquenté, surtout à l’heure de la marée montante.On y voyait de petits négociants, ne faisant nulle part aucuneaffaire, réaliser parfois d’immenses fortunes, dont l’originedemeurait inexplicable ; et, chose digne de remarque, personnedans le voisinage ne pouvait souffrir les allumeurs deréverbères.

Quand, au déclin du jour, l’atmosphère, quipar intervalle avait permis d’entrevoir les côtes de France, sechargea de nouveau d’un épais brouillard, les pensées deM. Lorry parurent également s’assombrir ; et, lorsque lesoleil fut couché, notre voyageur, qui se retrouvait dans la grandesalle de l’hôtel, attendant son repas du soir, comme il y avaitattendu son déjeuner, se mit à creuser, creuser, creuser, enesprit, la masse de charbons ardents qu’il avait sous les yeux.

Après le dîner, une bouteille d’excellent vinde Bordeaux ayant produit son effet habituel, qui est de faireoublier les préoccupations du jour, M. Lorry avait suspenduson travail imaginaire, et se reposait dans une entière quiétude.Il y avait déjà longtemps qu’il savourait cette oisiveté pleine decharmes, et il finissait de se verser un dernier verre de vin avecautant de satisfaction qu’en éprouva jamais un homme au teintfleuri, et d’un certain âge, qui arrive au fond de la bouteille,lorsque le bruit d’une voiture résonna sur le pavé, et s’arrêtadevant la porte du Roi George.

« C’est elle ! » ditM. Jarvis Lorry, en posant son verre sans y avoir touché.

Cinq minutes après, le garçon vint annoncerque miss Manette arrivait de Londres, et qu’elle faisait demanderle gentleman de la maison Tellsone.

« Déjà ! » répondit celui-ci,qui hasarda quelques observations.

Mais la jeune miss avait dîné en route, ellene voulait rien prendre, et témoignait le plus vif désir de voirimmédiatement le représentant de Tellsone et Cie, si la chose étaitpossible.

M. Lorry ne pouvait que se résigner etobéir ; il vida son verre, ajusta sa petite perruque, etsuivit le garçon chez miss Manette.

Il entra dans une vaste pièce garnie d’unmobilier funèbre, recouvert de crin noir, et encombrée de tablesd’un aspect lugubre. Celle qui occupait le milieu de la chambre, etoù étaient posés deux flambeaux, avait été si souvent frottéed’huile, que les deux bougies, dont elle réfléchissait obscurémentla lumière, paraissaient brûler au fond d’un tombeau d’acajou, etdevoir être exhumées de la tombe, si l’on voulait en obtenir leplus léger service. Il était si difficile de rien reconnaître, aumilieu de cette vague obscurité, que M. Lorry, cherchant entâtonnant son chemin sur le tapis râpé, supposa que miss Manette setrouvait dans la chambre voisine.

Toutefois, quand il eut dépassé les deuxbougies, il aperçut auprès du feu, entre la table et la cheminée,une jeune fille de dix-sept ans, couverte d’un manteau de voyage,et tenant à la main le chapeau qu’elle venait d’ôter.

Comme il regardait cette jolie taille, petiteet mince, cette profusion de cheveux d’un blond doré, ces yeuxbleus qui l’interrogeaient avec ardeur, ce front pur, doué d’unefaculté singulière de se contracter vivement, et dont l’expressionactuelle participait à la fois de la surprise, de l’embarras, de lacrainte et de la curiosité, M. Lorry vit passer tout à coupl’image d’une enfant qu’il avait jadis tenue dans ses bras, deCalais à Douvres, par une froide journée où la grêle tombait avecforce et où la mer était orageuse.

L’image s’effaça comme un souffle qui auraiteffleuré la glace placée derrière la jeune fille ; un trumeauencadré d’une guirlande de petits cupidons noirs, plus ou moinsendommagés, qui présentaient des fruits à de noires divinités dusexe féminin.

M. Lorry fit à miss Manette un salut danstoutes ses règles.

« Veuillez vous asseoir, monsieur, ditune voix fraîche et douce avec un faible accent étranger.

