Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 12Un homme plein de délicatesse.

M. Stryver, ayant pris la résolutionmagnanime de faire à miss Manette la faveur de l’épouser, décidéqu’il lui apprendrait cette bonne fortune avant d’entrer envacances. Après quelques instants de réflexion, il pensa qu’ilferait bien de terminer de suite tous les préliminaires, quitte àvoir plus tard s’il donnerait sa main à la charmante Lucie avant larentrée de la cour ou pendant les fêtes deNoël. Quant à la cause enelle-même, il ne doutait pas le moins du monde qu’elle ne fûtgagnée d’avance. À l’égard des avantages matériels, les seuls quidussent entrer en ligne de compte, l’affaire ne souffrait pas lamoindre observation : il se présentait ; l’avocat de lajeune fille renonçait à la parole, les jurés n’avaient pas mêmebesoin de réfléchir, et jamais verdict n’avait été plusfavorable.

Le jour même de l’ouverture des vacances,M. Stryver écrivit donc à miss Manette pour lui proposer de laconduire aux Vaux-hall ; la proposition ayant été repoussée,il se rejeta peu de temps après sur le Ranelagh ; et, n’ayantpas été plus heureux, il se décida enfin à se présenter chez lajeune fille et à lui faire part de la noble résolution qu’il avaitprise. Quiconque l’aurait vu portant sa figure épanouie vers lamaison du docteur, alors même qu’il était encore dans le voisinagede Temple-Bar, qui l’aurait vu se carrer sur le trottoir, sanssouci des passants, aurait deviné qu’il était sûr de son fait, etque rien ne pouvait lui faire obstacle.

Comme il passait devant Tellsone, et qu’endehors des capitaux qu’il avait dans la maison, il connaissaitM. Lorry pour l’avoir rencontré chez les Manette, il lui vintà l’esprit d’entrer à la banque, et de révéler au gentleman lebrillant horizon qui s’ouvrait à la fille du docteur. Il poussavigoureusement la porte, sauta malgré lui les deux marches, passaprès des deux employés, et se dirigea vers le cabinet moisi oùM. Lorry passait toute la journée devant de grands livres decomptes, auprès d’une fenêtre rayée de barreaux perpendiculaires,comme si on l’eût destinée à recevoir des chiffres, et qu’iln’existât sous les nuages que les éléments d’un total.

« Bonjour ! comment vousportez-vous ? s’écria M. Stryver ; cela va bien,n’est-ce pas ? »

C’était l’une des particularités de notreavocat de sembler toujours trop gros pour l’endroit où il setrouvait, quelle que fût la dimension des lieux. Lorsqu’il entrachez Tellsone, l’espace fut tellement encombré, que les vieuxcommis, du fond de leur coin, semblèrent en témoigner leurdéplaisir, et parurent s’écraser contre la muraille ; leschefs de la maison eux-mêmes, qui lisaient le journal au bout d’unesombre perspective, prirent un air mécontent, comme si la tête del’avocat eût été frapper dans leur gilet solvable.

« Bonjour, monsieur Stryver, comment vousportez-vous ? » répondit M. Lorry d’une voixdiscrète, en prenant la main du légiste. Il y avait dans la manièredont il s’acquitta de cette formalité quelque chose de spécial àtous les agents de la maison, lorsque ceux-ci recevaient un clienten présence de leur chef, quel que fût l’éloignement de ce dernier.Le vieux gentleman salua donc l’avocat avec l’abnégation d’unindividu qui serre la main pour Tellsone et Cie.

« Que désirez-vous, monsieurStryver ? demanda le comptable dans l’exercice de sesfonctions.

– Je veux simplement vous voir, monsieurLorry. C’est une visite particulière ; j’aurais quelque choseà vous communiquer.

– Vraiment ! dit le gentleman enbaissant la tête pour approcher l’oreille du visiteur, pendant queson œil s’égarait dans le lointain à la recherche de Tellsone.

– Je vais de ce pas, repritM. Stryver en s’appuyant d’un air confidentiel sur l’énormepupitre, qui sembla trop étroit pour le recevoir, je vais m’offriren mariage à miss Manette, votre aimable petite amie.

