Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Chapitre 4Le calme au milieu de la tempête.

Ce n’est que le quatrième jour, à dater de sondépart de l’hôtel, que revint le docteur Manette. Quant auxatrocités qui avaient eu lieu pendant son absence, on les cacha sibien à la pauvre Lucie, qu’elle était à Londres depuis longtempsquand elle apprit que onze cents prisonniers de tout âge et de toutsexe avaient été massacrés par la populace, et que pendant quatrejours et quatre nuits l’air qui l’entourait avait été souillé parle meurtre. Elle savait seulement qu’on avait attaqué les prisons,que la vie des prisonniers politiques avait été mise en danger, etque plusieurs de ces malheureux, arrachés de leur asile, avaientété assassinés.

Mais le docteur, après avoir recommandé lesecret à M. Lorry, ce qui n’était pas nécessaire, raconta augentleman que la bande de forcenés qui l’avait emmené de l’hôtell’avait conduit à la Force, où il avait assisté au carnage. Ilavait trouvé dans la prison un tribunal siégeant de sa propreautorité ; les prévenus comparaissaient un à un devant lesjuges, qui, après un interrogatoire sommaire, donnaient l’ordre,soit de massacrer le prisonnier, soit de le mettre en liberté, ouchose plus rare, de le faire rentrer dans sa cellule. Présenté à cetribunal par ceux qui l’avaient emmené, M. Manette avaitdéclaré son nom, son titre, enfin sa qualité d’ancien détenu de laBastille, où, jeté sans jugement préalable, il avait passé dix-huitans au secret. L’un des membres du tribunal populaire avaitconfirmé ces paroles, et dans ce juge improvisé le docteur avaitreconnu le citoyen Defarge.

Après avoir compulsé les registres qui étaientsur la table, l’ancien captif, ayant acquis la certitude que songendre n’avait pas été massacré, plaida chaudement sa cause auprèsdu tribunal ; les juges, dont les uns étaient endormis, lesautres éveillés, ceux-ci à jeun, ceux-là ivres et souillés de sang,l’avaient écouté avec bienveillance, et au milieu des transportsqu’il avait excités comme martyr du système déchu, on lui avaitaccordé sa requête : à savoir que le prisonnier Évremont fûtamené devant la cour pour être immédiatement interrogé. Celui-ci,déclaré innocent, allait recouvrer la liberté, quand par unecirconstance inexplicable pour M. Manette, le courant quiétait en faveur du prévenu s’arrêta tout à coup.

Les membres du tribunal s’étaient réunis enconférence secrète ; celui qui le présidait avait annoncé audocteur qu’il était impossible de libérer l’accusé ; mais que,par égard pour son beau-père, ledit Évremont était déclaréinviolable ; et sur un signe du président, on avait reconduitle prisonnier dans sa cellule.

M. Manette avait alors sollicité lafaveur de veiller sur son gendre, afin de s’assurer par lui-mêmequ’une méprise ne le livrerait pas aux bourreaux, dont les crisfurieux pénétraient dans la salle et couvraient la voix des juges.C’est ainsi qu’ayant obtenu ce qu’il demandait, il n’avait quittéces lieux baignés de sang que lorsque le péril avait été passé.

Nous ne dévoilerons pas les scènes effroyablesdont M. Manette fut témoin pendant ces trois jours, où il eutà peine quelques bribes de nourriture et quelques instants desommeil.

Lorsque la paix fut rétablie, la joie folledes prisonniers qui avaient échappé au massacre étonna presqueautant le docteur que la folie furieuse dont les morts avaient étévictimes. Entre autres choses qui avaient éveillé sa surprise, ilraconta à M. Lorry qu’un prévenu rendu à la liberté avait, parmégarde, été frappé d’un coup de pique au moment où il sortait deprison. Immédiatement appelé auprès de ce malheureux, il l’avaittrouvé dans les bras d’un groupe de samaritains assis sur un tas decadavres. Avec une inconséquence non moins extraordinaire que tousles actes de cet abominable cauchemar, les massacreurs avaient aidéM. Manette à faire son pansement, et prodigué les soins lesplus doux au blessé ; ils avaient fait une litière, l’yavaient déposé avec des précautions infinies, et l’avaient porté enlieu sûr, entouré d’une escorte qui veillait sur lui avecsollicitude. Puis ces frénétiques avaient ressaisi leurs armes, ets’étaient replongés dans cette boucherie, tellement atroce, que ledocteur avait fini par s’évanouir au milieu d’une mare de sang.