– Je vous baise les mains, réponditM. Lorry, qui fit un second salut d’un air respectueux, etprit le siège qui lui était offert.

– Monsieur, reprit la jeune fille, j’aireçu hier, de la banque, une lettre où l’on m’apprend que desnouvelles… une découverte…

– Le mot importe peu à la chose,mademoiselle ; l’un et l’autre, d’ailleurs, peuvent égalementconvenir.

– C’est au sujet de la petite fortune quem’a laissée mon père… Pauvre père, je ne l’ai jamais connu ;il y a si longtemps qu’il est mort !… »

M. Lorry s’agita sur sa chaise, et lançaun regard troublé aux petits cupidons noirs qui entouraient laglace, comme s’il y avait eu dans les paniers de ceux-ci quelquechose qui pût lui venir en aide.

« D’après les termes de cette lettre, ilfaut me rendre à Paris, où je dois trouver un représentant de lamaison Tellsone, que ces messieurs ont été assez bons pour yenvoyer à mon sujet.

– C’est moi-même.

– Je m’en doutais, monsieur. »

Elle le salua profondément (les jeunes filles,à cette époque, faisaient la révérence), elle le salua,disons-nous, avec le désir de lui exprimer tout le respect dontelle était pénétrée pour son âge et ses lumières.

Le voyageur s’inclina pour la troisièmefois.

« J’ai répondu à ces messieurs, qui m’onttoujours témoigné tant de bonté, poursuivit miss Manette, que,puisqu’il était nécessaire que je me rendisse en France, jem’estimerais bien heureuse, moi qui suis orpheline et qui n’aipersonne qui puisse m’accompagner, s’il m’était permis de me placersous la protection de ce digne gentleman. Celui-ci avait déjàquitté Londres ; mais on lui a dépêché une estafette pour leprier de m’attendre ici.

– Je me trouvais déjà fort honoré de lamission qui m’avait été confiée, répliqua M. Lorry ; jeme trouve maintenant fort heureux d’avoir à la remplir.

– Merci mille fois, monsieur ; jevous suis bien reconnaissante… On me disait encore, dans cettelettre, que la personne en question me communiquerait les détailsde cette affaire, et que je devais m’attendre à ce qu’ils fussentde la nature la plus surprenante. Je me suis préparée du mieux quej’ai pu, à recevoir ces détails, et j’ai le plus vif désir de lesconnaître.

– Assurément ! dit M. Lorry,vous savez que je dois d’abord… »

Il ajusta de nouveau sa petite perruque, etdit, après un instant de silence :

« C’est une affaire très-difficile àentamer. »

Dans son trouble, et ne sachant comment ilentrerait en matière, le gentleman arrêta son regard sur la figurede miss Manette. Le front de la jeune fille avait cette expressioncaractéristique dont nous avons parlé plus haut, et qui, pour êtresingulière, n’en était pas moins charmante.

« Vous ne m’êtes pas complètementétranger, monsieur, dit miss Manette, en allongeant la main commepour saisir une ombre au passage.

– Croyez-vous ? » réponditM. Lorry avec un sourire, et les deux bras tendus verselle.

La ligne expressive qui se dessinait entre lessourcils, au-dessus d’un petit nez féminin d’une extrêmedélicatesse, devint encore plus profonde, et miss Manette, quijusqu’alors s’était tenue debout près de son fauteuil, s’assit d’unair rêveur.

Le vieillard la contempla en silence, etreprenant la parole dès qu’elle se tourna vers lui :

« Je crois, lui dit-il, ne pas pouvoirmieux faire, tant que nous serons dans votre patrie adoptive, quede vous parler comme si vous étiez Anglaise.

– Je vous serai obligée, monsieur.

– Je suis un homme d’affaires, missManette, et la mission que j’ai à remplir n’est elle-même qu’uneaffaire. Veuillez donc me considérer, je vous prie, comme unesimple machine parlante ; je ne suis vraiment pas autre chose.Ceci bien établi, je vais, si vous le permettez, vous raconterl’histoire de l’un des clients de notre maison.

– L’histoire de… » interrompit missManette.