– Bonté divine ! s’écria legentleman, qui se frotta le menton et regarda l’avocat d’un aird’incrédulité.

– Comment ! bonté divine ?répéta M. Stryver en se reculant, qu’entendez-vous par là,monsieur Lorry ?

– Ce que j’entends, répondit l’hommed’affaires, est à votre avantage, croyez-le bien ; j’apprécievotre intention comme elle mérite de l’être ; soyez persuadéqu’à mes yeux elle vous fait le plus grand honneur. Mais voussavez, monsieur Stryver… »

M. Lorry hocha la tête en regardant lejuriste de la façon la plus étrange, comme s’il eût dit enlui-même : « Elle est vraiment beaucoup trop bien pourvous.

« Si je vous comprends, monsieur Lorry,je veux être pendu ! » répliqua l’homme de loi, quifrappa sur le pupitre, en ouvrant de grands yeux et en respirantavec force.

M. Lorry ajusta sa petite perruque, etmordilla les barbes de sa plume.

« Que signifie tout cela, monsieur ?Au diable les réticences ! Ne suis-je pasacceptable ?

– Oh ! si, monsieur, vous êtes fortacceptable.

– Ma position n’est-elle pasexcellente ?

– Assurément.

– Ne devient-elle pas plus belle de jouren jour ?

– Personne ne le met en doute, réponditM. Lorry, fort heureux de pouvoir approuver en touteconscience.

– Eh bien ! alors, pourquoi cet airinqualifiable ? demanda l’homme de loi, quelque peudémonté.

– C’est que… Y allez-vousmaintenant ? répliqua M. Lorry.

– Tout droit ! répondit l’avocat enfrappant du poing sur le pupitre.

– Eh bien ! à votre place, jen’irais pas.

– Pourquoi cela ? repritM. Stryver. Je veux une réponse catégorique ; je vouspousserai dans vos derniers retranchements, ajouta-t-il en remuantl’index par un mouvement oratoire en usage dans le barreau ;vous êtes un homme sérieux, qui ne parlez pas sans connaissance decause ; établissez vos raisons, et dites-moi par quel motif jene dois pas faire la démarche dont il s’agit.

– Parce que c’est une démarche, réponditle gentleman, que je ne voudrais pas faire sans avoir préalablementquelque chance de succès.

– Le diable m’emporte ! s’écriaM. Stryver, on n’a jamais rien vu de pareil. »

M. Lorry jeta un regard à Tellsone, etreporta les yeux sur son interlocuteur.

Voici un homme grave, poursuivit l’avocat, unhomme âgé, plein d’expérience, l’un des employés les plus notablesd’une banque importante, qui, après avoir additionné trois causesd’un succès positif, vient déclarer qu’il n’y a pas de chances deréussir, et qui vous dit cela froidement, avec sa tête sur sesépaules. »

M. Stryver appuya sur cette dernièrephrase, comme s’il eût été beaucoup moins bizarre que M. Lorryeût avancé la chose, ayant la tête coupée.

« Quand je parle des motifs qui, enpareille matière, sont des chances de succès, je pense aux raisonsqui peuvent influer sur la jeune fille. C’est là le point capital,dit M. Lorry en posant la main sur celle de M. Stryver.Il faut être agréé de la jeune personne, et lui convenir avanttout.

– Ainsi, répliqua l’homme de loi en secroisant les bras sur la poitrine, votre opinion bien arrêtée,monsieur Lorry, est que la jeune fille dont nous parlons n’estautre chose qu’une folle ou une bégueule.

– Pas tout à fait, monsieur, répondit lebanquier en rougissant ; ma conviction bien arrêtée est que jene permettrai jamais à qui que ce soit de manquer en ma présence aurespect qu’on doit à cette jeune fille ; et s’il existait unhomme assez malappris, ce que je ne crois pas possible, pour parlerd’elle impertinemment dans ce cabinet, la réserve que m’imposentmes devoirs à l’égard de cette maison, ne m’empêcherait même pas dedire à ce grossier personnage toute ma façon de penser. Voilà,monsieur, le sens exact de mes paroles, et je vous prie instammentde ne pas vous y méprendre, poursuivit le gentleman, dont lesystème nerveux, ordinairement si paisible, n’était pas moinstroublé que celui de notre avocat.