Tandis qu’il écoutait ces horribles détails,les yeux fixés sur le visage du docteur, le gentleman songea entressaillant que de pareilles épreuves pouvaient ébranler denouveau les facultés de son ami. Toutefois M. Manette, malgréses soixante-deux ans, ne lui avait jamais semblé avoir autantd’énergie physique, autant de force morale. Pour la première fois,en effet, le docteur pensait à son ancien martyre pour s’enféliciter ; il ne regrettait plus cette époque de souffrances,où il avait forgé le levier qui ouvrirait la prison de Charles, etqui lui permettrait de sauver le mari de sa fille.

« Vous le voyez, dit-il, mes malheursdevaient me servir un jour ; tout n’était pas ruine etdésastre chez le pauvre cordonnier. Mon enfant adorée m’a rendu àmoi-même, je lui rendrai à mon tour la plus chère partie de sonêtre ; j’y parviendrai, mon ami, soyez-en sûr. »

Le gentleman, en voyant ce regard ferme, cestraits calmes, cette attitude résolue, ne put s’empêcher de croireaux paroles de cet homme, dont la vie semblait s’être arrêtée commele mouvement d’une horloge, et qui reprenait tout à coup sonactivité première.

De plus grandes difficultés que celles qu’ilavait à combattre auraient cédé devant les efforts persistants dudocteur. Tout en exerçant la médecine et en donnant des soins àceux dont l’état les réclamait, qu’ils fussent libres ou captifs,riches ou pauvres, innocents ou coupables, M. Manette employasi bien son influence qu’il ne tarda pas à obtenir la place demédecin inspecteur de trois prisons, au nombre desquelles était laForce. Il put alors apprendre à sa fille que Charles avait quittésa cellule, et se trouvait maintenant avec les prisonniers de lagrande salle. Tous les huit jours, en faisant sa visite, le docteurvoyait son gendre et rapportait à Lucie quelque doux message qu’iltenait directement du captif. Parfois même la jeune femme recevaitune lettre de son mari (non par l’entremise de son père) ;mais il ne lui était pas permis de répondre à ces lignesprécieuses, car de tous les détenus que l’on soupçonnait deconspirer contre le peuple, c’étaient les émigrés qui excitaient leplus vivement la colère des patriotes, surtout ceux qu’on accusaitd’entretenir des relations au dehors, soit avec leurs amis, soitavec leurs familles.

Certes le nouveau genre de vie du docteurn’était pas plus exempt d’inquiétude que de fatigue ; maisM. Manette, loin d’en être accablé, redoublait de force et decourage ; et le bon gentleman crut découvrir qu’un certainorgueil se mêlait aux sentiments qui soutenaient son ami ; lenoble orgueil, à la fois digne et pur, que M. Lorry trouvaitbien naturel et dont il observait avec joie les effets inespérés.Le docteur savait que jusqu’à présent le souvenir de sa captivités’associait dans l’esprit de sa fille et de son ami, au douloureuxétait où l’avait mis la prison. Maintenant, au contraire, il sesentait investi, par ses anciens malheurs, d’une force qui faisaittout leur espoir. Exalté par cette interversion des rôles, qui lerendait à son tour protecteur de ceux qui avaient soutenu safaiblesse, il marchait d’un pas ferme et imposait aux autres laconfiance qu’il avait en lui-même. C’était lui, disons-nous, quiconsolait sa fille et qui l’encourageait, lui qui la sauverait dudésespoir ; et il n’éprouvait pas moins de fierté que debonheur à lui rendre un service en échange de ce qu’elle avait faitautrefois.

« Tout cela est bien curieux, pensaitM. Lorry ; néanmoins rien n’est plus juste ;conduisez-nous, mon cher Manette, agissez comme bon vous semble,l’initiative vous appartient. »

Mais malgré tous ses efforts, toute sapersévérance, le docteur ne put obtenir que Charles fût mis enliberté, ou tout au moins qu’on lui donnât des juges ; lecourant des affaires publiques était trop rapide et trop fort pourqu’on parvînt à le remonter. L’ère nouvelle commençait ; leroi avait été mis en jugement ; la République une etindivisible, seule contre l’Europe en armes, se levait pour vaincreou pour mourir. Le drapeau noir flottait jour et nuit sur les toursde Notre-Dame ; trois cent mille hommes, appelés contre lestyrans, surgissaient de tous les points de la France, comme si lesdents du dragon de la fable, semées à pleines mains, avaientégalement fructifié dans les cités et les campagnes, au soleilardent du midi et sous le ciel brumeux du nord, dans les forêts etdans les landes, parmi les vignes et les champs d’oliviers, lesprairies et les chaumes, sur les bords fertiles des rivières et lesable du rivage. Quel intérêt privé était assez fort pour se faireentendre au milieu de ce soulèvement général, de ce déluge venantde la terre et non du ciel, dont les issues étaient fermées pourtous ?