M. Lorry fit semblant de se méprendre surle sens de cette interruption.

« Oui, reprit-il en toute hâte, de l’unde nos clients ; c’est ainsi, qu’en matière de banque, nousappelons les personnes avec qui nous sommes en relation. C’était unFrançais, un homme de science, un docteur en médecine fortdistingué…

– Natif de Beauvais ?

– Mon Dieu ! oui, comme monsieurvotre père, et jouissant, ainsi que le docteur Manette, d’unetrès-grande réputation à Paris, où il était venu s’établir. C’estdans cette dernière ville, que j’ai eu l’honneur de leconnaître ; nos relations étaient de simples relationsd’affaires, mais confidentielles. Je me trouvais alors attaché ànotre maison de Paris…

– Puis-je vous demander à quelle époque,monsieur ?

– Il y a vingt ans, miss Manette. Cedocteur était marié ; il avait épousé une Anglaise, et j’étaischargé de ses affaires et de sa procuration. Toute sa fortuneétait, comme celle de beaucoup de Français, dans les mains deTellsone et Cie, d’où il résulte que j’ai été son fondé de pouvoir,comme celui de beaucoup d’autres clients. De simples relationsd’affaires, miss, où le sentiment n’avait rien à démêler. J’aipassé de l’une à l’autre, dans tout le cours de ma vie, comme je lefais à l’égard des personnes qui viennent toucher le montant d’unelettre de change, ou déposer des fonds. (Je n’ai aucun sentiment,je ne suis qu’une vraie machine.) Ce docteur…

– Mais c’est l’histoire de monpère ! s’écria miss Manette en se levant ; et je crois merappeler, monsieur, qu’à la mort de ma mère, c’est vous qui m’avezconduite à Londres, j’en ai la presque certitude. »

M. Lorry s’empara de la main tremblantequi s’avançait vers la sienne, et, l’ayant portée à ses lèvres avecune grâce cérémonieuse, il fit rasseoir la jeune fille, posa lamain gauche sur le fauteuil de cette dernière, et se servit de samain droite pour se frotter le menton, ajuster sa petite perruque,ou pour appuyer ses paroles du mouvement de son index.

« Vous avez raison, c’était moi, dit-ilen regardant miss Manette, qui levait les yeux vers lui, vous voyezcombien j’étais dans le vrai lorsque j’affirmais tout à l’heure queje n’ai pas le moindre sentiment, et que les seules relations queje garde avec mes semblables ne sont que des rapportsd’affaires ; sans cela je vous aurais revue depuis cetteépoque. Depuis lors, vous avez bien été pupille de la maisonTellsone ; mais j’étais chargé d’une autre ligne d’opérations.Des sentiments ! je n’ai pas le temps, pas la chance d’enavoir : je passe toute ma vie à défricher des broussaillespécuniaires. »

Après avoir ainsi caractérisé l’emploi de sesjours, M. Lorry porta les deux mains à sa tête pour aplatir lapetite perruque, chose complètement inutile, et reprit l’attitudequ’il avait auparavant.

« Ainsi que vous l’avez remarqué, miss,poursuivit-il, cette histoire est celle de monsieur votre père.Supposez maintenant que le docteur ne soit pas mort à l’époque…calmez-vous, je vous en prie ! Comme vous voilàtremblante !… »

Elle avait saisi le poignet de M. Lorry,et s’y cramponnait d’une façon convulsive.

« Voyons, dit le gentleman d’une voixdouce, en retirant sa main gauche du fauteuil pour la poser sur lesdoigts suppliants qui le serraient avec force, voyons, chère miss,un peu de calme, nous parlons d’affaires. Je vous disaisdonc… »

Il s’arrêta déconcerté par le regard de lajeune fille.