– J’avoue, monsieur Lorry, que j’étaisloin de m’attendre à pareille chose, reprit l’homme de loi enrompant le silence qui avait suivi cette mercuriale, et en retirantde sa bouche une règle dont il se frappa les dents après en avoirsucé l’extrémité. J’avoue que je ne m’y attendais pas ; vous,un homme sérieux, vous me conseillez de ne pas demander missManette en mariage, moi, Stryver, avocat à la cour du banc duroi ?

– Me demandez-vous mon avis, monsieurStryver ?

– Assurément.

– C’est inutile que je le répète, vousvenez de l’exprimer en propres termes.

– Tout ce que je puis vous répondre, ditnotre homme en riant jaune, c’est que voilà qui est renversant, etqui surpasse tout au monde !

– Comprenez-moi bien, répliquaM. Lorry, je ne suis nullement qualifié pour émettre uneopinion à cet égard, en tant qu’homme d’affaires ; sous cerapport, je ne sais rien de ce qui peut advenir, et je garde lesilence le plus complet ; mais comme vieillard honoré de laconfiance et de l’affection de miss Manette, et qui a pour elle etpour son père l’amitié la plus profonde, j’ai cru devoir vous direla vérité. Ce n’est pas moi qui ai provoqué cette confidence,veuillez vous en souvenir. Après cela, vous pensez peut-être que jeme trompe ?

– Du tout, répondit Stryver, qui se mit àsiffler ; pourquoi m’étonnerais-je de la folie desautres ? je suis habitué à ne voir de bon sens que chez moi.J’avais cru qu’il pouvait exister ailleurs ; vous quiconnaissez les lieux, vous supposez qu’on y aurait la sottise defaire la petite bouche et de repousser la fortune ; je peux enêtre surpris, mais c’est vous qui avez raison, et moi qui me suistrompé.

– Je ne laisse à personne, monsieurStryver, le droit de me prêter des suppositions que je n’ai pointexprimées, dit M. Lorry en prenant feu de nouveau. Je prétendsdire moi-même ce que je suppose, et je ne souffrirai pas, même ici,qu’on se charge d’interpréter ce que je pense.

– Veuillez m’excuser, dit l’avocat, jeretire mes paroles, et je vous en demande pardon.

– Je vous l’accorde avec plaisir, et jevous remercie d’avoir bien voulu vous rétracter. Si j’ai parlécomme je l’ai fait, monsieur Stryver, c’est parce qu’il pourraitvous être pénible de rencontrer un refus, et qu’il ne serait pasmoins désagréable pour le docteur et pour miss Manette d’avoir àvous le formuler. Vous savez dans quels termes j’ai l’honneur et lasatisfaction d’être dans la famille ; si vous voulez me lepermettre, sans rien dire de vos projets, sans vous représenter enaucune manière, je chercherai à m’éclairer davantage, à rectifiermon jugement par des observations plus précises et pluscomplètes ; il sera toujours temps pour vous de sonder leterrain vous-même, si vous êtes mécontent de mon rapport. Dansl’autre cas, vous entreprendrez avec certitude la démarche que vousvouliez faire aujourd’hui, à moins que vous ne préfériez que jevous en évite la peine, ce qui pourrait être plus agréable pourtout le monde. Qu’en pensez-vous ?

– Combien cela me retiendra-t-il ?Vous savez qu’on est en vacances, et j’ai le projet de quitterLondres jusqu’à la rentrée.

– Oh ! c’est l’affaire d’uninstant ; je puis aller ce soir chez le docteur, et me rendreensuite à votre cabinet.

– Dans ce cas-là j’accepte, réponditStryver ; je me sens moins pressé de conclure que je nel’étais en arrivant. Ayez cependant la bonté d’accomplir votrepromesse, je vous attendrai dans la soirée ; ainsi donc aurevoir. »

Il s’éloigna en disant ces mots, et provoquasur son passage un tel déplacement d’air qu’il faillit renverserles deux commis, placés derrière leurs comptoirs, faibles etvénérables personnages que l’on voyait toujours saluant, et quipassaient dans le public pour n’avoir d’autre emploi chez Tellsoneque de s’incliner sans cesse, depuis l’arrivée du premier clientjusqu’au départ du dernier.