Pas d’hésitation, pas de pitié, pas de repos.Le temps n’existait plus ; les jours et les nuits pouvaienttourner dans leur cercle ordinaire, ramener, comme autrefois, lematin et le soir, on ne comptait plus les heures : la mesureen était perdue au milieu de cette fièvre ardente qui s’emparaitd’un peuple.

Tout à coup, rompant le silence inaccoutumé dela ville, le bourreau exposa la tête du roi aux yeux de lamultitude, et sembla presque aussitôt montrer à la foule la belletête de la reine, dont huit mois de veuvage et de misère avaientblanchi les cheveux.

Et cependant, en vertu d’une loi étrange dontles effets contradictoires s’observent en pareil cas, le tempsacquérait une durée d’autant plus grande que sa fuite paraissaitplus rapide. Un tribunal révolutionnaire à Paris, quarante oucinquante mille comités révolutionnaires répandus sur toute lasurface du territoire ; une loi des suspects, menaçant la vieet la liberté de chacun, mettant l’innocence et l’honnêteté à lamerci de la fureur et du crime ; les prisons gorgéesd’individus non coupables, et qui ne pouvaient obtenir qu’onécoutât leurs plaintes : tel était l’ordre de chosesactuellement en vigueur ; et l’application en paraissaitancienne, bien qu’elle eût tout au plus quelques mois d’existence.Enfin, dominant tout le reste, une horrible figure, la guillotine,inconnue peu de temps avant, était aussi familière à tous lesregards que si elle eût existé depuis la création du monde.

Elle servait de thème aux plaisanteriespopulaires : c’était le meilleur moyen de guérir le mal detête, un remède infaillible pour empêcher les cheveux de blanchir,le barbier qui vous rasait de plus près. Quiconque embrassait laguillotine, regardait par la fenêtre, puis éternuait dans le sac.Elle était devenue le signe de la régénération humaine, etremplaçait le crucifix ; de petits modèles de cet instrumentlibérateur décoraient les poitrines, d’où la croix avaitdisparu ; et l’on offrait à la guillotine les hommages quel’on refusait au Christ.

Elle fit couler tant de sang que le terrainqui la portait s’en détrempa, et que le bois de sa charpente enpourrit. Mise en pièces, comme le hochet d’un jeune démon, elle futreconstruite et placée à l’endroit qu’exigeait l’exécution du jour.Sans égard pour l’éloquence, le pouvoir, la vertu ou la beauté,elle reprit son œuvre sanglante ; vingt-deux amis, haut placésdans l’estime publique, vingt et un vivants et un mort furentdécapités un matin, à raison d’une minute par tête. Le nom del’hercule hébreu était descendu au fonctionnaire qui présidait àces exécutions rapides ; toutefois le bourreau était plus fortque son ancien homonyme ; et non moins aveugle, il détruisaitchaque jour les colonnes du temple, dont il dispersait lesdébris.

Au milieu de ces actes sanguinaires, et de laterreur qu’ils répandaient partout, M. Manette marchait sansdéfaillir, confiant dans sa force, et ne doutant pas un instant del’influence qui devait sauver le mari de sa fille. Quinze moiss’étaient écoulés depuis sa première démarche, quinze moisd’efforts inutiles sans que le découragement eût approché de sonâme. La rage des bourreaux était devenue si violente, leur folie simauvaise, que dans ce mois de décembre, où notre histoire estarrivée, plus d’une rivière s’encombrait de cadavres par lesnoyades en masse, et qu’en maint endroit les prisonniers, rangés enlignes, ou formés en carrés, tombaient sous les coups de lafusillade. Le docteur n’en gardait pas moins toute sa fermeté.

Personne n’était plus connu dans Paris queM. Manette, personne n’y avait une situation plusétrange : humain et silencieux, indispensable à la prisoncomme à l’hospice, faisant usage de sa science au profit desmeurtriers aussi bien que des victimes, c’était un homme à part.Son titre d’ancien captif à la Bastille faisait de lui un êtreexceptionnel qui pouvait aller partout sans qu’on s’en occupât. Onne l’interrogeait pas, on ne le suspectait pas plus que s’il eûthabité chez les morts et que, revenu de l’autre monde, il fût unpur esprit séjournant ici-bas.

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