« Supposons, comme je le disais tout àl’heure, reprit-il en faisant un effort sur lui-même, supposons queM. Manette, au lieu de mourir, ait seulement disparu ;qu’il ait été impossible de le retrouver, bien qu’on ait eu quelquesoupçon de l’affreux endroit où il pouvait être captif ;supposons qu’il ait eu pour ennemi l’un de ces hommes qui, del’autre côté du détroit, jouissent d’un privilège, dont les plustéméraires ne parlent qu’à voix basse, tel que celui de remplirquelque blanc seing, en vertu duquel un malheureux est jeté enprison, où il s’éteint dans le désespoir et l’oubli ;supposons que la femme de ce malheureux ait vainement supplié leroi et la reine, les ministres, la magistrature et le clergé, delui permettre d’avoir des nouvelles de son mari, l’histoire demonsieur votre père serait exactement celle du docteur deBeauvais.

– Je vous en supplie, monsieur,continuez.

– Certainement, je vais tout dire. Vousaurez la force de l’entendre ?

– Je veux tout supporter, si ce n’estl’incertitude.

– À merveille ! Vous avez plus desang-froid, vous vous possédez mieux. (L’accent de M. Lorrydémentait ses paroles). Une simple affaire ! ne le considérezpas autrement ; une affaire qu’il faut terminer. Jecontinue : si la femme du docteur en avait conçu tant dechagrin avant la naissance…

– De sa fille, monsieur.

– Précisément. Il s’agit d’une simpleaffaire, miss, ne vous désolez pas. Si la femme du docteur, voulantépargner à sa fille les angoisses que lui faisaient subir lestortures du captif, avait dit à l’enfant, dès qu’elle put lacomprendre, que son père était mort !… Au nom du ciel pourquoivous mettre à genoux.

– Pour que vous me disiez lavérité ; je vous en prie, monsieur, vous êtes sibon !

– Une simple affaire, miss, vous meconfondez ; comment pourrai-je traiter la chose, si vous metroublez ainsi ? Il faut conserver notre sang-froid. Si vousétiez assez bonne pour me dire quel est le total de neuf pence,multiplié par neuf ; ou combien trente guinées contiennent deshillings, je serais beaucoup plus à mon aise, plus rassuré à votreégard. »

Miss Manette, sans répondre directement àcette question, reprit assez d’empire sur elle-même pour calmer àson tour M. Lorry.

« C’est très-bien, reprit l’homme debanque, très-bien, chère demoiselle ; du courage ! c’estune affaire sérieuse. Madame votre mère prit donc la résolution devous cacher l’emprisonnement du docteur ; et, lorsqu’ellemourut de chagrin, sans avoir pu obtenir les moindres nouvelles deson mari, elle vous laissa un avenir calme et paisible qui vouspermit de croître en beauté, sans que votre jeunesse fût assombriepar l’inquiétude dévorante qui lui avait brisé le cœur. »

En disant ces mots, il abaissa un regard émusur les cheveux ondoyants de miss Manette, qu’il se représentaitblanchis avant l’âge par une douleur sans espoir.

« Le docteur et sa femme, poursuivit-il,n’avaient qu’une fortune médiocre, et vous possédez aujourd’huitout ce qui leur a jamais appartenu. Nous n’avons rien découvert àcet égard ; il ne s’agit nullement pour vous ni d’une somme nid’une propriété quelconque… »

Il sentit les doigts de la jeune fille luiserrer plus fortement le poignet, et s’arrêter court. Les lignesexpressives du front de miss Manette, qui avaient si vivementfrappé M. Lorry, témoignaient d’une souffrance et d’unehorreur profondes.

« On l’a retrouvé, balbutia le dignehomme ; il vit encore. Il est bien changé, bien vieilli ;ce n’est plus qu’une ombre ; mais enfin il est vivant. Unancien serviteur qui habite Paris lui a donné asile, et c’est à cepropos que nous nous rendons en France, moi pour établir sonidentité, s’il est possible de le reconnaître, et vous, chèredemoiselle, pour le rappeler à la vie, et l’entourer de soins etd’amour. »

Un frisson parcourut tous les membres de lajeune fille.

« Ce n’est pas lui que je vais trouver,dit-elle à demi-voix, c’est un spectre.

– Allons, chère miss, interrompitM. Lorry, en frappant sur les mains de sa compagne ; voussavez tout maintenant, vous n’avez rien à craindre. Nous partonspour la France, où nous attend monsieur votre père ; le tempsest beau ; la marée favorable ; notre voyage ne sera nilong ni difficile.