M. Stryver avait assez de finesse pourcomprendre que M. Lorry ne se serait point exprimé avec autantde franchise s’il n’avait eu qu’une certitude morale pour étayerson opinion, et bien que la pilule fût aussi grosse qu’inattendue,l’avocat finit par l’avaler.

« Je n’ai qu’un moyen de sortir de là,dit-il en apostrophant Temple-Bar, c’est de rejeter sur vous lestorts que je puis paraître avoir. »

Rejeter sur la partie adverse le désavantagede la situation où l’on se trouve n’était qu’un jeu pour untacticien d’Old-Bailey ; et rien que d’y penser fut pourM. Stryver un soulagement immédiat.

« Ce n’est pas vous, jeune lady, quiplacerez jamais un homme tel que moi sous un jourdésagréable ; non ! non ! non ! c’est vous quiaurez tort. »

En conséquence, lorsque M. Lorry seprésenta vers dix heures du soir, il trouva M. Stryver entouréde livres et de paperasses, et préoccupé de toute autre chose quede l’affaire du matin. L’avocat témoigna même quelque surprise enle voyant, et le reçut d’un air distrait, comme une personne quel’on dérange au milieu d’un travail sérieux.

« Eh bien ! dit l’excellent hommeaprès avoir essayé pendant une demi-heure d’amener l’avocat à laquestion, je suis allé chez le docteur ainsi qu’il étaitconvenu.

– Chez le docteur ? répétafroidement M. Stryver… Ah ! m’y voilà ! j’ysuis ! À quoi pensais-je ?

– Il n’est plus possible d’avoir lemoindre doute ; j’avais raison, mon jugement est confirmé, etje vous réitère le conseil que je vous donnais ce matin.

– J’en suis désolé, dit l’avocat du tonle plus affectueux, et pour vous et pour ce pauvre père. Je saiscombien la famille doit en être malheureuse. Qu’il n’en soit plusquestion, je vous en prie.

– Excusez-moi, monsieur ; je necomprends pas, dit le vieillard…

– Cela doit être, répliqua l’homme deloi, mais peu importe !

– Au contraire, monsieur ; ilimporte beaucoup.

– Nullement, je vous assure. J’avaissupposé du bon sens et une noble ambition où ils n’existent pas.C’est une méprise de ma part ; me voilà détrompé ; il n’ya pas de mal à cela ? Bien d’autres jeunes filles ont commissemblables fautes, et plus tard se sont repenties, dans la gêne etdans l’obscurité, de la sottise qu’elles avaient faite. J’en suisfâché pour elle ; c’était une bonne fortune qui ne sereprésentera pas ; mais au point de vue personnel, je ne puisque m’en féliciter. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’étaitpour moi une triste affaire ; je n’y gagnais rien, tant s’enfaut. Je n’ai fait aucune démarche, il n’y a pas eu entre la jeunefille et moi la plus légère proposition ; je ne crois pas mêmeque je fusse allé jusque-là, si j’y avais pensé deux fois. Jeconnais les sottes vanités, les folies ridicules de ces jeunesfilles dont le visage est agréable, mais dont la tête estvide ; ne croyez pas que vous pourrez jamais diriger leurscaprices, vous éprouveriez un amer désappointement. C’estdéplorable, mais c’est ainsi ; n’en parlons plus. Comme jevous le disais, je ne le regrette que pour les autres. Je vous saisun gré infini de vos bons conseils ; vous connaissez mieux quemoi cette jeune fille, et vous aviez raison ; ce n’était pasmon affaire. »

M. Lorry, tombant des nues, regardaitavec un étonnement stupide l’homme de loi, qui le mettait à laporte d’un air protecteur.

« Prenez-en votre parti, mon chermonsieur, lui disait l’avocat ; je vous remercie encore de vosrenseignements et de vos conseils. Bonsoir ; vous me trouvereztoujours à votre disposition. »

Le vieillard était dehors avant qu’il s’endoutât ; et pendant qu’il cherchait à se reconnaître,l’avocat, étendu sur son divan, clignait de l’œil au plafond d’unair habile et satisfait.

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