– J’étais libre, j’étais heureuse,continua miss Manette parlant toujours comme en rêve ; et sonombre ne m’est jamais apparue pour me reprocher ma joie !

– Encore une chose, reprit M. Lorry,qui appuya sur ses paroles, dans l’espérance d’attirer l’attentionde la jeune fille ; le docteur ne porte plus son nom. Il estinutile de se demander pourquoi ; inutile de rechercher si onl’avait oublié dans son cachot, ou si la détention qu’il devaitsubir avait une longueur déterminée. La moindre enquête à son égardserait non-seulement une chose vaine, mais elle pourrait êtredangereuse ; il est beaucoup plus sage de n’en dire mot àpersonne, et de revenir immédiatement à Londres avec l’ancienprisonnier. Moi-même, qui suis couvert par ma double qualitéd’Anglais et d’agent d’une maison fort importante pour le crédit dela France, je crois devoir éviter de faire allusion à cetteaffaire. Je n’ai pas un seul écrit où le fait soit mentionné ;mes lettres de créance, les papiers qui doivent m’ouvrir certainesportes, les paroles que je dois répondre, tout est compris dans cesimple mot : Ressuscité ! Mais elle ne m’entendpas ! Qu’est-ce que c’est, miss Manette ?… »

Complètement immobile, ne s’étant pas mêmerenversée dans son fauteuil, les yeux ouverts et la terreur sur lefront, la jeune fille avait perdu connaissance. Elle serraittoujours avec tant de force le bras du gentleman, que celui-ci,n’osant pas s’arracher à son étreinte, de peur de la blesser,appela du secours, sans bouger de place.

Une femme tout effarée, dont M. Lorry,malgré son émotion, remarqua les cheveux rouges, la figure colorée,la robe étroite, la coiffure ébouriffée, couronnée d’un chapeauressemblant à un boisseau, accourut dans la chambre, arrachaprestement le représentant de Tellsone aux doigts crispés de lajeune fille, et l’envoya, d’un revers de main, tomber contre lemur.

« Elle était faite pour être un homme,pensa M. Lorry en touchant la muraille.

– Que faites-vous là, vous autres ?mugit cette virago en s’adressant aux gens de l’hôtel. Pourquoin’allez-vous pas chercher du vinaigre au lieu de me regarder commeune bête curieuse ? Je ne suis pas quelque chose de si beau àvoir. Vite, un flacon, des sels, de l’eau froide ! »

Tandis que chacun s’enfuyait à la recherche deces réconfortants, la femme au chapeau bizarre étendait missManette sur le canapé, et la soignait avec autant de douceur qued’adresse.

« Ma toute belle ! mafauvette ! murmurait cette femme, d’une voix émue, endéployant avec orgueil la chevelure de la jeune fille. Et vous,l’homme en brun ! s’écria-t-elle en se retournant versM. Lorry, ne pouviez-vous pas lui faire part de vos nouvellessans la mettre dans cet état-là ? Voyez-vous sa pâleur, sesmains froides, ses yeux morts ! Est-ce le fait d’un banquier,je vous le demande ? »

Excessivement embarrassé de répondre à cettequestion, M. Lorry détourna les yeux d’un air humble etcontrit, pendant que la forte femme, ayant chassé de nouveau lesgens de l’hôtel par un : « Vous allez voir ! »qui les menaçait d’une correction quelconque, ramenait peu à peu lajeune fille à elle-même, et arrivait, par ses caresses, à lui faireposer la tête sur sa vigoureuse épaule.

« J’espère qu’elle est remise tout àfait, murmura M. Lorry.

– Ce n’est pas de votre faute, l’homme enbrun, si la chose n’est pas plus grave. Pauvre joliemignonne !

– Accompagnez-vous miss Manette àParis ? demanda le gentleman après un nouveau silence.

– Ah vraiment ! riposta la fortefemme, si j’étais destinée à traverser la mer, croyez-vous que leProvidence m’eût fait naître dans une île ? »

Cette seconde question n’étant pas moinsembarrassante que la première, M. Lorry se retira dans sachambre afin d’y réfléchir.

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